RUSSELL : PROPOSITION ET FONCTION PROPOSITIONNELLE
INTRODUCTION À LA PHILOSOPHIE MATHÉMATIQUE, chapitre XV,
Traduction de G. Moreau,
Paris, Éditions Payot, Collection « Bibliothèque scientifique », 1970, p. 189-190
Lorsque nous disons que quelque chose est « toujours vrai », ou « vrai dans tous les cas », il est clair que ce quelque chose ne peut être une proposition. Une proposition est vraie ou fausse et c’est tout. Il n’y a pas de cas ou de circonstances pour « Socrate est un homme » ou « Napoléon mourut à Sainte-Hélène. Ce sont des propositions, et dire qu’elles sont vraies « dans tous les cas »ne présente aucun sens. Une pareille phrase ne peut s’appliquer qu’à des fonctions propositionnelles. Prenons par exemple ce qui se dit fréquemment quand on discute à propos de causalité. (Nous ne nous préoccupons pas de la vérité ou de la fausseté de ce qui est dit, mais seulement de son examen logique.) On nous dit que A est, en toutes circonstances, suivi par B. Mais s’il se présente des circonstances de A, c’est que A est un concept général dont on peut dire « x1 est A », ou « x2 est A », ou « x3 est A », etc., x1, x2, x3 …, étant des cas particuliers différents les uns des autres. Ceci s’applique à ce que nous avons dit plus haut de l’éclair : l’éclair (A) est suivi par le tonnerre (B). Chaque éclair possède une individualité ; les éclairs ne sont pas identiques, mais ont la propriété commune d’être des éclairs. La seule façon d’énoncer une propriété générale commune est de dire que la propriété commune à une quantité d’objets est une fonction propositionnelle qui devient vraie toutes les fois que l’un des objets est pris comme valeur de la variable. Dans ce cas, tous les objets sont des « circonstances » de la vérité de la fonction propositionnelle, car une fonction propositionnelle, bien qu’elle ne puisse être vraie ou fausse par elle-même, est vraie dans certaines circonstances et fausse dans d’autres, à moins qu’elle ne soit « toujours vraie » ou toujours fausse. Lorsque, pour revenir à notre exemple, nous disons que A est en toutes circonstances suivi par B, nous voulons dire que, quel que puisse être x, si x est un A, il est suivi par un B ; ce faisant, nous affirmons qu’une certaine fonction propositionnelle est toujours vraie.
De quelle sorte d’énoncé peut-on dire qu’il est « toujours vrai » ? Dès lors qu’un énoncé est vrai, sommes-nous d’abord tentés de répondre, ne l’est-il pas forcément « pour toujours » ? Considérons un énoncé dont la vérité est bien connue, par exemple « Napoléon mourut à Sainte-Hélène » : cet énoncé est vrai aujourd’hui, il le sera encore demain, encore après-demain, jamais il ne cessera de l’être. Mais ce n’est pas de cela que Russell veut parler dans le présent texte : ce qu’il entend par « toujours vrai », ce n’est pas « vrai à travers le temps », c’est, précise-t-il, « vrai dans tous les cas », vrai en toutes circonstances. Deux conditions doivent alors être remplies pour qu’un énoncé soit toujours vrai. En premier lieu, il faut que cet énoncé soit ouvert à la multiplicité des « cas », il faut qu’on puisse dire de lui, non pas simplement qu’il est vrai, mais qu’il l’est « dans tel ou tel cas ». Et il faut en second lieu que ce soit dans tous les cas, sans exception, qu’il se révèle vrai.
Intéressons-nous pour le moment à la première de ces conditions : que doit être un énoncé pour pouvoir être vrai « selon les cas » ? La réponse de Russell est d’abord négative : cet énoncé, écrit-il, « ne peut être une proposition ». On appelle « proposition » tout énoncé censé être vrai ou faux, vrai s’il n’est pas faux, faux s’il n’est pas vrai. Peu importe que nous sachions ou non ce qu’il en est : même si nous ignorions la vérité des deux exemples de propositions pris ici par Russell, « Socrate est un homme » et « Napoléon mourut à Sainte-Hélène », nous saurions que ces deux énoncés ne peuvent être que vrais ou faux, et les reconnaîtrions donc pour des propositions. Nous reconnaissons également pour des propositions les deux énoncés faux « Socrate est un cheval » et « Napoléon mourut à Sainte-Marguerite ». En revanche, ce n’est pas formuler une proposition que d’émettre un ordre tel que « Haut les mains ! », ou une prière telle que « Dieu vous entende » : les énoncés de ce genre ne sauraient être qualifiés, ni de vrais, ni de faux. Qu’en est-il alors de l’énoncé que nous cherchons à cerner, de l’énoncé susceptible d’être « vrai dans tel cas », ou « vrai dans certains cas », ou même « vrai dans tous les cas » ? Une proposition, rappelle Russell, peut seulement être vraie ou fausse « et c’est tout ». Il ne viendra à l’esprit de personne de demander « dans quel cas » la proposition « Socrate est un homme » est vraie, ni de s’inquiéter de savoir si la proposition « Napoléon mourut à Sainte-Hélène » est vraie « dans un cas », « dans plusieurs cas », ou « dans tous les cas ». Ces questions n’ont « aucun sens » quand il s’agit d’une proposition, c’est-à-dire d’un énoncé complet, achevé, fermé, d’un énoncé qui n’est pas en attente de son application à tel ou tel cas pour se révéler vrai ou faux : lorsque la proposition est formulée, l’application a déjà eu lieu. L’énoncé que nous cherchons, l’énoncé dans lequel cette application n’a pas encore eu lieu, est nécessairement un énoncé incomplet, inachevé, ouvert : par exemple l’énoncé « … est un homme », ou l’énoncé « … mourut à Sainte-Hélène ». Ni vrai ni faux par lui-même, cet énoncé incomplet est toutefois susceptible de devenir une proposition vraie ou fausse selon ce qui remplira les points de suspension. On peut le comparer à une équation contenant une variable (traditionnellement notée par le symbole x), tant que cette variable n’a pas reçu une valeur définie. L’énoncé 2x = 10, par exemple, n’est par lui-même ni vrai ni faux : il devient vrai si on donne à x la valeur 5, faux si on lui donne une autre valeur. La vérité ou la fausseté de cette équation « dépend » de la valeur de la variable, elle est « fonction » de cette valeur : c’est pour cette raison, sans doute, que tous les rapports de ce genre sont désignés, en mathématiques, par le terme général de « fonctions ». Il est alors légitime, estime Russell, de nommer « fonction propositionnelle » un énoncé incomplet tel que « x est un homme » (ou « x mourut à Sainte-Hélène »). Il s’agit en effet d’une fonction dont les valeurs sont des propositions : des propositions vraies lorsqu’on substitue à x le nom d’un être humain (Socrate par exemple), des propositions fausses lorsque ce n’est pas le cas. Nous pouvons donc répondre à la première question posée en introduction : que doit être un énoncé pour être vrai « selon les cas » ? Cette expression « ne peut s’appliquer », affirme Russell, « qu’à des fonctions propositionnelles ».
Notre objectif, toutefois, n’est pas seulement de savoir ce que doit être un énoncé pour être vrai « selon les cas » : nous voulons savoir ce qu’il doit être pour être vrai « dans tous les cas ». Mais avant d’aborder cette seconde question, revenons sur l’un des exemples formulés dans le texte : « Socrate est un homme ». Selon Russell, on l’a vu, cette proposition doit être décomposée en deux éléments : d’une part la fonction propositionnelle « x est un homme », d’autre part le nom propre « Socrate » donnant une valeur déterminée à la variable x. L’exemple en question suggère pourtant une autre décomposition, complètement différente. « Socrate est un homme » ne peut manquer, en effet, d’évoquer le plus célèbre des syllogismes : « Tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel ». La validité de ce syllogisme est fondée sur l’identité formelle des trois propositions, chacune étant censée attribuer un certain « prédicat » à un certain « sujet » : dès lors que le prédicat « mortels » doit être attribué au sujet « tous les hommes » et qu’à son tour le prédicat « homme » doit être attribué au sujet « Socrate », il faut en conséquence attribuer au sujet « Socrate » le prédicat « mortel ». D’après cette théorie « prédicative », dans la proposition « Socrate est un homme », le terme prépondérant est le sujet « Socrate » : c’est lui qui est visé, c’est de lui que l’on parle ; le prédicat « homme » est l’une des qualités ou propriétés qu’il est juste d’attribuer à ce sujet. Pour Russell, au contraire, c’est la fonction « x est un homme » qui est au cœur de cette proposition : loin d’être son « sujet », Socrate n’est que l’une des valeurs que peut prendre la variable x. Si la première façon d’analyser la proposition nous paraît plus familière que la seconde, c’est parce qu’elle s’inscrit dans nos habitudes de locuteurs de la langue française, accoutumés à la structure nom – verbe – adjectif. Mais c’est précisément à cause de cette familiarité, estime Russell, qu’elle nous trompe, étant source de confusions inaperçues : pour l’analyse logique des propositions, le fil conducteur ne devrait pas être la grammaire, mais les mathématiques. Parmi les confusions qu’engendre notre confiance excessive en la grammaire, il y a en particulier celle-ci. Nous sommes tentés de penser que deux propositions dont la structure grammaticale est identique ont de ce fait la même forme logique, par exemple la proposition « Tous les hommes sont mortels » et la proposition « Socrate est mortel » : dans les deux cas, en effet, le prédicat est attribué à l’intégralité du sujet. Or l’analyse de ces deux propositions en termes de fonction propositionnelle montre au contraire, soutient Russell, une différence fondamentale de forme logique. C’est précisément pour comprendre ce point qu’il importe maintenant de savoir ce que doit être un énoncé pour être vrai, non seulement « selon les cas », mais « toujours », c’est-à-dire « dans tous les cas ».
Nous savons déjà que cet énoncé ne peut pas être une proposition, un énoncé complet. Ce que nous cherchons est donc une fonction propositionnelle, mais une fonction propositionnelle essentiellement différente de celles que nous avons envisagées jusqu’à présent. Au lieu de n’être par elle-même ni vraie ni fausse et de devenir vraie pour certaines valeurs de la variable x, fausse pour d’autres valeurs de cette variable, la fonction recherchée doit être vraie « en toutes circonstances », pour toutes les valeurs de x. On dit par exemple, note Russell, qu’en toutes circonstances « l’éclair (A) est suivi par le tonnerre (B) ». La question, précise-t-il, n’est pas de savoir si on raison ou tort de l’affirmer, mais de comprendre ce que signifie cette proposition d’un point de vue logique, de l’analyser correctement. Dirons-nous, en prenant pour modèles les exemples précédents (« x est un homme », « x mourut à Sainte-Hélène » ...), qu’on a affaire ici à la fonction propositionnelle « x est suivi par le tonnerre » ? La réponse est insuffisante. Il est clair que cette fonction n’est pas vraie dans tous les cas, en toutes circonstances : elle le devient uniquement si on substitue à x le mot « éclair ». En outre, ce mot lui-même ne peut être mis sur le même plan que les noms propres « Socrate » et «Napoléon » : dans la proposition que nous examinons, le mot « éclair » ne nomme pas un individu, mais un « concept », la « propriété commune » à tous les éclairs, ce qui fait que chacun d’eux, bien qu’il « possède une individualité », vérifie au même titre que les autres la fonction propositionnelle « x est un éclair ». La proposition en question implique donc, non pas une, mais deux fonctions propositionnelles intimement liées, l’une de ces fonctions étant la condition de l’autre : la fonction « x est suivi par le tonnerre » sera vérifiée à condition que soit vérifiée la fonction « x est un éclair ». Pour exprimer ce rapport de condition à conditionné, la formulation hypothétique s’impose. Nous dirons donc : « Si » x est un éclair, « alors » x est suivi par le tonnerre. Considérons cette implication hypothétique comme une nouvelle fonction propositionnelle, et demandons-nous « dans quel cas » ladite fonction est vraie. Elle est manifestement vraie lorsque la variable x dénote tel ou tel éclair, mais elle l’est tout autant si cette variable désigne n’importe quoi d’autre : l’implication hypothétique sera en effet confirmée dès lors que ce qui « n’est pas » un éclair « n’est pas » suivi par le tonnerre. En d’autres termes, cette fonction propositionnelle est vraie quelle que soit la valeur donnée à x, donc « dans tous les cas », « en toutes circonstances ». Telle est la conclusion de Russell : lorsque « nous disons » que l’éclair (A) est en toutes circonstances suivi par le tonnerre (B), ce que « nous voulons dire » est que, « quel que puisse être x, si x est un A, il est suivi par un B ». Cela revient à affirmer « qu’une certaine fonction propositionnelle », celle qui intègre deux fonctions propositionnelles dans une implication hypothétique, « est toujours vraie ».
Nous pouvons désormais prendre la mesure des confusions qu’entraîne la confiance excessive dans la grammaire pour l’analyse logique des propositions. D’un point de vue purement syntaxique, les propositions « Socrate est mortel » et « Tous les hommes sont mortels » sont de forme identique : dans les deux cas, un certain prédicat est attribué à un certain sujet par l’intermédiaire du verbe « être ». Mais d’après l’analyse russellienne, le prédicat de la première proposition est en fait une fonction propositionnelle, la fonction « x est mortel » : ni vraie ni fausse par elle-même, cette fonction devient vraie si on substitue à la variable x le nom d’un être mortel quelconque, Socrate ou un autre, fausse dans le cas contraire. Ce qui rend la seconde proposition tout à fait différente quant à sa forme, c’est que ce n’est pas seulement son prédicat qui est une fonction propositionnelle, c’est également son sujet : l’expression « tous les hommes » dénote en effet la fonction « x est un homme », vérifiée pour toutes les valeurs de x désignant un être humain. La proposition « Tous les hommes sont mortels » intègre donc en une seule deux fonctions propositionnelles. Son véritable sens est : « Si x est un homme, alors x est mortel ». Ainsi, ce que la grammaire présente sous la forme d’une affirmation catégorique apparaît, d'un point de vue logique, comme une implication hypothétique. Et tandis que l’affirmation catégorique « Tous les hommes sont mortels » est censée ne parler que de son sujet, ne rien dire sur ce qui se situe en dehors de l’ensemble formé par « tous les hommes », l’implication hypothétique révélée par l’analyse russellienne parle en un sens de tout, des hommes mortels mais aussi de ce qui n’est ni homme ni mortel, sans rien exclure de l’univers des entités. « Si x est un homme, alors x est mortel », cela est vrai que x soit un homme ou non, vrai pour toutes les valeurs de x, toujours vrai.
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Explications de textes » :
- Frege : Les nombres et les choses
- Ryle : L’erreur de catégorie
Et dans le chapitre « Notions » :
- L’Existence
- La Forme
- Le Langage
- La Vérité
BIBLIOGRAPHIE
Denis VERNANT, Bertrand Russell, Paris, Éd. GF-Flammarion, Coll. « Philosophes », 2003
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