LEIBNIZ : LE MEILLEUR DES MONDES POSSIBLES

Essais de Théodicée, Première partie, §§ 8, 9 et 10

Paris, Éditions Garnier-Flammarion, 1969, p. 108-109

 

 

J'appelle monde toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes, afin qu'on ne dise point que plusieurs mondes pouvaient exister en différents temps et différents lieux. Car il faudrait les compter tous ensemble pour un monde, ou si vous voulez pour un univers. Et quand on remplirait tous les temps et tous les lieux, il demeure toujours vrai qu'on les aurait pu remplir d'une infinité de manières, et qu'il y a une infinité de mondes possibles, dont il faut que Dieu ait choisi le meilleur, puisqu'il ne fait rien sans agir suivant la suprême raison.

Quelque adversaire ne pouvant répondre à cet argument répondra peut-être à la conclusion par un argument contraire, en disant que le monde aurait pu être sans le péché et sans les souffrances ; mais je nie qu'alors il aurait été meilleur. Car il faut savoir que tout est lié dans chacun des mondes possibles : l'univers, quel qu'il puisse être, est tout d'une pièce, comme un océan ; le moindre mouvement y étend son effet à quelque distance que ce soit, quoique cet effet devienne moins sensible à proportion de la distance ; de sorte que Dieu y a tout réglé d'avance une fois pour toutes, ayant prévu les prières, les bonnes et les mauvaises actions, et tout le reste ; et chaque chose a contribué idéalement avant son existence à la résolution qui a été prise sur l'existence de toutes les choses. De sorte que rien ne peut être changé dans l'univers (non plus que dans un nombre) sauf son essence, ou si vous voulez, sauf son individualité numérique. Ainsi, si le moindre mal qui arrive dans le monde y manquait, ce ne serait plus ce monde, qui, tout compté, tout rebattu, a été trouvé meilleur par le créateur qui l'a choisi.

Il est vrai qu'on peut s'imaginer des mondes possibles sans péché et sans malheur, et on en pourrait faire comme des romans, des utopies, des Sévarambes, mais ces mêmes mondes seraient d'ailleurs fort inférieurs en bien au nôtre. Je ne saurais vous le faire voir en détail ; car puis-je connaître et puis-je vous représenter des infinis et les comparer ensemble ? Mais vous le devez juger avec moi ab effectu, puisque Dieu a choisi ce monde tel qu'il est.

 

Comme Leibniz en convient dans les dernières lignes de ce passage, il est facile d'« imaginer » des mondes délivrés de tous les maux qu'on rencontre dans le nôtre, alors qu'il est impossible de « faire voir » en quoi ces mondes « sans péché et sans malheur » seraient pourtant « inférieurs en bien » à celui où nous vivons. Dans le débat suscité par la thèse selon laquelle notre monde est le meilleur possible, les protagonistes ne disposent pas des mêmes armes. L'arme dont peut disposer l'« adversaire » de Leibniz, l'arme destinée à celui qui pense que le monde aurait pu être meilleur, c'est le recours à une certaine expérience : celle que nous avons des maux d'ici-bas, celle qui s'accompagne spontanément du sentiment qu'une réalité contenant de tels maux n'est pas celle qui devrait être. Même s'il arrive également à Leibniz de chercher un soutien dans l'expérience commune, par exemple celle qui nous montre comment certains maux sont la condition de plus grands biens, l'usage qu'il fait de pareils arguments n'est qu'accessoire. Que notre monde soit le meilleur des mondes possibles, cela ne peut pas être établi à partir de ce qu'on voit en lui. Cela ne peut l'être qu'en aveugle, par la seule force d'une démonstration accomplie dans les règles.

C'est cette démonstration que proposent les dernières lignes du premier paragraphe. Puisqu'il existe « un monde » et un seul alors qu'une « infinité de mondes » étaient « possibles », Dieu a dû avoir une raison de « choisir » cet unique monde existant. Le fait que cette raison nous échappe ne nous empêche pas de reconnaître en elle une « suprême raison », ce que Leibniz nomme généralement une « raison suffisante ». Dieu n'avait pas seulement une raison de vouloir un monde : cela ne suffit pas. Dieu a dû avoir une raison de vouloir ce monde plutôt que les autres, de préférence aux autres. Or on ne préfère, par définition, que ce qu'on tient pour « meilleur ». Supposons que dans l'ensemble infini des mondes possibles se présentant au choix de Dieu, aucun n'ait été doté de propriétés manquant à tous les autres et le rendant individuellement remarquable, supposons qu'aucun ne se soit distingué des autres par sa richesse unique, bref qu'aucun n'ait émergé en tant que préférable. Faute d'une raison suffisante de le faire, Dieu, alors, n'aurait rien choisi, et rien n'existerait. Le mot « meilleur » désigne ainsi la raison d'être de tout, la racine de l'existence.

Pour accepter cette preuve du meilleur des mondes, il faut avoir accordé ses deux prémisses, à savoir qu'il existe un monde et un seul, mais qu'une infinité de mondes étaient possibles. Leibniz consacre la plus grande partie du premier paragraphe à établir ces deux prémisses, avant de formuler la preuve proprement dite dans les toutes dernières lignes. On pourrait en effet refuser cette preuve en arguant, soit qu'il n'existe pas seulement un monde, mais plusieurs (voire une infinité), soit qu'aucun autre monde n'était possible en dehors de celui qui existe : deux façons opposées d'aboutir, contre Leibniz, à l'idée qu'un « choix du meilleur » n'avait pas lieu d'être. Les deux objections éventuelles ne s'accordent d'ailleurs pas seulement par leur conséquence commune. Dans les deux cas, l'objecteur conçoit l'espace et le temps comme deux cadres vides que viendraient occuper les choses constituant le monde, et il en déduit, ou bien que « plusieurs mondes peuvent exister en différents temps et différents lieux », ou alors qu'un seul monde est possible, celui qui remplit intégralement « tous les temps et tous les lieux ». Au lieu d'écarter ces objections en réfutant la conception de l'espace et du temps qui les fonde, Leibniz montre que même si on admet une telle conception, les deux déductions précédentes sont illégitimes. La première se heurte en effet à la définition même du mot « monde », ou « univers », à savoir « toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes ». En vertu de cette définition, les prétendus « mondes », censés occuper différentes régions de l'espace et différentes époques du temps, doivent être comptés « tous ensemble pour un monde », contenant et unifiant tout ce qui existe. Voila qui semble, toutefois renforcer la seconde objection. Car s'il n'y a qu'un seul monde réel, c'est peut-être parce qu'il n'y a qu'un seul monde possible, un monde contenant tout ce qui est possible, n'excluant que ce qui est impossible. Dans cette hypothèse, toutes les possibilités concevables finiraient par se réaliser à un moment ou à un autre, ici ou là. Mais il faudrait pour cela que toutes les possibilités soient compatibles entre elles, ce qui n'est pas le cas. S'il est vrai que notre monde réel rassemble « toutes les choses existantes », il ne rassemble que des choses capables de coexister dans l'espace et de se succéder dans le temps. Quand elles n'étaient encore que des possibilités, ces choses devaient déjà être compatibles entre elles, donc exclure d'autres possibilités, incompatibles avec elles : celles que notre monde exclut parce qu'elles appartiennent à d'autres systèmes de compatibilité, à d'autres mondes possibles. Et puisqu'il y a « une infinité de manières » de remplir tous les temps et tous les lieux, ces mondes possibles sont en nombre infini.

Quand commence le deuxième paragraphe, les deux prémisses sont donc établies, et par conséquent la preuve elle-même : il y a une infinité de mondes possibles, dont un seul existe, qui ne peut être que le meilleur.

C'est à ce moment que Leibniz rencontre enfin son véritable adversaire : non pas celui qui fait objection aux prémisses de la preuve, mais celui qui, « ne pouvant répondre » à cette preuve, s'attaque exclusivement à sa « conclusion », à l'idée qu'aucun monde ne pourrait être meilleur que le nôtre. Cette conclusion, l'adversaire la conteste en utilisant son arme spécifique, le recours à l'expérience commune du mal dans le monde, plus précisément à l'expérience du scandale du mal. Il laisse ainsi de côté le « mal métaphysique », la simple imperfection des choses créées, pour concentrer sa critique sur les deux formes du mal que nous pouvons trouver scandaleuses : le « mal physique », la souffrance, et le « mal moral », la faute, le péché. Le péché et les souffrances présents dans le monde, nous les éprouvons en effet comme ce qui ne devrait pas y être, donc comme ce qui pourrait ne pas y être, si Dieu le voulait. L'« argument » de mon adversaire, écrit Leibniz, c'est que « le monde aurait pu être sans le péché et sans les souffrances ». Or un moindre mal équivaut à un bien. Notre monde sans ses maux serait meilleur que ce qu'il est avec eux : il n'est donc pas le meilleur monde possible.

Leibniz est ainsi mis en demeure de démontrer, contre le sens commun, que sans le péché et les souffrances qu'il contient, délivré des maux qui nous scandalisent, notre monde serait, non pas un monde meilleur, mais un monde pire. Pour le dire autrement, il doit démontrer que le véritable mal, ce qui mérite réellement d'être nommé ainsi, c'est ce qui arriverait si Dieu supprimait ces maux sans lesquels notre monde ne serait pas ce qu'il est, à savoir le meilleur : un moindre bien, en effet, équivaut à un mal.

Quand l'adversaire de Leibniz prétend que le monde pourrait être sans le péché et les souffrances, il suppose un monde qui serait, pour tout le reste, identique au nôtre : son « monde meilleur », c'est notre monde amendé. De fait, nous avons l'habitude de dire d'une personne ou d'une chose qu'elle a « changé », en bien ou en mal, et d'admettre en même temps que cette personne ou cette chose demeure la même, garde le même nom, la même définition. Mais nous ne pouvons pas dire cela de n'importe quoi. Le nombre onze, par exemple, n'est pas « amélioré » si on lui ajoute une unité, ni « détérioré » si on lui en retire une : il disparaît dans les deux cas, remplacé par un autre nombre qui en diffère du tout au tout. Or ce qui est vrai d'un nombre est également vrai, affirme Leibniz, du monde : « rien ne peut être changé dans l'univers, non plus que dans un nombre ». Si changement il y a dans les nombres, c'est uniquement celui qui remplace onze par douze ou par dix, donc un changement d'« individualité numérique », un changement d'« essence ». Il en va de même pour le monde : « si le moindre mal qui arrive dans le monde y manquait, ce ne serait plus ce monde » : non pas le même monde amendé, mais un autre monde, différent du tout au tout, et inférieur à lui en perfection.

Cela résulte nécessairement de ce qui a été établi dans le premier paragraphe. Nous l'avons vu, un « monde possible » ne contient que des possibilités compatibles entre elles, mais il doit les contenir toutes, sans la moindre exception. Cette définition implique, d'abord, que « tout est lié dans chacun des mondes possibles », ensuite que « Dieu y a tout réglé par avance ». Le premier point concerne la façon dont chaque monde possible se présente au choix de Dieu, le second concerne le mécanisme de ce choix. En premier lieu, donc, chaque monde possible se présente à Dieu, non comme une collection d'éléments disparates dont certains pourraient être supprimé sans que les autres en soient affectés, mais « comme un océan » où « le moindre mouvement » de la plus petite partie « étend son effet » aussi loin qu'on voudra, même si cet effet doit devenir « moins sensible à proportion de la distance ». Le péché et les souffrances que contient ce monde « tout d'une pièce » font ainsi corps avec lui : Dieu ne saurait les considérer à part. En second lieu, dans ce monde où tout se tient, l'harmonie de l'ensemble n'est maintenue que si, instant après instant, le mouvement d'une chose quelconque est coordonné à un mouvement correspondant de chacune des autres choses. Et comme cette coordination, ce réglage, ne saurait s'effectuer au cas par cas, c'est à Dieu de l'assurer d'avance, « une fois pour toutes ». Il ne suffit donc pas d'admettre que le péché et les souffrances sont indissolublement liés à notre monde, il faut reconnaître qu'ils sont nécessaires à sa perfection. Car si tout est réglé d'avance dans chacun des mondes possibles, Dieu a « prévu » tout ce qui arrive dans le nôtre, « les prières, les bonnes et les mauvaises actions, et tout le reste ». Le choix de notre monde repose alors sur un calcul prenant en compte toutes ces choses, toutes sans exception : « chaque chose, insiste Leibniz, a contribué idéalement avant son existence à la résolution qui a été prise sur l'existence de toutes les choses ». Chaque chose, c'est-à-dire en particulier chaque péché, chaque souffrance. Privé du moindre péché, de la moindre souffrance, notre monde ne serait plus celui que le calcul divin détermine comme étant le meilleur, après avoir « tout compté » et « tout rabattu » pour satisfaire à la fois l'exigence de variété, de richesse, de complexité infinie, et l'exigence d'unité, d'harmonie. C'est s'il créait ce monde amputé que Dieu commettrait le mal, serait coupable et mériterait le procès que certains lui font.

Le prétendu monde meilleur dont parle mon adversaire, conclut Leibniz, ce monde sans le péché et sans les souffrances, est ainsi comparable aux mondes décrits dans les « romans », les « utopies ». Tous ces mondes imaginaires sont faciles à décrire : ils sont faits pour nous, ne contiennent que ce qui peut satisfaire nos aspirations. Ce sont donc, en fait, des mondes pauvres, étriqués, « fort inférieurs en bien » à la complexité infinie de notre monde réel. Il est certes facile de se persuader du contraire quand on se borne à comparer le bien promis par l'utopie au mal présent ici-bas. Nous le disions en commençant, Leibniz doit laisser à son adversaire la possibilité de recourir à une telle comparaison. Faire voir en quoi notre monde est le meilleur de tous les mondes possibles, il s'en reconnaît lui-même incapable, et cela, explique-t-il, parce que les mondes possibles entre lesquels Dieu doit choisir ne sont justement pas des mondes de romans ou d'utopies, des mondes pauvres et étriqués. Chacun de ces mondes est un ensemble infini. Or « représenter des infinis » et les « comparer ensemble » dépasse le pouvoir de l'esprit humain. Ce que le philosophe peut opposer à la comparaison fallacieuse des mondes imaginaires, c'est seulement la prise en compte de l'unique monde réel. Puisqu'il existe un monde et non pas rien, et puisque le monde est celui-ci et non tel autre, nous devons, « ab effectu », juger que Dieu avait une raison suffisante de le choisir : le trouver meilleur.

 

En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :

- Leibniz : Pourquoi ainsi plutôt qu'autrement ?

Dans le chapitre « Explications de textes » :

          -Hume : Le pire des mondes

Et dans le chapitre « Notions » :

          - La Cause Finale

          - Le Mal

          - Le Monde

          - Le Possible

          - La Raison

 

BIBLIOGRAPHIE

Paul RATEAU, Leibniz et le meilleur des mondes possibles, Paris, Éd. Classiques Garnier, 2015

Ajouter un commentaire

Anti-spam