DESCARTES: "Je suis, j'existe"

DESCARTES : « JE SUIS, J’EXISTE »

Deuxième Méditation

dans les Œuvres et Lettres de Descartes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, p. 274-275

 

 

Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.

Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l’esprit ces pensées ? Cela n’est pas nécessaire ; car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque chose ? Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps. J’hésite néanmoins, car que s’ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens, que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc pas de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit.

 

 

Quelle raison peut pousser Descartes à supposer que « toutes les choses » qu’il voit « sont fausses », à se persuader que « rien n’a jamais été » de tout ce dont il se souvient, à penser qu’il n’a « aucun sens », à croire que « le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions » ? Un doute aussi extrême ne peut avoir qu’un objectif : découvrir ce qui résiste au doute lui-même, découvrir quelque chose dont il sera impossible au philosophe de supposer la fausseté, quelque chose dont il ne pourra se persuader, quels que soient ses efforts, que cela n’existe pas. Il faut douter, et douter sérieusement, pour avoir une chance de mettre la main sur l’indubitable, sur l’absolument certain.

Cette recherche du certain par l’épreuve du doute, Descartes considère d’abord l’éventualité de son échec, avant d’exposer, dans le second paragraphe du texte, les raisons de sa réussite. À première vue, certes, l’échec paraît le plus plausible. Car si ce sont bien « toutes » les choses perçues qui sont supposées fausses, si « rien » n’est à retenir des mensonges de la mémoire, si « aucun » sens ne donne accès à quoi que ce soit, la conclusion qui semble s’imposer, le bilan plutôt, est « qu’il n’y a rien au monde de certain ». Dès lors que Descartes s’est engagé à douter de « tout », d’un doute auquel « rien » n’échappe, ne tolérant « aucune » exception, quelle possibilité lui reste-t-il de rencontrer une certitude résistant à son doute ?

Il reste pourtant une possibilité, celle dont Descartes indique le contenu en ouverture du second paragraphe. Pour qu’une chose soit telle qu’on « ne puisse avoir le moindre doute » à son sujet, elle doit évidemment être « différente de celles que je viens de juger incertaines », ne pas faire partie de tout ce qui a été mis en doute jusqu’à présent, de ces perceptions qui sont toutes fausses, de ces souvenirs qui sont tous mensongers, de ces notions qui sont toutes fictives. Pour autant, bien que n’en faisant pas partie, la chose en question doit quand même être liée, d’une certaine façon, à toutes ces pensées, et au doute qui les frappe, car c’est seulement en la confrontant à ce doute que le philosophe pourra fournir la preuve de sa certitude. Qu’est-ce qui, sans appartenir aux pensées douteuses, est nécessairement lié à ces pensées ? Ce qui les « produit », répond Descartes, l’auteur, en quelque sorte, de toutes les faussetés qui envahissent mon esprit. Cet auteur, le premier paragraphe l’évoquait déjà, mais sans attirer l’attention sur lui, mettant plutôt l’accent sur l’indignité de ce qui est produit : sur la fausseté des choses que « je vois », sur l’inexistence de ce que « ma mémoire me représente », sur toutes les notions dont le caractère fictif est imputable à « mon esprit ». Les choses perçues sont peut-être fausses, suggère maintenant Descartes mais il est vrai que « je » les vois, les souvenirs sont mensongers mais « ma » mémoire existe bien, les notions sont fictives mais « mon esprit » est une réalité. Bref, rien de ce que je pense n’est certain, mais « moi », « à tout le moins », je suis « quelque chose ». Voilà la « chose différente », la chose dont il sera peut-être impossible de douter : « moi ».

Objectera-t-on qu’en réalité ce n’est pas moi l’auteur de ces pensées douteuses, que c’est plutôt « quelque Dieu, ou quelque autre puissance » qui me les met « en l’esprit » ? Il faudrait, pour faire droit à cette objection, avoir la certitude de mon incapacité à produire moi-même les erreurs perceptives, les faux souvenirs, les fictions conceptuelles, et il faudrait que cette certitude soit assez forte pour disqualifier l’expérience même du doute, qui enseigne le contraire : car qu’est-ce que douter, douter d’une perception par exemple, sinon soupçonner cette perception de ne pas être produite en moi par la chose perçue, mais par moi seul ? On ne voit guère comment celui qui entreprend de douter de tout pourrait établir une pareille certitude. Il est donc impossible d’exclure, énonce prudemment Descartes, que je sois « peut-être » capable de produire « de moi-même » toutes les pensées frappées par le doute. Ce « peut-être » interdit certes à « mon existence » d’être dès maintenant jugée indubitable, mais il suffit pour qu’elle soit, dans la suite du paragraphe, soumise à l’épreuve du doute, et puisse faire la preuve, par sa résistance, qu’elle est bien la seule certitude absolue.

Cette suite du paragraphe nous offre un texte heurté, haletant même. En trois vagues successives, de plus en plus puissantes, celui qui a entrepris de douter de tout va tenter d’établir que cela l’engage nécessairement à douter aussi de son existence. Et par trois fois la tentative va échouer, non parce que le doute rencontrerait sur ce point un obstacle infranchissable, mais parce qu’il est condamné ici à buter sur lui-même : la résistance au doute, c’est le doute arrêtant le doute. Il faudra toutefois attendre la troisième tentative, et le troisième échec, pour que cette résistance soit jugée décisive par Descartes, l’autorisant enfin à conclure à la certitude de la proposition « Je suis, j’existe ».

Cette certitude, il est clair en tout cas qu’on ne peut pas la conclure de la première tentative, lorsque, venant de demander « ne suis-je pas, moi, quelque chose ? », Descartes objecte aussitôt : « Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps ». On le voit, ce qui est invoqué ici contre l’affirmation de mon existence, ce n’est pas encore le caractère universel et sans limite du doute : c’est seulement le fait, mentionné dans le premier paragraphe du texte, que parmi toutes les choses que j’ai supposées inexistantes il y avait « mes sens » et « mon corps ». Pour passer de cette négation déjà admise, formulée au passé, à la négation de mon existence, je dois toutefois pouvoir me fier à une sorte de raisonnement, m’assurer qu’il me serait impossible « d’être » (d’être « moi ») « sans » posséder un corps, « sans » avoir des sens. Un tel raisonnement, un tel enchaînement logique, celui qui s’est engagé à douter de tout pourrait-il l’effectuer sans scrupule, en toute confiance ? « J’hésite », répond Descartes, et cette hésitation suffit pour faire échouer la première tentative. Pas un seul mot, ici, ne suggère que mon existence consisterait plutôt dans le fait que je pense, dans mon « âme » » : ce qui doit arrêter le doute dans sa prétention de déduire la négation de mon existence de la négation du corps et des sens, c’est uniquement le doute lui-même, à savoir l’hésitation à effectuer cette déduction.

Il sera en revanche question de ma pensée dans la résistance à la deuxième tentative, formulée ainsi par Descartes : « Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? » Ce qui est invoqué cette fois contre mon existence, c’est bien l’universalité d’un doute qui ne laisse « rien » subsister, pas plus les « esprits » que les « corps ». Et ce doute est censé m’atteindre sans passer par l’intermédiaire d’un raisonnement sur lequel on pourrait « hésiter » : car si rien n’existe, n’est-il pas intuitivement évident que je n’existe pas non plus ? Cette inférence si immédiate qu’elle est à peine une inférence, il est pourtant impossible de l’effectuer, parce qu’une nouvelle fois le doute arrête le doute, ce que manifeste avec éclat, dans le texte, le double jeu de l’expression « je me suis persuadé ». Cette expression, nous l’avons déjà rencontrée en lisant le premier paragraphe : « je me persuade » que ma mémoire est pleine de mensonges, écrivait Descartes, après avoir dit, sur le même ton : « je suppose » que tout ce que je vois est faux. Le mot « je » a le même sens dans ces deux usages, mais ce sens n’est pas celui qu’il a, par exemple, dans le « je vois » de la deuxième phrase : il ne désigne pas l’auteur des pensées douteuses, il désigne l’auteur du doute lui-même. Car le doute a besoin d’un auteur, d’un être qui « suppose », qui « se persuade » que rien n’existe, et qui doit bien, pour cela, exister. La raison de douter se renverse alors en raison de ne pas douter : « ne me suis-je pas persuadé que je n’étais point ? », demande Descartes, ce qui revient en somme à demander si l’auteur du doute pourrait nier l’existence de l’auteur du doute ; « Non, certes », répond-il aussitôt, car pour que le doute soit, il faut bien que son auteur soit : « j’étais sans doute, si je me suis persuadé ". Et il ajoute : « ou seulement si j’ai pensé quelque chose », car « se persuader », « supposer », « croire », « douter », sont autant de façons de « penser ». Si Descartes avait dû énoncer dans les Méditations l’argument que le Discours de la Méthode présente comme décisif, le célèbre « je pense donc je suis », c’est ici, en tant que résistance à la deuxième tentative du doute, que cet argument aurait eu sa place.

Mais le Descartes des Méditations ne tient pas pour décisive cette forme de résistance au doute. Ce qui vient d’être établi, il est encore possible, selon lui, d’en douter, si on suppose « qu’il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours ». Tromper quelqu’un, c’est l’atteindre dans sa pensée, faire en sorte qu’il pense être précisément ce qui n’est pas. Si j’imagine un trompeur exclusivement attaché à ma pensée, assez rusé pour trouver toujours le meilleur moyen de l’abuser, assez puissant pour y parvenir toujours, je dois admettre qu’un tel être a été fort capable, il y a quelques instants, de me faire trouver indubitable que « j’étais » sous prétexte que « je me persuadais », alors que rien de tout cela n’avait la moindre réalité. Après le « je suis l’auteur de mes pensées douteuses », après le « je suis l’auteur du doute », après ces formes souveraines du « je », une nouvelle figure de mon existence apparaît donc ici au grand jour, une figure qui n’a rien de souverain, celle de la victime du doute : le « je suis trompé », la passivité répondant en moi à « l’industrie » perpétuelle d’un supposé mauvais génie. Comme les précédentes, pourtant, cette nouvelle figure va échapper au doute en vertu du doute lui-même : il n’y a « point de doute que je suis, s’il me trompe », écrit Descartes, faisant ainsi de la formule du doute (« il me trompe ») la formule même de l’indubitable : « il me trompe », c’est moi qu’il trompe, donc j’existe forcément. Et puisque cette nouvelle résistance répond au doute le plus puissant, à un doute tel que son extravagance interdit d’en concevoir un autre qui serait plus puissant encore, c’est elle qui permet enfin de conclure, « après avoir soigneusement examiné toutes choses ».

Regardons toutefois de plus près cette conclusion : « la proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit ». On pourrait estimer qu’une proposition vraie, et surtout « nécessairement vraie », doit demeurer vraie même quand on ne la prononce pas, quand on n’y pense pas. Mais la vérité qui résiste à la supposition d’un « trompeur très puissant et très rusé » est exceptionnelle. Ce qu’implique en effet cette supposition, c’est que lorsque je pense que le ciel existe il n’y a justement pas de ciel, lorsque je pense que la terre existe il n’y a justement pas de terre, etc. Exceptionnellement toutefois, lorsque je pense que j’existe, lorsque je prononce ou conçois cette proposition, et chaque fois que je le fais, je découvre alors que le trompeur ne peut pas me tromper sans confirmer la vérité de ce que je suis en train de prononcer ou de concevoir. C’est ce que Descartes a énoncé très clairement, juste avant de conclure : « qu’il me trompe tant qu’il voudra (sur la terre, sur le ciel, sur tout le reste), il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose ». La conclusion de notre texte, ce n’est pas « je pense, donc je suis », c’est plutôt « je pense que je suis, donc je suis ». La vérité du « je pense donc je suis » n’est pas intermittente, car je "pense" toujours : cette vérité peut donc déjà prétendre, comme le dit le Discours de la Méthode, au titre de premier principe de la philosophie. Mais si je pense toujours, je ne suis pas toujours en train de penser que je suis, ce que je dois pourtant m’efforcer de faire si je veux maintenir, contre l’être très puissant et rusé dont l’objectif est de me tromper toujours, une vérité qui risque de m’échapper dès que je pense à autre chose. C’est cet effort qui marquera toute la suite de la Deuxième Méditation.

 

 

     En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :

          - Descartes : Le malin génie

     Dans le chapitre « Conférences » :

          - Expérience et témoignage du libre-arbitre chez Descartes

     Dans le chapitre « Explications de textes » :

          - Descartes : Deux usages du mot « substance »

          - Descartes : L’existence des choses matérielles

          - Descartes : La méthode

          - Descartes : Préférer le tout

     Et dans le chapitre « Notions » :

          - Le Corps

          - L’Existence

 

BIBLIOGRAPHIE

Hélène BOUCHILLOUX : Le cogito de la Seconde Méditation, une protestation contre le Malin Génie, Revue philosophique de la France et de l’Étranger, 2015/1 (Tome 140), p. 3 à 16

 

 

 

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