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CARNAP: Le langage quantitatif
CARNAP : LE LANGAGE QUANTITATIF
LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE LA PHYSIQUE, Deuxième partie, chapitre 11
Traduction de Jean-Mathieu Luccioni et Antonia Soulez
Paris, Éditions Armand Colin, Collection U, Série « Épistémologie », 1973, p. 114-115
Afin de répondre clairement à la question posée par certains philosophes qui pensent qu’en décrivant le monde avec des chiffres nous laissons de côté quelque chose d’important, il nous faut établir une distinction bien nette entre deux emplois du langage : un langage qui laisse effectivement de côté certaines qualités des objets qu’il décrit, et un langage qui semble en laisser de côté, mais en réalité n’en laisse pas. Je suis convaincu qu’il y a dans la pensée de ces philosophes une confusion qui vient de ce qu’ils ont omis de faire cette distinction.
J’emploie ici le mot « langage » dans un sens exceptionnellement large. Par ce terme, j’entends tout procédé servant à transmettre une information relative au monde extérieur : mots, dessins, images, diagrammes, et ainsi de suite. Prenons un langage qui laisse de côté certains aspects des objets qu’il décrit. Vous voyez dans un illustré une photographie de Manhattan en noir et blanc. Le titre indique, mettons, qu’il s’agit d’une vue de New York prise de l’ouest. Cette image utilise le langage de la photographie en noir et blanc pour transmettre des informations concernant New York. Vous apprenez quelque chose sur la taille et la forme des gratte-ciel. L’image ressemble à l’impression visuelle immédiate que vous éprouveriez si vous vous teniez, les yeux fixés sur New York, à l’endroit même d’où la photo a été prise. Et c’est là ce qui vous permet de comprendre immédiatement cette image. Il n’y a pas ici de « langage » au sens ordinaire du terme : c’est un acte de langage seulement en ce sens qu’une information est effectivement transmise.
Pourtant il manque bien des choses à cette photographie. Elle est plate, sans profondeur. Elle ne nous dit rien de la couleur des gratte-ciel. Ceci ne signifie pas que nous soyons incapables de nous livrer à des conjectures exactes concernant la profondeur et la couleur du sujet. Quand nous regardez la photographie en noir et blanc d’une cerise, vous conjecturez que la cerise est probablement rouge. Mais ce n’est qu’une conjecture : l’image, quant à elle, ne vous transmet pas la couleur de la cerise.
Voyons maintenant le genre de situations où certaines qualités semblent être laissées de côté par un langage, alors qu’elles ne le sont pas. Prenez une partition musicale. La première fois que vous en avez vu une, dans votre enfance sans doute, vous avez peut-être demandé : « Qu’est-ce que c’est que ces signes bizarres ? Il y a cinq lignes en travers de la page, et par-dessus on a imprimé une quantité de taches noires dont certaines ont une sorte de queue. »
On vous a répondu : « C’est de la musique. C’est une très belle mélodie. »
Là, vous protestez : « Mais je n’entends pas la moindre musique. » Et il est bien vrai que cette notation ne véhicule pas une mélodie au sens où, mettons, un disque de phonographe la véhiculerait. On n’entend rien. Mais en un certain sens la notation transmet quand même la hauteur et la durée de chaque note. Elle les transmet d’une manière qui est incompréhensible pour un petit enfant. Même un adulte ne percevra peut-être pas la mélodie tant qu’il ne l’aura pas jouée au piano ou fait jouer par quelqu’un d’autre : cependant il ne fait aucun doute que les sons de la mélodie sont implicitement contenus dans la partition. Bien entendu, il faut disposer d’une sorte de clef pour traduire celle-ci. Il faut avoir les règles qui indiquent comment transformer en sons les notes écrites. Mais une fois que nous connaissons ces règles, nous pouvons affirmer que les qualités qui caractérisent chaque note, hauteur, durée et même variation d’intensité, sont bien représentées dans la partition. Un bon musicien sera même en mesure d’entendre, pour ainsi dire, dans sa tête, la mélodie « à livre ouvert ». Nous avons donc là un type de langage différent de celui qui constitue la photographie en blanc et noir : car il était bien exact que la photographie laissait de côté les couleurs, tandis que la partition semble laisser de côté les sons, mais en réalité les représente.
Comme Carnap l’indique dès la première phrase, ce texte est écrit pour « répondre ». Il s’agit de riposter à la thèse de « certains philosophes », ceux qui pensent qu’en « décrivant le monde » comme le fait la science, c’est-à-dire essentiellement « avec des chiffres », en privilégiant la mesure, le calcul, les formules mathématiques, « nous laissons de côté quelque chose d’important ». D’après cette critique, la science n’a pas affaire à l’intégralité du réel, mais uniquement à ce qui, en lui, se laisse précisément « décrire avec des chiffres » : à sa dimension mesurable, calculable, à son aspect « quantitatif », excluant ainsi l’aspect « qualitatif », rebelle par essence à la mesure et au calcul. Or ce qu’il importe de connaître dans une chose, poursuit la critique, c’est ce que cette chose « est », ce qui la distingue radicalement de toute autre chose. Mettre exclusivement l’accent sur la mesure, c’est ne considérer au contraire que ce que les choses ont en commun, c’est réduire leurs différences à n’être que des différences de plus et de moins. Aussi utile qu’elle soit pour la manipulation technique, cette approche est un renoncement à la connaissance véritable : « laisser de côté » l’aspect qualitatif du réel, c’est donc bien laisser de côté « quelque chose d’important », et même « le plus important ».
À cette opinion de « certains philosophes », Carnap répond en philosophe. Son objectif n’est pas seulement d’établir qu’elle est fausse, qu’en fait on ne laisse rien de côté lorsqu’on décrit le monde « avec des chiffres » : il entend expliquer en même temps pourquoi cette idée fausse paraît vraie. Car sur cette question, insiste-t-il, la réalité contredit radicalement l’apparence : la description incriminée, écrit-il, « semble » effectivement laisser de côté certaines qualités des objets décrits « mais en réalité n’en laisse pas » ; ces qualités « semblent » donc exclues « alors qu’elles ne le sont pas ». On aurait toutefois tort de voir dans cette opposition radicale, et dans les termes concessifs qui l’expriment (« mais », « alors que ») le dernier mot de l’analyse. Comme souvent, le « bien que » va s’avérer, à la réflexion, être un « parce que ». C’est précisément « parce que » la description avec des chiffres semble laisser de côté les qualités des choses qu’en réalité elle n’en écarte aucune. Son imperfection apparente est la condition de sa perfection réelle : telle est la thèse paradoxale soutenue ici par Carnap.
La clef de ce paradoxe nous est fournie par le mot essentiel du texte, le mot « langage ». Seul un langage peut remplir les deux conditions qui viennent d’être énoncées : (1) paraître laisser de côté certaines qualités du réel, (2) à cause de cela précisément (et non « malgré » cela) n’en laisser aucune de côté. Pour bien comprendre ce point, précise Carnap, il faut donner au terme « langage » un sens « exceptionnellement large » : non seulement un sens large, mais un sens dont l’élargissement excède en quelque sorte l’élargissement « normal ». Partons donc du langage au sens le plus étroit, du langage de tous les jours, de la langue maternelle qu’il nous a fallu apprendre étant enfants. Que le mot « bleu », par exemple, désigne en français telle couleur déterminée, nous avons dû l’apprendre puisqu’il n’y a aucun lien naturel entre ce que le mot contient et la couleur qu’il est censé désigner : le mot « bleu » n’est pas bleu, ne ressemble en rien à du bleu. Il est alors légitime d’appeler « langage », en un sens plus large, toute représentation dont le lien avec ce qu’elle représente n’est pas naturel et doit par conséquent être appris. C’est le cas justement de la description du monde « avec des chiffres ». De même qu’il a fallu apprendre, étant enfants, que le mot « bleu » désigne la couleur bleue, il faut plus tard apprendre que la longueur d’onde du bleu est de 450 nanomètres : cette formule, elle aussi, désigne le bleu sans rien contenir qui ressemble le moins du monde à du bleu. La mesure scientifique est donc un « langage » au sens large. C’est également le cas de l’exemple pris par Carnap dans le texte, celui de la partition musicale. La partition d’une « très belle mélodie » représente cette mélodie sans contenir quoi que ce soit de sonore, sans ressembler à une mélodie, sans faire entendre par elle-même « la moindre musique ». Certes, un « bon musicien » sera capable « d’entendre, pour ainsi dire » la mélodie en question rien qu’en lisant la partition, un bon physicien pourra « voir, pour ainsi dire » une couleur précise au simple énoncé de la mesure de sa longueur d’onde, et n’importe quel français, même inculte, n’a besoin que d’entendre prononcer un mot pour imaginer aussitôt la chose que ce mot désigne. Mais il s’agit là d’associations acquises, qui ne sont devenues quasiment immédiates qu’au prix d’une longue habitude.
Cette immédiateté péniblement acquise est fort différente de celle qui s’impose d’elle-même lorsque la représentation ressemble à ce qu’elle représente. C’est le cas par exemple d’une photo de New York : elle « ressemble à l’impression immédiate que vous éprouveriez si vous vous teniez, les yeux fixés sur New York, à l’endroit même d’où la photo a été prise ». Contrairement aux exemples précédents, le rapport entre ce que la photo contient et ce qu’elle désigne saute aux yeux et n’a pas à être appris. Il ne s’agit donc pas d’un « langage au sens ordinaire du terme » : si, partant de la langue maternelle, nous élargissons l’usage du mot « langage » pour y inclure, entre autres, la mesure scientifique et la notation musicale, nous avons d’abord une bonne raison de refuser d’y inclure en outre la photographie. Ce qui nous incite malgré tout à le faire, suggère Carnap, c’est que la photo de New York, au même titre qu’une mesure scientifique ou qu’une partition musicale, nous apprend quelque chose : elle transmet des informations sur cette ville. Par conséquent, à condition de donner au mot « langage » le sens « exceptionnellement large » de « procédé servant à transmettre une information relative au monde extérieur », nous pouvons dire que la photo de New York est un langage, au même titre que la partition de l’Aria de Bach. Nous considérons alors la différence entre cette photo et cette partition comme une différence « entre deux emplois du langage ». Or de ces deux emplois, c’est manifestement le premier, celui de la photo, qui ne retient de la réalité que certains « aspects », laissant les autres « de côté ». Une photo de New York transmet toutes sortes d’informations sur cette ville, mais « ne dit rien » de la « profondeur » des gratte-ciel, ni de leur « couleur » si elle est en noir et blanc. Et il ne peut en être autrement dès lors que sa fonction, en tant que langage, est de ressembler à son objet. Par principe, une ressemblance ne peut être que partielle : « laisser quelque chose de côté » n’est pas pour elle un défaut, une imperfection, mais ce qui lui est prescrit pour être véritablement une ressemblance. Il n’y a de ressemblance que « sous tel angle », « de tel point de vue » : on le prouvera par l’absurde si on tente d’imaginer ce que serait au contraire une ressemblance intégrale, une ressemblance qui ne laisserait absolument rien de côté et ferait donc paraître, à côté de la ville de New York, non pas une image prétendument « parfaite » de New York, mais un deuxième New York ! Un langage fondé sur la ressemblance, un langage qui n’a pas à être appris, sacrifiera toujours une partie de ce qu’il représente.
Si nous cherchons un langage qui ne sacrifie rien de ce qu’il représente, nous devons nous tourner vers ceux qu’il est nécessaire d’apprendre, par exemple le langage de la partition musicale. Apprendre ce langage, c’est, nous dit Carnap, apprendre « les règles qui indiquent comment transformer en sons les notes écrites ». Cette formule explique à la fois pourquoi la partition "semble" laisser de côté des aspects essentiels de la musique et pourquoi "en réalité" elle n’en laisse aucun : ce sont les deux effets opposées de la même cause. Pour justifier l’apparence, on dira ceci : l’usage du verbe « transformer » témoigne de l’abîme qui sépare les sons musicaux, essentiellement temporels, n’apparaissant que pour disparaître et être remplacés par d’autres, des « notes écrites » les unes à côté des autres, toutes logées, de la première à la dernière, dans l’espace de la même partition. Mais pour justifier la réalité, on répondra cela : ce que signifie le verbe « transformer », c’est qu’une « sorte de clef » permet de « traduire », de transposer l’un de ces registres (le registre spatial de l’écriture) dans l’autre (le registre temporel de la musique). Et on ajoutera que si une ressemblance parfaite est, comme nous venons de le voir, impossible et paradoxale, une transposition parfaite est en revanche tout à fait possible, et sans paradoxe. En transcrivant, dans le langage particulier de la notation occidentale, les trois « qualités » caractéristiques du son musical que sont sa « hauteur », sa « durée » et son « intensité », la partition de l’Aria de Bach ne laisse de côté aucune des nuances, aussi subtiles soient-elles, qui font de ce morceau une « très belle » mélodie, source d’un plaisir esthétique intense. Et elle y parvient « parce » qu’elle ne ressemble en rien à de la musique, et non « malgré » cela.
Il en va ainsi de tout langage devant être appris : du langage scientifique qui décrit le monde avec des chiffres, mais aussi de la langue maternelle qui le décrit avec des mots. Ne ressemblant en rien, ni l’un ni l’autre, à ce qu’ils décrivent, ces deux langages ne sauraient refléter tel « aspect » de la réalité au détriment de tel autre « aspect ». Il est donc absurde, par principe, de reprocher à la science mathématique de ne prendre en compte que « l’aspect quantitatif » des choses en négligeant leur « aspect qualitatif ». On peut parler « d’aspects » différents d’une chose quand il s’agit, par exemple, de sa couleur, de sa forme ou de sa profondeur : une photo reproduit les deux premiers aspects, non le troisième. Mais les termes « qualitatif » et « quantitatif » ne désignent rien de ce genre. Personne ne se demandera sérieusement, face à un phénomène quelconque, si ce qu’il voit est quantitatif ou qualitatif : cela n’a pas de sens. Ce qui est sensé, en revanche, c’est d’opposer un « langage quantitatif » à un « langage qualitatif », une façon qualitative et une façon quantitative de parler des mêmes choses : tel est le seul usage légitime de ces deux mots. Au même titre que n’importe quelle langue maternelle, la langue française est un langage qualitatif, non parce qu’elle serait limitée à « l’aspect qualitatif » du réel, mais parce qu’elle décrit le monde d’une certaine façon, à l’aide de substantifs censés représenter des « choses » et d’adjectifs censés représenter les diverses « qualités » de ces choses. Comme il n’y a qu’un nombre fini d’adjectifs pour une infinité de qualités, la description d’une qualité particulière, par exemple d’une nuance précise de couleur, impose une procédure spécifique, la couleur en question étant classée en catégories de plus en plus fines ( d’abord « bleu », « vert », puis « marine », « émeraude », etc.) et cernée par des comparaisons (« plus foncé », « plus clair », etc.). Le terme « quantitatif » s’applique à une procédure tout à fait différente, celle d’un langage qui n’utilise pas des adjectifs, mais des symboles de fonctions susceptibles de prendre des valeurs numériques, l’une de ces valeurs correspondant à la nuance recherchée. Contrairement à ce qui lui est parfois reproché, c’est donc le langage quantitatif qui peut appréhender son objet dans ce qu’il a d’unique, d’exceptionnel, les ressources propres au langage qualitatif ne lui permettant de saisir que ce qui est commun.
Il reste toutefois difficile au locuteur français de considérer sa langue maternelle et la physique mathématique comme deux langages concurrents, d’égale dignité, deux système de transposition du réel, l’un qualitatif, l’autre quantitatif. De ces deux langages, nous pouvons difficilement nous empêcher de privilégier celui qui nous sert pour parler de l’autre : la langue française permet de parler de la description du monde avec des chiffres, et non l’inverse. Quand nous disons par exemple que « la longueur d’onde du bleu est de 450 nanomètres », nous présentons le chiffre 450 comme la mesure de quelque chose, mais c’est le mot français « bleu » que nous chargeons de désigner ce quelque chose, c’est lui qui représente dans notre phrase la réalité mesurée. Nous savons certes que « bleu » n’a pas plus de rapport naturel avec cette réalité que « 450 nanomètres », mais nous n’en parlons pas moins comme si ce mot désignait ce que la couleur « est », nous le mentionnons comme étant « son » nom, l’expression « 450 nanomètres » ne dénotant que sa mesure et paraissant donc bel et bien « laisser de côté quelque chose d’important ». Pour lutter contre l’erreur dénoncée ici par Carnap, il ne suffit pas d’établir, comme il le fait, une « claire distinction » entre les langages fondés sur la ressemblance et ceux dont il faut apprendre les règles de transposition. Nous devons en outre prendre garde à ne pas établir inconsciemment une autre distinction qui, elle, n’a rien de clair, à ne pas dissocier de tous les langages appris celui que nous avons appris avant tous les autres, celui qui nous est devenu si familier qu’il risque toujours de nous apparaître, non comme un langage parmi d’autres, mais comme l’expression naturelle des choses : notre langue maternelle.
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Conférences » :
- La critique de la métaphysique
Dans le chapitre « Explications de textes » :
- Berkeley : Signes et choses signifiées
- Frege : Les nombres et les choses
- Merleau-Ponty : Le langage et son sens
- Platon : Le nom et la chose
- Russell : Proposition et fonction propositionnelle
- Spinoza : L’idée, l’image, le mot
Et dans le chapitre « Notions » :
- Le Langage
- La Mesure
BIBLIOGRAPHIE
Xavier VERLEY : Carnap, le symbolique et la philosophie, Paris, Éd. L’Harmattan, Coll. « Ouverture philosophique », 2003
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