PASCAL : LE DIVERTISSEMENT
PENSÉES, N° 139 (Lafuma), 143 (Brunschvicg)
dans les Œuvres Complètes de Pascal, Éditions du Seuil, Collection « L’Intégrale »,
Paris, 1963, p. 518
Divertissement.
On charge les hommes dès l’enfance du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis, on les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune, et celles de leurs amis, soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque les rendra malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà direz-vous une étrange manière de les rendre heureux ; que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment, ce qu’on pourrait faire : il ne faudrait que leur ôter tous ces soucis, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, et jouer, et s’occuper toujours tout entiers.
Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure.
Ce n’est que dans l’ultime phrase de ce texte, nettement distincte du reste, que Pascal nous parle de « l’homme », au singulier. Du commencement à la fin du paragraphe qui précède, il est question « des » hommes, de la collectivité humaine, et cela de deux façons différentes, soit par l’usage du pluriel « les hommes », soit par celui d’un singulier paradoxal, le mot « on ». Dans toutes les phrases de ce paragraphe, à une remarquable exception près, c’est ce terme « on », c’est-à-dire la collectivité humaine sous sa forme institutionnelle, traditionnelle, coutumière, anonyme, qui est en position de sujet, c’est « on » qui a l’initiative et qui dicte à la pluralité « des hommes », à la multiplicité des individus doués de la faculté de penser, le comportement qui convient. Quel comportement ? Celui que Pascal suggère dès les tout premiers mots du texte en écrivant « On charge les hommes ».
De quoi charge-t-on les hommes ? Être « chargé », c’est d’abord être investi d’une responsabilité, ne pas avoir le droit de s’en « décharger ». Ce dont on charge les hommes de génération ou génération, affirme en premier lieu Pascal, c’est d’un certain « soin ». On « fait entendre » à chacun, « dès l’enfance », qu’il lui faut prendre soin de sa « santé », de son « honneur », de sa « fortune », faute de quoi il ne saurait « être heureux ». car un état de pleine satisfaction qui serait dû au pur hasard, sans que l’individu y soit pour quelque chose, ne mériterait pas d’être appelée « bonheur ». Ferons-nous remarquer que s’il est effectivement nécessaire, pour être heureux, de ne pas négliger sa santé, son honneur et sa fortune, cela ne suffit pas toujours, que beaucoup en prennent soin et sont quand même malheureux parce que les circonstances leur sont contraires ? « On » nous répondra que ces personnes ont forcément négligé quelque chose, négligé de s’assurer des moyens de parer aux circonstances contraires, négligé par exemple les différents « exercices » susceptibles de les préparer à tout ce qui pouvait arriver ; on nous répondra en outre que chacun doit se préoccuper, non seulement de lui-même, mais aussi de ceux qui peuvent l’aider, de ses « amis », non seulement de son propre bien, de son propre honneur, mais aussi « du bien et de l’honneur de ses amis ». Ainsi en arrive-t-on à enseigner aux hommes qu’il leur incombe de veiller à tout, toujours, « et qu’une seule chose qui manque les rendra malheureux ». La quête du bonheur devient alors une vigilance obligatoire de tous les instants, non seulement « dès l’enfance », mais chaque matin « dès la pointe du jour ». Et le verbe « charger » prend désormais un autre sens, celui qu’il a lorsqu’il désigne l’acte de garnir abondamment, voire surabondamment, de remplir, de ne laisser surtout aucun vide.
Le désir qu’ont tous les hommes d’être heureux doit-il donc les « accabler » de « soucis », de perpétuelles « tracasseries », sans les laisser souffler un seul instant ? Cette idée soulève immédiatement, de la part de notre raison, de notre bon sens, une protestation scandalisée que Pascal laisse s’exprimer au milieu du texte : « Voilà direz-vous une étrange manière de les rendre heureux ; que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? » Car les « soucis », les « tracasseries », ce qui « accable », c’est précisément ce que nous aspirons tous à fuir pour trouver enfin la quiétude nommée « bonheur ». Que cette aspiration nous conduise au contraire, non seulement à accumuler les motifs de trouble et d’inquiétude, mais à nous interdire tout répit, c’est bien là le comble de l’absurdité. Ainsi parle la raison, condamnant la folie des hommes.
Mais elle a tort : la folie des hommes a ses raisons que la raison ne connaît pas. C’est ce que suggère aussitôt Pascal, reprenant pour la retourner l’objection sarcastique du bon sens : « Que pourrait-on faire de mieux que ce qu’on fait déjà, demande ironiquement le bon sens, pour rendre les hommes malheureux ? » Ce qu’on pourrait faire de mieux, rétorque Pascal, c’est précisément ce qu’on se garde bien de faire, c’est « leur ôter tous ces soucis, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont ». Voilà la phrase qui fait exception dans le paragraphe. Alors que toutes les phrases précédentes (et les suivantes) ont pour sujet le singulier « on », le pluriel « les hommes » étant toujours en position de complément, c’est ici le pluriel qui accède, pour une brève parenthèse, à la fonction de sujet. Supposons un instant que l’on cesse de charger, d’accabler les hommes, supposons qu’on leur ôte tous les soucis, toutes les tracasseries qui résultent de cette charge. Aussitôt, dès qu’ils ont enfin l’initiative, la seule qu’ils puissent avoir en tant qu’hommes, celle qui consiste à « penser », ils « pensent à ce qu’ils sont », et découvrent qu’ils ne savent pourquoi ils se trouvent plutôt qu’ailleurs, en tel temps plutôt qu’en tel autre, ils se demandent « d’où ils viennent », et découvrent qu’ils l’ignorent et n’ont aucune chance de jamais le savoir, ils se demandent « où ils vont », et découvrent que tout ce qu’ils savent est qu’ils doivent mourir, quitter bientôt ce monde, sans savoir si cette mort doit ou non les anéantir, alors que toute leur vie en dépend. Voilà ce qui arrive lorsqu’on cesse de charger les hommes, ou plutôt voilà ce qui « arriverait » si on le faisait, car on ne le fait justement pas : les hommes « penseraient » à tout cela, ils « se verraient » tels qu’ils sont, ne pourraient le supporter et seraient plongés dans la plus grande affliction, le plus grand ennui, le plus grand désespoir.
Le seul moyen de rendre les hommes heureux est alors de les « occuper » afin de les « détourner » : de les occuper en permanence des multiples soins que réclament leur santé, leur honneur, leur fortune, etc., afin de les détourner de penser à ce qu’ils sont, d’où ils viennent et où ils vont. Nous aurions pu croire, en lisant les premières lignes du texte, que le bonheur était le but, l’objectif en vue duquel les hommes devaient supporter tous leurs soucis, le repos qui les récompenserait un jour de leurs tracas. Mais il n’y a pas de but, rien d’autre que les soucis et les tracas, et c’est en cela seulement que consiste le bonheur, dès lors que ces soucis et ces tracas sont assez constants pour ne jamais laisser les hommes en repos, ne jamais leur octroyer le loisir de penser. Considérées de ce point de vue, les « charges » et les « affaires » dont on accable les hommes, les obligations professionnelles qu’on leur impose, les fonctions sociales qu’on leur fait exercer, perdent leur apparence de sérieux : ce ne sont que des prétextes, des façons d’accaparer leur esprit, de le mobiliser pour les empêcher de se tourner vers eux-mêmes et de se voir tels qu’ils sont. Et à partir du moment où les activités prétendument sérieuses ne le sont pas, plus rien d’essentiel ne les distingue des activités futiles, de l’amusement, des jeux de cartes, de la danse et des compétitions sportives. Les secondes sont sur le même plan que les premières et peuvent tout à fait s’ajouter à elles, les compléter afin de remplir la vie sans laisser le moindre vide : « après leur avoir tant préparé d’affaires », note ainsi Pascal, s’il reste malgré tout aux hommes « quelque temps de relâche », quelques instants où, délivrés de leurs charges, ils risqueraient de se mettre à penser, « on leur conseille de l’employer à se divertir, et jouer, et s’occuper toujours tout entiers ». Le sens donné ici au verbe « divertir » est assez proche de celui que nous lui donnons de nos jours : il désigne l’ensemble des activités humaines qui ne relèvent pas du travail, mais de l’amusement. Dans l’esprit de Pascal, toutefois, « divertir » en ce sens n’est qu’une façon parmi d’autres de « détourner », d’empêcher les hommes de tourner vers eux-mêmes leur pensée, de diriger cette dernière vers l’extérieur, vers une activité susceptible de les « occuper tout entiers » : cette activité, il importe peu qu’elle relève du travail ou de l’amusement. Quelle qu’en soit la forme, qu’il s’agisse « d’affaires » ou de « jeu », c’est par le terme général de « divertissement », placé ici avant le texte en guise de titre, que Pascal désigne ce détournement de la pensée. Au « divertissement » au sens large appartient ainsi le « divertissement » au sens étroit (et moderne) dont il est question à la fin du texte.
Avec le divertissement, l’être humain semble avoir trouvé le secret du bonheur, mais d’un bonheur qui n’est pas celui auquel il aspire, qui lui est même exactement contraire. Guidé par la sagesse tutélaire du « on », il sait d’instinct remplir sa vie de tous les soucis qui le tiennent en alerte, l’empêchent de trouver le repos, de rentrer en lui-même, de se voir tel qu’il est et d’en être désespéré. Mais il le fait en s’imaginant que s’il doit supporter tant de tracas, c’est pour pouvoir un jour ne plus en avoir et atteindre enfin la quiétude suprême du véritable bonheur. Lucide dans ce qu’il fait mais totalement aveugle dans ce qu’il espère, il ne peut être heureux qu’à son insu, heureux dans ce qu’il décrirait volontiers comme une forme de malheur. Cette contradiction intime qui scandalise la raison et l’incite à condamner sans chercher plus loin, Pascal propose au contraire, dans une dernière phrase séparée du reste, une clef pour la comprendre. Il ne s’agit plus ici « des hommes » et de ce « qu’on » fait d’eux, il s’agit de l’homme : de l’homme corrompu dont parle le christianisme, du pécheur dont le « cœur » est « plein d’ordure ». Le cœur de l’homme, c’est ce qu’il y a en lui de plus intime, de plus étranger au monde, ce qui devrait n’être plein que de lui-même. Le péché originel a rendu cette plénitude impossible : elle n’est plus présente qu’en « creux », sous la forme d’une aspiration vaine à une illusoire jouissance de soi. Le cœur de l’homme est désormais ouvert à tous les vents, envahi, investi, « chargé » de tous les soucis et tracas qui sont en lui comme les déchets du monde. Nous nous souvenons de notre première nature dans notre façon de chercher le bonheur, mais nous laissons s’exprimer notre corruption dans notre façon de le trouver.
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :
- Pascal : Faute de mieux
Dans le chapitre « Explications de textes » :
- Saint Augustin : La volonté divisée
- Pascal : Définition et proposition
- Pascal : Le pari
- Pascal : La règle de méthode
Et dans le chapitre « Notions » :
- L’Ennui
- Le Jeu
On peut également consulter dans l’Index les thèmes suivants : Bonheur – Religion
BIBLIOGRAPHIE
Laurent THIROUIN, Pascal ou le défaut de la méthode : lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Éd. Honoré Champion, Coll. « Champion Classiques Essais », 2023
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