KANT: Péché d'action et d'omission

KANT : PÉCHÉ D’ACTION ET D’OMISSION

Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives, Deuxième section

dans les Œuvres philosophiques de Kant, Paris, Ed. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome 1, 1980, p. 279

 

[…] Les péchés d’action ne diffèrent pas moralement des péchés d’omission en nature, mais seulement en grandeur. Physiquement, c’est-à-dire d’après les conséquences extérieures, ils sont certes aussi de nature différente. Celui qui ne reçoit rien souffre d’un manque, et celui à qui l’on prend d’une privation. Mais par rapport à l’état moral de celui qui pèche par omission, il suffit d’un degré plus élevé d’action pour le péché d’action. De même que l’équilibre du levier emploie une véritable force pour tenir simplement le fardeau en repos, et qu’il suffit d’une légère augmentation pour le mouvoir réellement d’un côté, de même celui qui ne paie pas ce qu’il doit mentira dans certaines circonstances pour gagner, et celui qui n’aide pas quand il le peut ruinera les autres dès que les mobiles grandiront. L’amour et le non-amour sont opposés l’un à l’autre d’une manière contradictoire. Le non-amour est une véritable négation, mais par rapport au cas où l’on est conscient d’une obligation d’aimer, cette négation n’est possible que par une opposition réelle, et par conséquent que par une privation. Et, dans un tel cas, il y a seulement une différence de degré et ne pas aimer et haïr. Toutes les omissions qui sont des manques d’une plus grande perfection morale, mais non pas des péchés d’omission, ne sont en revanche que de simples négations d’une certaine vertu, et non pas des privations ou des vices. Les défauts des saints et les fautes des âmes nobles sont de cette nature. Il manque un certain principe plus élevé de perfection, et le défaut ne se manifeste pas au moyen de l’opposition.

 

 

En affirmant d’entrée que la différence entre les « péchés d’action » et les « péchés d’omission » n’est pas une différence de « nature », mais seulement une différence de « grandeur », qu’il s’agit donc au fond de la même chose à des degrés différents, Kant n’avance rien qui puisse heurter le sens commun. À partir du moment où nous jugeons que l’omission, l’abstention, l’inaction, sont parfois des fautes morales, des péchés, à partir du moment où nous estimons que celui qui tait la vérité, ou s’abstient de porter secours à une personne dans le besoin, transgresse la loi morale, nous pensons nécessairement que cette transgression est de la même « nature » que s’il proférait un mensonge, ou s’employait à ruiner définitivement la personne en question : la faute est sans doute moindre, dirons-nous, mais elle va dans le même sens. On ne voit pas très bien ce que voudrait dire « péché d’omission » s’il y avait une différence « de nature » entre les deux conduites.

Ce qui peut susciter notre intérêt dans ce texte, ce n’est donc pas la thèse, assez peu originale, soutenue par Kant, c’est la façon dont il justifie cette thèse. Il a recours pour cela à un appareil conceptuel très élaboré, appareil conceptuel présent de la première à la dernière ligne, mais particulièrement repérable au milieu du texte, dans le passage consacré à l’opposition entre « l’amour et le non-amour », plus exactement aux deux oppositions qu’il est possible de concevoir entre ces termes : soit l’opposition « contradictoire », plus simplement nommée « contradiction », soit « l’opposition réelle ». Ce passage doit donc être expliqué en premier : seule la distinction entre opposition réelle et contradiction permettra de comprendre pourquoi Kant tient pour un péché l’omission de ce que la loi morale exige, et pourquoi il assimile ce péché au fait d’agir contre la loi. Mais sa déduction ne s’arrête pas là : la même distinction explique selon lui, nous le verrons, les exceptions apparentes à la règle générale de la « différence de degré »

Considérons le court passage qui commence lorsque Kant, introduisant un exemple différent de ceux qu’il avait mentionnés auparavant, déclare que « l’amour et le non-amour sont opposés l’un à l’autre d’une manière contradictoire. » Dans cette phrase, l’expression « non-amour » indique clairement qu’il n’existe pas de mot susceptible de désigner ce qui s’oppose à l’entité nommée « amour ». S’il n’y a pas de mot, c’est parce que la fonction d’un mot est de désigner une entité : or il ne s’agit pas ici d’opposer une entité à une autre entité, il s’agit d’opposer une entité à la négation de cette entité, à son absence, d’opposer « aimer » à « ne pas aimer », d’opposer l’amour au néant d’amour. L’opposition en question n’est donc pas une opposition « réelle » : on ne peut concevoir une réalité qui serait à la fois « amour » et « non-amour », ce sera nécessairement l’un ou l’autre. Le vrai nom de cette opposition est « contradiction » : c’est se contredire que de dire « j’aime et je n’aime pas ».

L’explication précédente suggère toutefois la possibilité d’une opposition différente de celle qui vient d’être définie : une opposition dont les termes pourraient coexister dans la réalité, une opposition qui ne serait donc pas « contradictoire », mais « réelle ». Cette opposition différente, Kant l’introduit dans la phrase suivante, toujours en rapport avec l’amour et le non-amour : « Le non-amour, écrit-il, est une véritable négation, mais par rapport au cas où l’on est conscient d’une obligation d’aimer, cette négation n’est possible que par une opposition réelle, et par conséquent que par une privation. » La nouveauté, ici, c’est la référence à un « cas », le cas particulier « où l’on est conscient d’une obligation d’aimer ». Cette obligation, c’est la loi morale de l’amour du prochain, loi inscrite dans la « conscience » de tout être humain : certains situations sont telles que l’amour n’y apparaît pas comme un sentiment possible, mais comme un devoir. Dans ces situations, le non-amour (ne pas aimer son prochain, être indifférent à ses souffrances) est toujours une « négation », mais cette négation est complètement différente de celle qu’évoquait la phrase précédente. Elle est maintenant le résultat d’une « opposition réelle » : à l’obligation d’aimer s’oppose en moi une force contraire, une force d’hostilité, qui la neutralise. Pour prendre un exemple mathématique, le non-amour est toujours un zéro, mais au lieu d’être une simple absence de nombre, ce zéro résulte désormais de l’annulation d’un nombre positif par le nombre négatif correspondant.

Certes, rien ne ressemble plus à une négation de l’amour qu’une autre négation de l’amour . Il est toujours possible de méconnaître la distinction établie ici par Kant et de soutenir qu’on n’enfreint pas la loi morale quand on se borne à « ne pas aimer » son prochain : la transgression ne commence, dira-t-on, qu’au moment où on lui nuit positivement. En d’autres termes, on ne pécherait que par action, jamais par omission. Ce qu’implique au contraire la différence entre contradiction et opposition réelle, donc la différence entre négation-absence et négation-neutralisation, c’est que la seconde n’est que le degré inférieur d’une affirmation contraire. C’est ce qu’établit la troisième et dernière phrase de ce fragment de notre texte : « Et, dans un tel cas (à savoir : lorsqu’on est ‘conscient d’une obligation d’aimer’), il y a seulement une différence de degré entre ne pas aimer et haïr. » À propos de la première phrase, nous disions que le terme « non-amour » se substituait à un mot qui n’existe pas : quand la négation n’est rien d’autre qu’une négation, quand il n’y a pas d’autre entité que l’entité niée, il n’y a pas non plus d’autre mot que le mot nié, pas de mot spécifiquement « négatif ». Mais dans une opposition réelle, par définition, les deux opposés appartiennent l’un comme l’autre à la réalité et doivent donc être nommés. « Amour » étant le nom positif du point de vue de la morale, ce qui s’oppose à « amour » doit recevoir un nom « négatif » au sens où on parle en mathématiques de « nombre négatif » : on l’appellera « haine ». Il est impossible d’aimer et de ne pas aimer en même temps, car c’est une contradiction, mais tout lecteur de Freud, et mieux encore tout lecteur de Racine, sait qu’il est parfaitement possible de haïr qui on aime : c’est une opposition réelle. Dans une telle opposition, « ne pas aimer » signifie que la force négative de la haine, n’ayant pas encore atteint le degré où elle se manifeste en tant que telle, ne peut que neutraliser, en l’équilibrant, l’injonction d’aimer. Un mécanisme analogue régit secrètement tous les péchés d’omission.

En affirmant au commencement du texte qu’il n’y a, d’un point de vue moral, qu’une différence de grandeur entre l’omission d’une bonne action et l’accomplissement de la mauvaise, Kant ne fait donc que tirer une des conséquences de la distinction entre contradiction et opposition réelle. C’est d’ailleurs le même appareil conceptuel qui le conduit ensuite à infléchir cette thèse du sens commun dans une direction qui n’est peut-être pas forcément celle que prend le sens commun. L’infléchissement est encore timide lorsque Kant écrit que « par rapport à l’état moral de celui qui pèche par omission, il suffit d’un degré plus élevé d’action pour le péché d’action » : la rédaction de cette phrase semble suggérer que la différence de grandeur ou de degré serait destinée à s’évanouir, comme si celui qui omet de faire le bien devait inéluctablement finir par faire le mal. C’est ce qui sera ouvertement proclamé quelques lignes plus bas, en des termes évoquant le principe de la « pente savonneuse » : « celui qui ne paie pas ce qu’il doit mentira dans certaines circonstances pour gagner, et celui qui n’aide pas quand il le peut ruinera les autres dès que les mobiles grandiront ». On pourrait estimer que ces prévisions pessimistes ne se déduisent pas de la simple « différence de degré », qu’elles s’ajoutent arbitrairement à ce que Kant a le droit d’affirmer. On aurait tort : ce sont des conséquences légitimes du concept d’opposition réelle, et particulièrement de l’idée que dans une telle opposition la négation (« ne pas aimer », « ne pas payer », « ne pas aider ») désigne un point d’équilibre, le moment où la tendance négative à haïr, à ruiner ou à nuire ne fait que neutraliser le commandement positif de la morale. Or ce moment est transitoire, cet équilibre est instable, ce que Kant illustre à l’aide d’une image où ce sont des forces physiques qui s’affrontent : « l’équilibre du levier, explique-t-il, emploie une véritable force pour tenir simplement le fardeau en repos », si bien « qu’il suffit d’une légère augmentation pour le mouvoir réellement d’un côté ». Ceux qui minimisent le péché d’omission sous prétexte que son auteur n’a pas enfreint la loi morale, se contentant de la laisser « simplement en repos », ne mesurent pas la « véritable force » qu’il a fallu dépenser pour obtenir ce résultat ; il ne comprennent pas que ce qui a été difficile jusque là doit devenir ensuite bien plus facile, rendant ainsi probable la « légère augmentation » qui fera basculer la faute du « côté » du péché d’action.

La différence de degré entre les péchés d’omission et les péchés d’action tend ainsi vers leur identification complète : c’est une thèse particulièrement forte que Kant déduit de la distinction entre contradiction et opposition réelle. D’un autre côté, toutefois, la même distinction le conduit à limiter à deux reprises, au commencement et à la fin du texte, la portée de sa thèse. Il s’agit, dans le premier cas, de considérer les deux types de péchés, non pas « moralement », mais « physiquement », c’est-à-dire « d’après leurs conséquences extérieures » ; en d’autres termes, il s’agit de prendre en compte le mal commis dans les deux cas, non comme la morale conçoit le mal, à savoir comme une transgression de la loi, mais comme une souffrance infligée à une victime. Quand la force négative de l’égoïsme vient contrebalancer en moi l’obligation de donner à celui qui en a besoin, quand je ne lui donne « rien », ce « rien » n’a, d’un point de vue moral, que l’apparence du néant, de la négation : il est au contraire chargé de réalité. Mais pour « celui qui ne reçoit rien », le même « rien » ne peut être qu’un néant, une absence : mon péché d’omission ne le fait souffrir que « d’un manque ». Supposons maintenant que, passant de l’omission à l’action, j’aille jusqu’à le voler : en ce qui me concerne, les deux péchés relèvent de la même opposition réelle, à des degrés différents. Pour ma victime, en revanche, la différence est « de nature » car ce n’est plus cette fois d’un simple manque qu’il souffre : c’est de la « privation » de ce qui devrait être à lui. S’il avait à analyser la situation, il dirait qu’il n’y a pas d’opposition réelle dans le premier cas, seulement dans le second. C’est parce qu’ils adoptent le point de vue des victimes que certains minimisent le péché d’omission, estimant qu’il n’y a de véritable fautes que dans les actions. Mais le point de vue des victimes n’est pas déterminant en morale.

Même quand on la considère moralement (et non « physiquement »), même quand elle constitue une « faute » ou un « défaut », il peut arriver toutefois que l’omission ne soit pas un péché. C’est la deuxième exception à la règle générale, celle que Kant analyse dans les dernières lignes du texte. Les défauts et les fautes en question sont « les défauts des saints » et « les fautes des âmes nobles », autrement dit ce qu’il est permis d’imputer à des êtres qui, pourtant, ne s’opposent jamais à ce que leur conscience leur prescrit. Si ces êtres sont malgré cela en défaut, s’ils commettent des fautes, c’est nécessairement par rapport à une « perfection morale » qui n’est pas la leur, une perfection « plus grande » que la leur, donc trop grande pour l’humanité. Leur défaut « ne se manifeste pas au moyen de l’opposition », de la transgression, de la désobéissance, car il faudrait pour cela qu’ils connaissent le principe auquel s’opposer, le principe à transgresser ; or ce principe, « un certain principe plus élevé de perfection », est précisément ce qui leur manque. De même qu’il serait absurde de reprocher à un animal d’avoir enfreint une règle de conduite qu’aucune conscience morale ne lui commande de suivre, on ne peut parler de « vice » sous prétexte qu’un être humain, uniquement parce qu’il est humain, manque de la « vertu » supra-humaine d’un ange ou d’un dieu. Cet être humain omettra sans doute de faire ce qu’un être supérieur à lui se serait senti obligé de faire : de pareilles omissions ne seront jamais, soutient Kant, « des péchés d’omission ».

À la thèse générale formulée dans ce texte, à savoir qu’il n’y a qu’une différence de degré entre les deux types de péchés, Kant apporte donc deux restrictions, montrant d’abord que la différence de degré se transmue en différence de nature lorsqu’on envisage l’omission d’un point de vue extra-moral, ensuite que l’omission cesse d’être un péché lorsqu’elle se rapporte à une perfection qui nous dépasse. Bien que ces deux restrictions soient fort différentes, le vocabulaire utilisé pour les formuler est identique : dans les deux cas, l’omission est un « manque », pas une « privation ». Le manque relève de la « contradiction » : il n’y a qu’une seule entité, affirmée ou niée, présente ou absente. La privation relève de l’opposition réelle : il y a deux entités, une entité positive combattue par une entité négative. L’omission est un péché quand elle résulte d’une opposition réelle, elle n’en est pas un quand elle ne fait que nier ; elle ne diffère qu’en degré de l’action négative dans le premier cas, elle diffère en nature de toute action dans le second. On le voit, ce qui est essentiel dans ce texte, ce n’est ni la thèse défendue, ni ce qui la restreint : c’est l’appareil conceptuel qui justifie aussi bien la thèse que les restrictions.

 

 

     En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :

          - Kant : Le sens des limites

          - Bergson : L’idée de néant

     Dans le chapitre « Conférences » :

          - Sur un prétendu droit de mentir

          - La foi chez Kant

          - Temps et sens des catégories selon Kant

     Dans le chapitre « Explications de textes » :

          -saint Augustin : La volonté divisée

          - Hume: Le jugement moral

          - Kant : La réalité objective de la géométrie

          - Kant : Le jugement de goût

          - Kant : Le « type » de la loi morale

          - Sartre : La négation

          - Spinoza : La privation

     Et dans le chapitre « Notions » :

          - Le Caractère

          - Le Mal

          - La Volonté

 

BIBLIOGRAPHIE

               Joseph VIDAL-ROUSSET, Qu’est-ce que la négation ?, Paris, Ed. Vrin, Coll. « Chemins philosophiques », 2013

 

 

 

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