HEGEL : LA LOI DU TALION

Principes de la philosophie du droit, extrait de l’Addition au § 101

Traduction André Kaan

Paris, Éditions Gallimard, 1940, p. 138

 

Il est très facile de montrer l’absurdité de la peine comme talion (ainsi vol pour vol, brigandage pour brigandage, œil pour œil, dent pour dent, qui nous représentent le criminel borgne et édenté), mais le concept n’a rien à voir avec cela, seule l’idée de cette égalité spécifique est responsable de ces images. La valeur, comme l’équivalence interne de choses qui dans leur existence externe sont spécifiquement très différentes, est une notion qui apparaît déjà dans les contrats (cf. plus haut), ainsi que dans l’action civile contre le crime (§ 95), et par elle la représentation passe de la caractéristique immédiate de la chose à l’universel. Dans le crime, où le caractère indéfini de l’action est une détermination fondamentale, les distinctions spécifiques extérieures sont d’autant plus effacées, et l’égalité ne peut plus être la règle que pour l’essence de ce que le criminel a mérité, mais non pour la forme extérieure de cette peine. Ce n’est qu’au point de vue de cette dernière que la punition du vol et du brigandage, peine pécuniaire ou de prison, sont inégales, mais quant à leur valeur, à leur propriété commune d’être des dommages, ils sont comparables. C’est alors, on l’a vu, l’affaire de l’intelligence de chercher l’approximation de l’égalité de valeur. Si l’on ne conçoit pas la connexion interne virtuelle du crime et de l’acte qui l’abolit, et que, par suite, on n’aperçoive pas l’idée de la valeur et de la comparabilité selon la valeur, on en arrive à ne voir dans une peine proprement dite que la liaison arbitraire d’un mal avec une action défendue.

 

 

Ce texte part d’une absurdité pour aboutir à une autre absurdité, inverse de la première. Ce qui est présenté comme absurde au commencement du texte, c’est l’idée que la justice exige un rapport de stricte égalité entre le crime et la peine qu’il mérite. Ce qui est dénoncé comme absurde à la fin du texte, c’est l’idée opposée selon laquelle la peine infligée n’aurait aucun rapport essentiel avec la faute commise. Entre ces deux absurdités contraires, il y a cette différence fondamentale que la seconde, selon Hegel, est bien réelle, alors que la première n’est qu’apparente. Il n’y a rien de réellement absurde dans le concept de la juste peine comme « talion » (« tel » est le crime, « telle » est la sanction).  N’est absurde que l’image, la représentation qu’on se fait de cette égalité quand on la traduit en une identité des souffrances, le criminel devant subir exactement ce qu’il a fait subir. Au lieu de penser vraiment le crime, c’est-à-dire la violation du droit, on ne voit l’action criminelle que dans le mal spécifique qu’elle commet. Et au lieu de penser vraiment la punition, c’est-à-dire le rétablissement du droit par la négation de sa négation, on la cherche dans le fait d’infliger au criminel un mal de même nature, prenant ainsi à la lettre, non dans son esprit, la fameuse formule biblique « Œil pour œil, dent pour dent » (Lévitique, XXIV, 20). L’absurdité est alors patente, « facile à montrer » dit Hegel, mais uniquement pour celui qui reste, par facilité, sur le terrain de ce qui se montre. Celui-là sera tenté de rejeter comme barbare la loi du talion, et d’adopter la conception apparemment plus « humaine » qui fait de la peine un moyen de dissuader les criminels futurs, ou d’amender les criminels passés, mais surtout pas une occasion de rendre le mal pour le mal. Bref, voulant éviter ce qu’il croit être l’absurdité du talion, il tombera dans une absurdité inverse, bien réelle celle-ci : l’absurdité de la peine comme « liaison arbitraire d’un mal avec une action défendue ». Cette nouvelle conception renonce en effet à l’idée d’une société fondée sur la justice, et lui substitue la vision d’une association d’individus mus par leurs seuls intérêts, en particulier leurs intérêts sécuritaires, et devant s’accorder entre eux sur le calcul des moyens les plus efficaces pour les satisfaire. Loin d’être plus humaine que le talion, elle est proprement inhumaine, considérant le criminel, non comme un homme dont la volonté de violer la loi est reconnue, et en quelque sorte respectée, dans la peine qu’on lui inflige, mais comme une source de nuisances contre lesquelles il convient de se prémunir.

L’objectif de Hegel est d’empêcher que la critique de l’absurdité apparente de la peine comme talion ne conduise à l’absurdité réelle de la peine comme simple moyen de pression. Il lui faut donc montrer que la première absurdité ne concerne qu’une image naïve de l’égalité entre le crime et sa punition, et n’atteint pas le concept de cette égalité, concept qui n’a, nous dit-il, « rien à voir avec cela ». Cette déclaration peut toutefois sembler excessive : comment admettre que le concept du talion, de « la connexion interne virtuelle du crime et de l’acte qui l’abolit », soit si « intérieur » qu’il n’ait réellement « rien à voir » avec une identité manifeste des deux actions effectuées, la première par le criminel, la seconde contre lui ? Pour démontrer qu’il en est bien ainsi, Hegel rappelle le contexte juridique de ce problème, à savoir ce qu’il nomme « le droit abstrait », titre de la première partie de la Philosophie du droit, d’où ce texte est extrait et dont il constitue l’un des derniers paragraphes. Le droit est « abstrait » quand on le considère en faisant abstraction du jugement que la morale porte sur lui au nom de son exigence intérieure, et de l’État qui le réconcilie avec cette exigence. C’est le droit de l’homme exerçant sa liberté par la possession, garantissant sa propriété en passant des contrats avec d’autres propriétaires, veillant à ce que les choses qu’il possède soient échangées contre d’autres de même « valeur ». Or dans tout échange de ce genre, des choses « spécifiquement très différentes », des choses qu’il est impossible d’égaliser du point de vue de leur « caractéristique immédiate », n’en sont pas moins jugées « équivalentes ». C’est ce droit abstrait que le criminel transgresse, dans le simple vol ou dans le brigandage, et c’est pour rétablir le droit abstrait, dans l’esprit même du droit abstrait, que l’on punit, par exemple, le simple vol d’une peine pécuniaire et le brigandage d’une peine de prison, punitions jugées équivalentes dans leur « essence » à la faute commise, même si cette égalité n’apparaît pas dans « la forme extérieure de la peine ». La logique contractuelle qui régit le droit abstrait trouve ainsi dans l’action contre le crime une application particulière, mais une application extrême, compte tenu, nous dit Hegel, du « caractère indéfini » de l’action criminelle : ce qui transgresse la loi échappe en effet à toute limite.  Cette démesure propre au crime « efface » d’autant plus « les distinctions spécifiques », accroit encore la distance entre l’essence de la peine et sa forme extérieure. C’est alors à l’intelligence seule de chercher « l’approximation » d’une « égalité de valeur » qui ne peut se manifester autrement.

Voilà donc ce qu’il faut opposer à celui qui voudrait rejeter le concept de la juste peine comme talion, sous prétexte que la formule « Œil pour œil » lui paraît barbare. Pour autant, l’argumentation de Hegel n’a pas pour objet de disqualifier totalement ce sentiment négatif. Il y a quelque chose d’insatisfaisant dans la séparation radicale entre un intérieur qui reste intérieur, irrémédiablement caché, et un extérieur qui demeure extérieur, incurablement superficiel. Cette insatisfaction, c’est celle que doit susciter le droit abstrait en général, le droit qui n’est pas encore complété et modifié par l’exigence morale et le souci de l’État. Uniquement tourné vers la justice des échanges, des contrats, ce droit de propriétaires ne peut faire oublier l’impureté de son origine, la violence de la prise de possession. Camouflée dans les contrats, cette violence initiale réapparaît dans le crime et dans sa punition : elle fait le chemin complet, attestant ce que Hegel appelle la « contingence » du droit abstrait. Considérée sous cet angle, la loi du talion apparaît bien, conformément à notre sentiment général, comme une loi de vengeance plus que de justice. Certes, la vengeance veut la justice, prétend être juste, et c’est ce qui fait, nous rappelle le texte, la valeur du talion face aux conceptions de la peine qui renoncent à l’idée même de justice. Mais l’idée de justice n’est pas encore la justice effective, que seul l’État peut réaliser. Tant qu’on fait abstraction de l’État, l’effort de l’intelligence pour trouver une « approximation de l’égalité de valeur » a quelque chose de désespéré : plus nous cherchons à proportionner la peine au crime, plus la raison de cette proportion nous échappe. Le caractère énigmatique de la peine marque l’extrême limite du droit abstrait, le moment où il doit être nié pour être sauvé.

 

En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":

- Hegel: Le désir de reconnaissance

Dans le chapitre "Conférences":

- La Phénoménologie de l'Esprit (1): Le chapitre sur la certitude sensible

- La Phénoménologie de l'Esprit (2): La place de la Phénoménologie de l'Esprit dans le système du savoir

- La Phénoménologie de l'Esprit (3): Le plan de la Phénoménologie de l'Esprit 

- L'esthétique de Hegel

Dans le chapitre "Explications de textes":

          - Hegel: La ruse de la raison

          - Hegel: Le droit de la guerre

Et dans le chapitre "Notions":

- Le Châtiment

- Le Droit

- L'Etat

- Le Mal

 

BIBLIOGRAPHIE

Michaël FOESSEL, Penser la peine, Contrainte et crime dans les Principes de la philosophie du droit de Hegel, Revue de métaphysique et de morale, N°4, Octobre 2003, p. 529-542

 

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