LOCKE : ÉTAT DE NATURE ET SOCIÉTÉ POLITIQUE

Second Traité du gouvernement civil, Chapitre VII, § 87

Traduction de David Mazel 

Paris, Éditions GF-Flammarion, 1992, p. 206-207

 

Les hommes étant nés tous également, ainsi qu’il a été prouvé, dans une liberté parfaite, et avec le droit de jouir paisiblement et sans contradiction de tous les droits et de tous les privilèges des lois de la nature, chacun a, par la nature, le pouvoir, non seulement de conserver ses biens propres, c’est-à-dire sa vie, sa liberté et ses richesses, contre toutes les entreprises, toutes les injures et tous les attentats des autres, mais encore de juger et de punir ceux qui violent les lois de la nature, selon qu’il croit que l’offense le mérite, de punir même de mort lorsqu’il s’agit de quelque crime énorme, qu’il pense mériter la mort. Or, parce qu’il ne peut y avoir de société politique, et qu’une telle société ne peut subsister, si elle n’a en soi le pouvoir de conserver ce qui lui appartient en propre, et pour cela de punir les fautes de ses membres, là seulement se trouve une société politique, où chacun des membres s’est dépouillé de son pouvoir naturel, et l’a remis entre les mains de la société, afin qu’elle en dispose dans toutes sortes de causes, qui n’empêchent point d’appeler toujours aux lois établies par elle. Par ce moyen, tout jugement des particuliers étant exclu, la société acquiert le droit de souveraineté ; et certaines lois étant établies, et certains hommes autorisés par la communauté pour les faire exécuter, ils terminent tous les différends qui peuvent arriver entre les membres de cette société-là, touchant quelque matière de droit, et punissent les fautes que quelque membre aura commises contre la société en général, ou contre quelqu’un de son corps, conformément aux peines marquées par des lois. Et par là, il est aisé de discerner ceux qui sont ou qui ne sont pas ensemble en société politique. Ceux qui composent un seul et même corps, qui ont des lois communes établies et des juges auxquels ils peuvent appeler, et qui ont l’autorité de terminer les disputes et les procès qui peuvent être parmi eux et de punir ceux qui font tort aux autres et commettent quelque crime : ceux-là sont en société civile les uns avec les autres ; mais ceux qui ne peuvent appeler de même à aucun tribunal sur la terre, ni à aucunes lois positives, sont toujours dans l’état de nature ; chacun, où il n’y a point d’autre juge, étant juge et exécuteur pour soi-même, ce qui est, comme je l’ai montré auparavant, le véritable et parfait état de nature.

 

Ce texte est construit sur un syllogisme dont la première prémisse décrit la situation des hommes à « l’état de nature », la seconde leur situation lorsqu’ils forment au contraire une « société politique » ou « société civile », ce que nous avons coutume d’appeler un « État », la conclusion du syllogisme étant qu’il est alors « aisé de discerner » s’ils sont dans la première ou la seconde de ces situations.

Cette conclusion est étonnante : une fois que l’état de nature et la société politique ont été distingués, n’est-il pas un peu tard pour se préoccuper de savoir s’il est aisé ou non de les discerner ? Un des objectifs de l’explication sera de comprendre le sens de ce discernement, et sa pertinence en tant que conclusion du syllogisme.

À quelles conditions est-il « aisé » de discerner une chose d’une autre ? Il faut d’abord que les deux choses aient entre elles assez de traits communs pour être comparées, et ensuite qu’on puisse appréhender, sur fond de cette communauté, une différence claire. Tenons-nous en pour le moment à la première condition, celle de la comparabilité. Pour que l’état de nature, autrement dit l’état des hommes tels qu’ils sont « nés », soit comparable à la société politique, il faut qu’il soit lui-même « politique » en un certain sens. C’est bien ce que nous disent les premières lignes du texte, où nous apprenons que les hommes naissent « avec le droit de jouir paisiblement et sans contradiction de tous les droits et de tous les privilèges des lois de la nature ». L’état de nature, selon Locke, est déjà un état de droit. Les hommes, soutient-il, n’attendent pas l’apparition de la société politique proprement dite, l’édification d’un État, l’institution d’un pouvoir législatif, exécutif et judiciaire pour avoir des droits et devoir respecter des lois. Ils ne peuvent se permettre de l’attendre, pour une raison qui nous est suggérée par l’expression « droit de jouir paisiblement et sans contradiction ». Ce que suggère cette expression, c’est que la fonction première des lois n’est pas d’interdire, mais de protéger. S’il y a des « lois de la nature », des lois à l’état de nature, c’est parce que chaque homme a dès sa naissance quelque chose de précieux à protéger, quelque chose dont il est en droit d’exiger la protection, sans attendre. Ce quelque chose, Locke en précise la nature quelques lignes plus bas : ce sont, nous dit-il, « ses biens propres, c’est-à-dire sa vie, sa liberté et ses richesses ». En d’autres termes, l’homme a naturellement des droits parce qu’il est naturellement propriétaire. Chaque être humain, étant conscient de lui-même, se possède lui-même, possède ses facultés et possède du même coup ce qui résulte de l’exercice de ces facultés, les richesses produites par son propre travail. La propriété au sens étroit, le droit exclusif de posséder ce qu’on a soi-même produit, n’est qu’un aspect de la propriété au sens large, du droit naturel de se posséder soi-même.

S’il y a un « état de nature », si la nature constitue pour les hommes un « état », ce ne peut être qu’un état de paix entre des propriétaires qui respectent mutuellement leur « droit de jouir paisiblement et sans contradiction » de leur propriété : tel est le principe de toutes les « lois de la nature ». Affirmer l’existence de ces lois, souligne Locke, c’est assumer ce qu’elles impliquent logiquement, à savoir « non seulement » l’obligation de défendre la propriété de chacun « contre toutes les entreprises, toutes les injures et tous les attentats », « mais encore » celle « de juger et de punir » les auteurs de ces entreprises, injures et attentats. L’expression « loi de la nature » ne serait qu’une formule creuse si elle n’enveloppait pas toutes ces conséquences, et cela dès l’état de nature, c’est-à-dire sans attendre. La question est alors celle du « pouvoir » : qui, à l’état de nature, doit détenir le pouvoir de défendre la propriété quand elle est attaquée, mais aussi celui de juger et de punir ceux qui l’attaquent, qui doit se faire policier, juge et bourreau, qui doit être autorisé à interpréter les lois de la nature et à les appliquer ? La réponse est évidente : à l’état de nature, faute d’institutions politiques, policières, judiciaires, et faute de pouvoir se permettre d’attendre que ces institutions soient créées, « chacun a, par la nature », le pouvoir de conserver ses biens propres (sa vie, sa liberté, ses richesses), par conséquent le pouvoir de les défendre (contre les entreprises, les injures, les attentats), par conséquent le pouvoir de juger et de punir « ceux qui violent les lois de la nature » en s’attaquant à sa propriété.

Il importe ici de noter les deux significations différentes que Locke donne au mot « nature » au cours de la même phrase : d’une part c’est une « loi de la nature » que de protéger la propriété, d’autre part c’est le propriétaire lui-même qui détient « par la nature » le pouvoir de faire respecter cette loi. Dans le premier cas, « nature » renvoie à l’essence de l’homme, qui est de se posséder lui-même. Cette essence demeurera inchangée quand on passera de l’état de nature à la société civile, aux institutions politiques, policières et judiciaires : la fonction de ces institutions sera toujours, en dernier ressort, de protéger la propriété. Mais dans le second cas, quand on dit qu’à l’état de nature le propriétaire a « par la nature » le pouvoir de juger et punir, le mot « nature » signifie qu’à un problème urgent les hommes peuvent fournir une solution immédiate, sans devoir attendre une solution peut-être meilleure, mais qui demande du temps. Il est naturel que les hommes aient d’abord connu un système de légitime défense, un système dans lequel chacun, juge en sa propre cause, pouvait se faire justice lui-même, avant que soient construites les institutions donnant à la « société politique » le pouvoir de faire les lois et de les appliquer.

C’est donc uniquement sur le « pouvoir de juger et punir » que se fait la différence entre « état de nature » et « société politique » : voilà ce que Locke établit comme deuxième prémisse de son syllogisme. L’enjeu de ce pouvoir reste le même : il s’agit toujours de conserver ce que chaque homme a en propre, à savoir sa vie, sa liberté et ses richesses. Mais le détenteur du pouvoir de juger et punir a changé : dans une société politique, en termes modernes dans un État, « chacun des membres s’est dépouillé de son pouvoir naturel [pas de sa propriété !], et l’a remis entre les mains de la société ». Pourquoi ? Parce que si l’individu est en droit d’exiger la conservation de ce qui lui appartient en propre, il en va précisément de même de la société politique : elle ne peut ni être ni subsister, explique Locke « si elle n’a en soi le pouvoir de conserver ce qui lui appartient en propre, et pour cela de punir les fautes de ses membres ». L’acte par lequel les individus se dépouillent de leur pouvoir de juger et punir pour le transférer à la société marque ainsi l’accession de cette dernière au statut de sujet de droit, de véritable « communauté » : c’est désormais à cette communauté de juger, en excluant « tout jugement des particuliers », sans avoir à se référer à un autre jugement que le sien, donc en toute « souveraineté ». Entre le propriétaire agressé et celui qui l’agresse, un tiers a été créé pour régler « tous les « différends ». Au lieu d’être prononcé par l’un des deux protagonistes, s’inspirant de ce qu’il « pense » ou « croit » être la loi de la nature, le jugement l’est maintenant par « certains hommes autorisés par la communauté » à faire exécuter « certaines lois » communes qui ont été « établies », c’est-à-dire rendues publiques, la punition devant alors être décidée « conformément aux peines marquées par les lois » en question.

Les deux prémisses du syllogisme nous ont appris, la première en quoi l’état de nature et la société politique sont comparables, la seconde ce qui les différencie exactement. Toutes les conditions sont donc remplies pour conclure qu’il est « aisé de discerner ceux qui sont ou qui ne sont pas ensemble en société politique ». Ce que nous ne comprenons pas encore, c’est l’intérêt de cette conclusion : pourquoi mettre l’accent sur la facilité de discerner les deux situations ? Ce discernement est aisé, explique Locke, parce qu’il s’agit seulement de savoir si les hommes « peuvent » ou « ne peuvent pas » accomplir une certaine action : s’ils le peuvent, ils forment une société politique, s’ils ne le peuvent pas ils sont à l’état de nature. De quelle action s’agit-il ? Celle qui est désignée dans le texte par le verbe « appeler » : « Ceux … qui ont des lois commune établies et des juges auxquels ils peuvent appeler, … ceux-là sont en société civile », tandis que « ceux qui ne peuvent appeler de même à aucun tribunal sur la terre, ni à aucunes lois positives, sont toujours dans l’état de nature ». Appeler, faire appel à un tiers, à une autorité susceptible de régler les différends, juger et punir, voilà effectivement ce qui était impossible à l’état de nature, pour la bonne raison qu’une telle autorité n’existait pas encore, qu’il fallait du temps pour qu’elle soit créée, et qu’en attendant l’urgence de la situation imposait à chaque propriétaire la tâche de se faire justice lui-même. Or une urgence semblable peut très bien m’imposer, aujourd’hui encore, une tâche analogue, si je suis agressé dans des conditions telles qu’elles ne me laissent pas la possibilité raisonnable « d’appeler » des juges qui existent pourtant, mais sont alors inaccessibles. Tous les cas de ce qu’on nomme « légitime défense » concernent des hommes qui sont, nous dit le texte, « toujours dans l’état de nature ».

Soutenir, comme le fait Locke, qu’il est aisé de discerner ceux qui sont en société politique de ceux qui sont à l’état de nature, cela revient donc à affirmer qu’il est facile de savoir quand on peut invoquer la légitime défense : j’ai le droit de me faire justice dès lors que je ne peux pas « appeler ». Or on estime souvent qu’il est malgré tout assez difficile de déterminer, dans une situation de ce genre, la juste proportion de la riposte : elle risque d’être abusive si elle intervient dès la première menace, mais elle sera peut-être dérisoire chez celui qui attend la première violence effective pour réagir. Une telle difficulté, un tel scrupule, n’existe pas pour le philosophe de la propriété au sens large qu’est Locke. Puisque c’est mon droit naturel de me posséder moi-même qui s’étend de ma vie à ma liberté et à mes richesses, je suis en droit d’attribuer, à celui qui me menace pour me ravir l’un de mes biens, la volonté de me ravir tous les autres, jusqu’à me supprimer moi-même, et en conséquence de le « punir même de mort ». En clair, « un homme peut légitimement tuer un voleur », comme l’énonce Locke lui-même au § 18 de son Traité. Ce qu’implique concrètement la « facilité de discerner » l’état de nature de la société politique, c’est en fin de compte une conception qu’on pourrait qualifier « d’américaine » (plutôt qu’européenne) de la légitime défense.

 

En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :

- Locke : Le propriétaire

Dans le chapitre « Explications de textes » :

- Locke: Noms et espèces

- Hobbes : Droit de nature, loi de nature, état de nature

- Rousseau: Deux sortes de dépendance

          Et dans le chapitre "Notions":

- Le Droit

- L'Etat

- La Paix

- La Souveraineté

- La Violence

 

BIBLIOGRAPHIE

John DUNN, La pensée politique de John Locke, Une présentation historique de la thèse exposée dans les deux traités du gouvernement civil, trad. J.-F. Baillon, Paris, P.U.F., Coll. "Léviathan", 1991

 

 

 

 

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