LE POSSIBLE

 

 

Introduction : les deux sens du mot « possible »

 

Un des chapitres du recueil La pensée et le mouvant de Bergson a pour titre « Le possible et le réel ». Bergson y remarque que le mot « possible » peut prendre deux sens fort différents : soit ce mot désigne simplement tout ce qui n’est pas impossible, soit il prétend décrire le statut de ce qui n’existe pas encore, mais tend vers l’existence. Ce double sens, ajoute Bergson, n’a rien d’innocent : il porte en lui le germe d’un abus conceptuel, d’une erreur philosophique majeure. Car sous prétexte qu’il faut bien qu’une chose ne soit pas impossible pour pouvoir exister, on imagine qu’elle a dû préexister à elle-même, et on en vient à penser que tout ce qui est arrivé était prévisible. Mais en réalité, soutient Bergson, c’est parce que la chose est arrivée qu’elle nous paraît après coup avoir été « possible » au second sens du terme. Loin d’être moins que le réel, comme on le croit communément, le possible est plus que le réel, puisqu’il le contient, et contient en outre sa projection rétrospective.

Laissons de côté pour le moment cette critique bergsonienne du possible en tant que tendance à l’existence, et limitons-nous au premier sens du mot : est possible ce qui n’est pas impossible. On aurait tort de ne voir dans cette définition négative qu’un jeu stérile et vide. Rien n’est plus pertinent, pour saisir ce qui est propre au possible, que de partir de son contraire. L’impossible, en effet, est une notion déterminée. Nous avons besoin d’une raison précise pour affirmer qu’une chose est impossible : soit elle est impossible logiquement, parce qu’elle implique contradiction, soit, bien que logiquement possible, elle est impossible physiquement parce que les lois de notre monde l’interdisent. Définir le possible par la négation de l’impossible, c’est donc mettre en lumière, par contraste, son indétermination : tout ce qui n’est pas contradictoire ni exclu par les lois de la nature apparaît indifféremment possible.

 

1. Y a-t-il des possibles qui ne se réalisent pas ? Autour de l’argument « dominateur » (Diodore, Aristote)

 

Cette approche a toutefois une conséquence problématique : nous devons admettre que bien des choses qui ne sont jamais arrivées n’en étaient pas moins logiquement et même physiquement possibles. Pour le dire autrement, nous devons admettre que certains « possibles », et même un grand nombre de possibles, ne se sont jamais réalisés et ne se réaliseront jamais. Nous admettons donc leur inexistence tout en prétendant que cette inexistence n’a rien à voir avec celle de l’impossible, qu’elle lui est même complètement opposée. Cette distinction entre deux sortes d’inexistence, certains philosophes de l’Antiquité la rejetaient : les « Mégariques », ou philosophes de l’école de Mégare. Leur thèse était qu’il n’y a de possible que ce qui existe, le reste étant impossible. Or cela revient à affirmer que tout ce qui arrive devait nécessairement arriver, bref à soutenir le fatalisme. L’originalité des Mégariques était de fonder leur fatalisme sur la pure logique : non pas sur les lois du monde, mais sur celles qui régissent le raisonnement correct.

La manifestation la plus éclatante de ce fatalisme logique est un argument que les Anciens ont nommé « dominateur » et qui fut formulé par le philosophe mégarique Diodore Cronos. L’argument repose sur l’incompatibilité entre trois propositions que nous sommes naturellement disposés à admettre. L’une de ces propositions (C) est précisément qu’il y a des possibles qui ne se réalisent pas. Aussi évidente qu’elle paraisse, argumentait Diodore, cette proposition est incompatible avec deux autres propositions non moins évidentes. La première (A) est que tout ce qui est passé est irrévocable, donc vrai nécessairement : ce qui a eu lieu ne peut plus ne pas avoir eu lieu, ce qui n’a pas eu lieu ne peut plus avoir eu lieu. La seconde (B) est que l’impossible ne saurait provenir du possible. Or si, en vertu de C, un possible ne se réalisait pas, ce possible, en vertu de A, deviendrait après-coup impossible, ce qui est contraire à B.

En utilisant un pareil argument, Diodore ne pouvait contraindre ses adversaires à rejeter, comme lui, l’idée que certains possibles ne se réaliseront jamais. Mais s’ils voulaient conserver cette idée, l’argument était censé les contraindre à des choix encore plus difficiles : soit ils étaient tenus d’accepter que ce qui a eu lieu n’a pas nécessairement eu lieu, soit il leur fallait admettre que l’impossible peut provenir du possible. Sur les trois propositions, l’une devait forcément être sacrifiée pour que les deux autres soient sauvées. C’est sans doute pour cette raison, parce qu’il semblait fixer d’avance les conditions auxquelles chacun, quelle que soit son opinion, devrait se soumettre, que cet argument fut baptisé « dominateur ».

Faut-il toutefois se laisser dominer par l’argument dominateur ? Est-ce bien à la logique de décider si certains possibles ne se réalisent pas ou si, au contraire, n’arrive que ce qui doit arriver ? Considérons l’exemple pris par Aristote au chapitre IX de son traité De l’interprétation : « Nécessairement, écrit-il, il y aura demain une bataille navale ou il n’y en aura pas ; mais il n’est pas nécessaire qu’il y ait demain une bataille navale, pas plus qu’il n’est nécessaire qu’il n’y en ait pas. » La première moitié de cette citation énonce ce qui relève de la logique, à savoir le « principe du tiers exclu », principe valable en tout temps parce qu’il est indépendant du temps : que ce soit hier, aujourd’hui ou demain, ou bien une bataille navale a lieu, ou bien il n’y en a pas. Comme le précise Aristote, cette alternative est vraie « nécessairement », mais d’une nécessité logique, d’une nécessité qui concerne ce que nous disons sur la bataille navale, et non la bataille navale elle-même : nous n’avons pas le droit de dire à la fois qu’elle a lieu « et » qu’elle n’a pas lieu, la disjonction « ou » s’impose. La seconde moitié de la citation, en revanche, indique clairement ce qui ne relève pas de la logique, ce que la logique ne peut prétendre régir sans abuser de son droit. La logique nous contraint à poser l’alternative entre « avoir lieu » et « ne pas avoir lieu », elle ne contraint pas la bataille navale à avoir lieu, ni à ne pas avoir lieu : la nécessité logique d’une disjonction n’entraîne pas la disjonction réelle des nécessités. Sachant que sur deux propositions opposées concernant l’avenir, nécessairement l’une est vraie et l’autre fausse, nous ne pouvons en conclure que l’une des deux est déjà  nécessairement vraie (ou fausse), et que la future bataille navale (ou son absence) est déjà inscrite sur le grand livre du Destin. Si la bataille a lieu, ce ne sera pas en vertu d’un principe logique, mais parce que les puissances ennemies ont décidé la confrontation, ce qu’elles auraient pu éviter : un possible sera réalisé, un autre non.

 

2. La notion de monde possible chez Leibniz

 

S’il en est ainsi, nous pouvons légitimement nous demander pourquoi l’un de ces possibles se réalise de préférence à l’autre. La raison de cette préférence, prétend Leibniz dans sa Théodicée, nous ne la trouverons pas dans les possibles eux-mêmes, pris à part : chacun d’eux est alors possible au même titre que l’autre, c’est-à-dire « non impossible ». Mais ni l’un ni l’autre, justement, ne doit être pris à part. Il est clair, par exemple, que la préférence pour le possible « une bataille navale a lieu » fait corps avec la préférence pour d’autres possibles, ceux qui concernent en particulier la présence d’un état d’esprit plutôt belliqueux chez les dirigeants politiques et dans les peuples concernés. Chacun de ces possibles ne sera à son tour préféré que si d’autres le sont avec lui, et ainsi de suite. Lorsque la décision d’engager la bataille navale est prise, ce n’est pas seulement la possibilité de cette bataille qui passe à l’existence, c’est en même temps l’infinité des possibles qui lui sont liés, qui entretiennent avec elle, explique Leibniz, une relation de « compossibilité ». Il en va de même quand la décision inverse est prise : cette décision ne réalise pas uniquement le possible « une bataille navale n’a pas lieu », elle implique la réalisation d’une infinité de possibles qui sont tous compossibles, directement ou indirectement, avec le refus d’engager le combat. En d’autres termes, ce n’est pas dans le même monde qu’a lieu la préférence pour l’une ou l’autre de ces éventualités. Le choix de la bataille navale signifie qu’un certain « monde possible » accède à l’existence : le monde dans lequel tout, de près ou de loin, est compossible avec le déroulement de cette bataille. Le choix opposé accompagnerait la réalisation d’un autre monde possible.

En conséquence, poursuit Leibniz, la question « pourquoi tel possible se réalise de préférence à tel autre ? » se ramène à la question « pourquoi, parmi une infinité de mondes possibles, est-ce ce monde-ci, le monde réel, qui a été créé ? » La seule réponse rationnelle est : « parce que ce monde est le meilleur des mondes possibles ». Supposons en effet le contraire, supposons qu’un monde meilleur que le nôtre ait été possible. Nous avons alors à nous demander pourquoi Dieu n’a pas créé ce monde plutôt que le nôtre. Peu importe notre incapacité de répondre : ce qui compte,  c’est le principe qui nous oblige à admettre qu’il y a nécessairement une réponse à cette question, que Dieu devait donc avoir une bonne raison pour créer notre monde plutôt que n’importe quel autre. Reconnaissant ce « principe de raison suffisante », nous ne pouvons que rejeter notre hypothèse.

Que penser de cette théorie ? Sa conséquence la plus remarquable est la suivante : s’il fait partie du meilleur des mondes possibles qu’une bataille navale ait lieu demain, cette bataille ne pourra pas ne pas avoir lieu. Cela ressemble fort à ce que disaient déjà les Mégariques : leur thèse, on l’a vu, était qu’il n’arrive que ce qui doit arriver, le reste étant impossible. Pourtant, Leibniz ne cesse de proclamer son opposition au fatalisme logique. Certes, dirait-il, la bataille est inévitable, mais cela ne signifie pas que la décision de ne pas livrer bataille soit logiquement impossible. Une telle décision est au contraire tout à fait possible, elle appartient à un monde possible, mais un monde qui n’accèdera pas à l’existence parce qu’il est inférieur en perfection à celui que Dieu a créé. Il est permis de juger insatisfaisante cette façon de se démarquer du fatalisme, de n’y voir qu’une subtile argutie. Quand on soutient qu’à tout moment et en tout lieu un seul possible est appelé à se réaliser dans le monde tel qu’il est, il est vain de prétendre que cette réalisation n’est pas absolument nécessaire sous prétexte qu’il y a d’autres mondes possibles. Ces autres mondes, dirons-nous, sont bel et bien impossibles, logiquement impossibles, puisque Dieu ne pouvait les appeler à l’existence sans se contredire.

Il serait tentant de répondre à Leibniz que ce dont nous avons besoin, pour nous sentir libres, ce n’est pas seulement d’une diversité d’options possibles, c’est de la concurrence de tous ces possibles au sein du même monde. Ce monde dépendra alors, au moins en partie, de notre choix : l’idée de liberté exclut celle d’un monde complètement prévisible comme l’est celui de Leibniz. Mais le monde peut-il être imprévisible si notre liberté consiste uniquement à choisir entre des possibles qui lui sont imposés ? Qui ne voit qu’un tel choix doit avoir ses raisons, lesquelles seront forcément tirées des possibles en question, si bien que le résultat de la comparaison sera prévisible. Toute cette conception reviendrait alors à affirmer que l’avenir est déjà contenu dans le passé, donc à nier la liberté. Pour garantir cette dernière, devons-nous donc rejeter, non seulement la philosophie leibnizienne du meilleur des mondes, mais aussi la simple idée d’un choix entre les possibles ?  

 

3. La liberté et le possible (Bergson, Kant)

 

Telle est précisément la thèse de Bergson dans le texte que nous avons cité en introduction. Pour Bergson, c’est trop peu dire que de constater simplement que la réalité est imprévisible, comme si elle pouvait ne pas l’être. La réalité est imprévisible par essence, parce que son essence est de durer. Durer, c’est devoir attendre ce qui arrivera pour le découvrir : toute durée est créatrice de nouveauté. Or il n’y a pas de création quand ce qui arrive n’est que l’actualisation d’une possibilité préexistante : la création, ce n’est pas un possible qui devient réel, c’est au contraire un réel inattendu qui fait surgir rétrospectivement sa propre possibilité. Voilà ce qui se passe dans toute création artistique, et dans cette création de soi par soi qu’est une vie humaine. Mais une illusion presque invincible nous fait percevoir le processus à l’envers, et conduit la plupart des philosophes à voir dans notre liberté, non le pouvoir de créer des possibles, mais un pouvoir de choisir entre des possibles déjà présents, bref à nier notre liberté au moment même où ils prétendent la décrire.

Contre cette illusion, Bergson soutient que le possible n’est pas une sorte d’anticipation fantomatique, attendant la substance qui lui manque pour passer à l’existence. Le possible, martèle-t-il, n’est pas moins que le réel, il est au contraire davantage, puisqu’il contient le réel, et contient en outre la projection imaginaire du réel dans le passé. Mais s’il en est ainsi, seul ce qui arrive effectivement peut être dit « possible ». Bien que son affirmation de l’imprévisibilité radicale de toutes choses le situe aux antipodes du fatalisme des Mégariques, Bergson les rejoint paradoxalement en niant qu’il y ait des possibles qui ne se réalisent pas, donc en affirmant, à sa façon, qu’il n’arrive que ce qui doit arriver. Dans cette philosophie où la liberté est partout, nous pouvons aussi bien dire qu’elle n’est nulle part, puisque toute notion de choix disparaît, toute notion d’une marge de pure possibilité entourant la réalité.

Peut-on conserver l’idée que la liberté crée du possible, mais sans opposer cette idée, comme le fait Bergson, à celle d’un pouvoir de choisir ? Considérons la thèse kantienne selon laquelle c’est uniquement notre conscience morale, notre conscience de ce que nous devons, qui nous révèle notre liberté. Tout ce que nous apprenons par ailleurs sur nous-mêmes ne peut que mettre en lumière notre non-liberté, notre soumission au déterminisme. La connaissance que chacun a de soi s’exprime alors par le constat désabusé d’une série d’impossibilités, ce que Kant illustre, dans la Critique de la raison pratique, par l’exemple d’un homme déclarant qu’il lui est impossible de résister au plaisir. Il est certes facile d’opposer à cet homme qu’il y parviendrait pourtant à coup sûr si on le menaçait de punir sa satisfaction d’un châtiment mortel. Mais cela prouve seulement que la peur de mourir est plus forte chez lui que l’attrait du plaisir : l’objection n’a fait que situer l’impossibilité à un autre niveau. Pour faire reconnaître à cet homme ce qu’il peut, son véritable « possible », il faut cesser d’opposer à sa passion une autre passion plus forte, il faut plutôt opposer à toutes ses passions, y compris à la plus forte, le simple devoir, par exemple le devoir de ne jamais mentir : « demandez-lui, écrit Kant, si, dans le cas où son prince lui ordonnerait, en le menaçant d’une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu’il puisse être. Il n’osera peut-être pas assurer qu’il le ferait ou qu’il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. » La conscience de ce qu’il doit faire révèle à cet homme ce qu’aucune enquête sur lui-même n’aurait pu lui montrer, à savoir sa liberté de le faire, et cela sous la forme d’une certitude intime : la certitude que cela lui est possible.

Nous pouvons donc dire que pour Kant, comme pour Bergson, la liberté crée du possible. Mais cette création, loin de s’opposer à l’idée d’un choix entre des possibles, éclaire au contraire la nature de ce choix. Car en découvrant, éclairé par sa conscience morale, qu’il lui serait possible de surmonter sa peur de mourir, l’homme en question découvre du même coup que l’autre option, celle qui consisterait à céder à la peur, n’est elle aussi qu’une possibilité. Reconnaître la liberté d’un côté, c’est la reconnaître de l’autre : si cet homme est libre de refuser de mentir, c’est librement qu’il mentira, c’est librement qu’il se laissera guider par le déterminisme de ses passions. Dès lors, tout est possible : quand un possible surgit quelque part, l’univers entier des possibles surgit avec lui.

 

En lien avec cette notion, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":

- Aristote: La fatigue d'être

- Leibniz: Pourquoi ainsi plutôt qu'autrement?

- Kant: Le sens des limites

- Kierkegaard: Abraham

- Bergson: L'idée de néant

Dans le chapitre "Explications de textes":

- Aristote: Les futurs contingents

- Bergson: Le possible et le réel

- Kierkegaard: Ce qui "arrive"

- Leibniz: La substance individuelle

- Leibniz: Liberté humaine et justice divine

- Leibniz: Le meilleur des mondes

Et dans le chapitre "Notions"

- La Contingence

- Le Hasard

- La Probabilité

 

BIBLIOGRAPHIE

Jules VUILLEMIN, Nécessité ou contingence, L'aporie de Diodore et les systèmes philosophiques, Paris, Éd. de Minuit, Coll. "Le sens commun", 2018

LEIBNIZ, Essais de théodicée, sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du mal, Paris, Éd. GF-Flammarion, 1999

BERGSON, La pensée et le mouvant, Paris, Éd. GF-Flammarion, 2014

KANT, Critique de la raison pratique, trad. J.-P. Fussler, Paris, Éd. GF-Flammarion, 2003

 

 

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