SPINOZA : L’IDÉE, L’IMAGE, LE MOT

Éthique, Deuxième partie, Scolie de la Proposition 49

Traduction de Charles Appuhn

Œuvres de Spinoza, Paris, Éditions GF-Flammarion, 1965, tome 3, p. 126-127

 

 

Je commence donc par le premier point et j’avertis les lecteurs qu’ils aient à distinguer soigneusement entre une Idée ou une conception de l’Âme et les Images des choses que nous imaginons. Il est nécessaire aussi qu’ils distinguent entre les idées et les Mots par lesquels nous désignons les choses. Parce que, en effet, beaucoup d’hommes ou bien confondent entièrement ces trois choses : les images, les mots et les idées, ou bien ne les distinguent pas avec assez de soin, ou enfin n’apportent pas à cette distinction assez de prudence, ils ont ignoré complètement cette doctrine de la volonté, dont la connaissance est tout à fait indispensable tant pour la spéculation que pour la sage ordonnance de la vie. Ceux qui, en effet, font consister les idées dans les images qui se forment en nous par la rencontre des corps, se persuadent que les idées des choses à la ressemblance desquelles nous ne pouvons former aucune image ne sont pas des idées, mais seulement des fictions que nous forgeons par le libre arbitre de la volonté ; ils regardent donc les idées comme des peintures muettes sur un panneau et, l’esprit occupé par ce préjugé, ne voient pas qu’une idée, en tant qu’elle est idée, enveloppe une affirmation ou une négation. Pour ceux qui confondent les mots avec l’idée ou avec l’affirmation elle-même qu’enveloppe l’idée, ils croient qu’ils peuvent vouloir contrairement à leur sentiment quand, en paroles seulement, ils affirment ou nient quelque chose contrairement à leur sentiment. Il sera facile cependant de rejeter ces préjugés, pourvu qu’on prenne garde à la nature de la Pensée, laquelle n’enveloppe en aucune façon le concept de l’Étendue, et que l’on connaisse ainsi clairement que l’idée (puisqu’elle est un mode de penser) ne consiste ni dans l’image de quelque chose ni dans les mots. L’essence des mots, en effet, et des images, est constituée par les seuls mouvements corporels qui n’enveloppent en aucune façon le concept de la pensée.

 

Spinoza dénonce ici une confusion, et même une double confusion, c'est-à-dire une double erreur, mais surtout un double « préjugé ». S'il importe en effet, à ses yeux, de convaincre de leur erreur ceux qui confondent les « idées » et les « images » d'une part, les « idées » et les « mots » de l'autre, c'est parce que ces deux erreurs, une fois ancrées dans l'esprit, le disposent d'avance à méconnaître ce qu'il est « tout à fait indispensable » de savoir, « tant pour la spéculation que pour la sage ordonnance de la vie ». Or pour l'auteur d'un livre intitulé Éthique, d'un livre proposant à ses lecteurs de les conduire à la vie heureuse grâce à la connaissance, quelle ignorance pourrait être pire que celle qui porte précisément sur ce qu'il faut connaître pour bien spéculer et ordonner sa vie avec sagesse ? Le lecteur de l'Éthique découvrant ce passage est donc « averti » que s'il ne distingue pas maintenant « les images, les mots et les idées », ou même s'il les distingue sans y mettre « assez de soin », « assez de prudence », c'est l'ensemble de l'ouvrage qui lui échappera. Ce lecteur peut toutefois s'interroger sur le lien que Spinoza établit entre les deux confusions et leur conséquence désastreuse. Ce lien, le texte le précise dans l'expression « doctrine de la volonté ». La doctrine de la volonté, la doctrine énonçant ce qu'est vraiment la volonté, voilà ce qu'il est indispensable de connaître pour la spéculation et la sage ordonnance de la vie, mais voilà aussi ce que méconnaissent forcément ceux qui confondent les idées, soit avec des images, soit avec des mots. Or le texte nous éclaire en partie sur ce dernier point. Sa lecture nous apprend en effet quelle conception de la volonté est impliquée par les deux erreurs incriminées : nous pouvons en déduire, a contrario, la véritable doctrine de la volonté selon Spinoza. En revanche, rien dans le passage ne montre en quoi la connaissance de cette véritable doctrine est nécessaire à la spéculation comme à la sage ordonnance de la vie.

Partons de ce que le texte nous donne afin de reconstituer ce qu'il ne nous donne pas. Ce que le texte nous donne, c'est d'abord le fait que « beaucoup d'hommes » se trompent sur ce qu'est une idée, la confondant avec une image ou avec un mot. Une idée est par définition une « conception de l'Âme » : de l'Âme, c'est-à-dire que l'idée relève exclusivement de la « Pensée ». C'est un « mode » de l'attribut Pensée, qui « n'enveloppe » [n'implique] donc «  en aucune façon le concept de l'Étendue ». Cela suffit, affirme Spinoza, pour la distinguer radicalement des mots et des images, dont l'essence, à l'inverse, « est constituée par les seuls mouvements corporels qui n'enveloppent [n'impliquent]en aucune façon le concept de la pensée ».

Présentée ainsi, comme une conséquence directe de la définition des termes « idée », « image » et « mot », la distinction entre le premier de ces termes et les deux autres paraît « facile », si facile qu'on a du mal à comprendre pourquoi « beaucoup » d'entre nous les confondent. Qu'est-ce qui peut bien nous inciter à prendre les idées pour des images ? Les images ne sont jamais des images tout court, ce sont des « images des choses » : or les idées sont également, à leur façon, des idées « des choses ». Cette fonction représentative commune peut nous faire oublier la différence d'essence entre l'idée, qui relève de la Pensée, et l'image qui relève de l'Étendue. Au lieu de voir dans nos idées des « conceptions » que notre âme forme activement en vertu de ses propres lois, nous les considérons alors comme de simples perceptions qui « se forment » passivement en nous « par la rencontre des corps », et qui ne valent que par leur « ressemblance » à la réalité extérieure, bref « comme des peintures muettes sur un panneau ». Pourquoi « muettes » ? De quelle parole l'idée semble-t-elle privée quand nous la prenons à tort pour une image ? Lorsque je forme la véritable idée d'une certaine chose, cette chose est nécessairement affirmée par moi tant que je ne conçois rien qui puisse exclure son existence, nécessairement niée dans le cas contraire : comme l'écrit Spinoza, « une idée, en tant qu’elle est idée, enveloppe [implique] une affirmation ou une négation ». Mais l'image, elle, « n'enveloppe » rien de tel : elle se borne à représenter, par exemple un cheval ailé, sans prononcer elle-même le « oui » ou le « non » stipulant qu'en réalité un cheval a des ailes ou qu'il n'en a pas. Il faut pourtant bien que ce « oui » ou ce « non » vienne de quelque part. Confondre l'idée et l'image, c'est donc se condamner à croire qu'il existe en nous, outre la faculté de concevoir ou « entendement », une autre faculté appelée « volonté », exclusivement consacrée à la distribution du « oui » et du « non », un pouvoir absolu d'affirmer et de nier tout ce qui se présente, et de le faire sans nécessité, d'après le pur caprice du « libre arbitre ».

Contrairement aux images, reconnaît Spinoza, les mots « affirment ou nient », ils s'accordent ou s'opposent entre eux selon les lois de ce qu'on appelle la « logique ». Voilà ce qui peut inciter « beaucoup d'hommes » à confondre, cette fois, « parler » et « penser », le mot et l'idée, plus exactement à confondre le mot « avec l'affirmation elle-même qu'enveloppe l'idée ». Fort différente de la précédente, cette seconde confusion engendre néanmoins la même croyance en une libre faculté de vouloir. Car quand il lui arrive, comme à tout le monde, d'affirmer « en paroles seulement » le contraire de ce qu'il pense, celui qui commet cette confusion s'imagine avoir découvert la preuve que les hommes disposent en permanence d'une liberté extraordinaire, celle de « vouloir contrairement à leur sentiment ». Au moment même où j'affirme quelque chose, se dit-il, je pourrais tout aussi bien la nier, puisqu'il suffit pour cela de prononcer un « non ». Et au moment où je la nie, je pourrais aussi bien prononcer le « oui » de l'affirmation. Ainsi, alors que la confusion de l'idée et de l'image nous rendait aveugles au fait que toute idée implique nécessairement une affirmation ou une négation, la confusion de l'idée et du mot nous rend aveugles au fait qu'il n'y a d'affirmation ou de négation digne de ce nom que celle qu'implique une idée effectivement pensée. Par deux voies inverses, les deux confusions aboutissent, selon Spinoza à la même méconnaissance de la véritable « doctrine de la volonté ».

Que nous enseigne au juste cette doctrine ? Que la volonté, si on entend par là un libre pouvoir d'affirmer ou de nier, une faculté de dire indifféremment « oui » ou « non » à ce qui se présente, n'existe pas : c'est un mythe. Notre seul pouvoir d'affirmer une chose, c'est celui qui consiste à former l'idée de cette chose. Notre seul pouvoir de la nier, c'est celui qui consiste à en former une autre idée, corrigeant la première. Cela s'applique à toutes les idées, et particulièrement à l'idée même de volonté. Si je souhaite rendre compte du fait que l'homme est un être qui veut et ne veut pas, l'idée la plus pauvre que je puisse former est justement celle d'une « libre faculté » d'affirmer ou de nier. Cette idée est pauvre parce qu'elle est abstraite, générale : au lieu de m'intéresser à ce qui est affirmé ou nié à chaque fois, je ne considère que l'affirmation en général, la négation en général, et je les attribue l'une et l'autre à un pouvoir général, à une « faculté ». L'idée en question est pauvre également parce qu'elle est tronquée, incomplète : ce qui me fait croire que la faculté de vouloir est « libre », arbitraire, c'est le fait que j'ignore encore les causes qui déterminent tel homme à affirmer ce qu'il affirme et nier ce qu'il nie. Cette idée pauvre et incomplète, cette idée « inadéquate » de la volonté, je vais nécessairement l'affirmer tant que je ne serai pas parvenu à former une nouvelle idée, une idée « adéquate » susceptible de la corriger : celle qu'enseigne la véritable « doctrine de la volonté ». On comprend pourquoi Spinoza soutient que la connaisance de cette doctrine est nécessaire à la « spéculation ».

Il la juge également nécessaire à la « sage ordonnance de la vie ». Comment celui qui ignore la vraie nature de la volonté peut-il envisager une réforme éthique ? Convaincu de disposer d'un pouvoir absolu d'affirmer ou de nier, se croyant libre, à tout moment, de rechercher ce qu'il fuit et de fuir ce qu'il recherche, sollicitant en vain cette liberté inexistante, il ne peut que se sentir coupable de son échec, coupable de ne jamais faire ce qu'il a pourtant, s'imagine-t-il, la capacité permanente de faire. La méconnaissance de la doctrine de la volonté condamne ainsi l'être humain à vivre, non seulement dans la haine de lui-même, mais dans le dégoût de tout ce qui existe et le regret stérile de ce qui aurait dû exister. La véritable réforme éthique ne doit pas être une réforme de la volonté, mais une réforme de l'entendement : plus il remplace ses idées inadéquates par des idées adéquates, plus l'homme apprend à vouloir tout ce qui est, mais rien que ce qui est.

Si l'erreur sur la nature de la volonté est fatale à la spéculation comme à la sage ordonnance de la vie, c'est également le cas de ce qui favorise et renforce cette erreur, à savoir, comme le texte l'a montré, la confusion ordinaire de l'idée et de l'image ou de l'idée et du mot.

 

En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":

- Spinoza: Persévérer dans son être

Dans le chapitre "Explications de textes":

- Spinoza: Comment la démocratie disparaît

- Spinoza: La privation

Et dans le chapitre "Notions":

- La Volonté

 

BIBLIOGRAPHIE

François ZOURABICHVILI, Spinoza, Une physique de la pensée, Paris, Éd. P.U.F., Coll. "Philosophie d'aujourd'hui", 2002

Ajouter un commentaire

Anti-spam