BIEN JOUER SON RÔLE

ÉPICTÈTE

 

     Face à l’épicurisme, la deuxième grande école philosophique de l’époque hellénistique est le stoïcisme. Le nom de cette école vient du mot grec « stoa », qui signifie « portique » : le fondateur de l’école stoïcienne, Zénon de Kition (334-262), réunissait en effet ses disciples sous un portique d’Athènes.

     On a coutume de diviser la longue histoire du stoïcisme en trois périodes. Dans la première, dite « ancien stoïcisme », l’école est fixée à Athènes et attire à elle des élèves venant souvent de très loin. Les principaux maîtres sont d’abord Zénon, puis Cléanthe (331-232) et Chrysippe (280-206). La deuxième période, appelée « moyen stoïcisme », voit au contraire l’école essaimer vers Rhodes, avec Panétius (185-109) et Posidonius (135-50), puis vers Rome. La troisième période, qualifiée de « stoïcisme impérial », est centrée sur Rome aux premiers siècles de notre ère. Les trois principaux auteurs stoïciens sont alors Sénèque (1-65), Épictète (55-135) et Marc Aurèle (121-180) : un conseiller de cour, précepteur de Néron, un esclave affranchi, puis exilé, et enfin un empereur en personne.

     En ce qui concerne la vie d’Épictète, il est parfois difficile de faire la part de la réalité et des légendes destinées à présenter ce philosophe comme l’incarnation parfaite de sa doctrine. On sait qu’il est né à Hiérapolis (actuellement Pammukale, en Turquie), qu’il a été vendu comme esclave à Rome, qu’il y a suivi l’enseignement du stoïcien Musonius Rufus, qu’il y a ensuite ouvert sa propre école après avoir été affranchi, et qu’après 93, date à laquelle l’empereur Domitien décide d’expulser d’Italie tous les philosophes, il s’est installé dans la ville grecque de Nicopolis. C’est là qu’il a comme élève le futur consul et historien romain Arrien. Nous connaissons l’enseignement d’Épictète, plus précisément les discussions qui suivent cet enseignement et concernent la mise en pratique de la doctrine, grâce aux transcriptions effectuées par Arrien : quatre livres de ces transcriptions ont été conservés, formant ce qu’on appelle les Entretiens d’Épictète. C’est à Arrien également que nous devons le Manuel d’Épictète, anthologie de maximes qu’il importe de garder toujours sur soi, à portée de main, pour savoir répondre à l’événement, quel qu’il soit : le mot grec que l’on traduit par « manuel » signifie également « poignard ».

     Car la vocation de la philosophie est de nous enseigner ce qu’il faut faire « en toutes choses et en toutes circonstances », la seule faute étant de manquer à ce qu’exige le moment présent. Épictète raconte qu’ayant un jour objecté à son maître Rufus, qui lui reprochait de ne pas avoir repéré une omission dans un raisonnement, que ce n’était tout de même pas comme s’il avait incendié le Capitole, Rufus lui répondit : « Esclave, dans le cas présent, ce qui est omis, c’est le Capitole ». La seule affaire de chacun, à chaque instant, est de bien traiter le thème qui lui est fourni. Épictète appelle cela « bien jouer son rôle ». Arrêtons-nous sur ce précepte.    

 

     Chacun de nous doit savoir qu’il est un acteur, et ne jamais l’oublier : voilà ce qu’apprend le lecteur du Manuel d’Épictète. Ton unique tâche, lui est-il enseigné, est de bien jouer le rôle que t’impose l’auteur de la pièce. Est-ce un rôle de mendiant ou de roi, de boiteux ou d’athlète ? Est-ce un rôle long ou court, de cinq actes ou de trois seulement ? Cela ne dépend pas de toi, martèle Épictète, ce n’est pas ton affaire : « ton affaire, c’est de jouer correctement le personnage qui t’a été confié ; quant à le choisir, c’est celle d’un autre ».

     Quand nous jugeons les acteurs qui exercent leur métier sur les scènes de nos théâtres, nous disons qu’ils « jouent bien » ou qu’ils « jouent mal ». Ce sont donc des notions familières qu’Épictète nous demande d’appliquer à nous-mêmes en proposant cette image. L’application a pourtant de quoi nous déconcerter. Si nous interprétons la métaphore théâtrale de la condition humaine, nous ne voyons pas de quelle marge de jeu nous pourrions disposer, quelle latitude nous aurions de « bien » ou de « mal » jouer notre rôle. « L’auteur de la pièce », nous le comprenons sans peine, c’est Dieu. On suppose donc que Dieu distribue à sa guise tous les rôles, donne à chacun son caractère, son statut social, sa constitution physique. On suppose en outre que Dieu décide comme il le veut de la durée des rôles, fixant pour chacun le moment de sortir de scène, emporté à la fleur de l’âge ou après une longue vieillesse, naturellement ou accidentellement, dans la souffrance ou dans la paix. Tant qu’il est en scène, chacun doit alors réciter, instant après instant, le texte qui lui est personnellement destiné : en bon auteur, Dieu a réglé l’harmonie de tous les textes, assuré la cohérence de toutes les répliques. Bref, si l’on suit la métaphore proposée par Épictète, on identifie la puissance de Dieu à celle du destin. Que nous reste-t-il alors à faire, qu’est-ce qui peut bien dépendre de nous si tout est déjà écrit de ce qui nous concerne, à la fois ce que nous sommes et ce qui nous arrive? Ce rôle, qu’on nous demande de bien jouer comme s’il était possible de le jouer mal, ce n’est rien d’autre que la vie que nous vivons nécessairement sans pouvoir en vivre une autre, sans pouvoir même nous en écarter, si peu que ce soit : y aurait-il pour nous deux façons, une bonne et une mauvaise, d’être ce que nous sommes de toute façon ? L’hypothèse du destin ne rend-elle pas dérisoire ce genre d’alternative ?

     Considérons toutefois la recommandation particulière qu’Épictète adresse à son lecteur : souviens-toi, n’oublie jamais que tu es un acteur. S’il y a une alternative, elle doit être là : entre se souvenir et oublier, entre avoir toujours en tête le fait qu’on est un acteur et s’imaginer qu’on n’en est pas un. Quand l’auteur de la pièce interdit à ses acteurs de se mêler du choix de leur personnage, la seule possibilité ouverte qu’il leur laisse est celle de jouer ce personnage en sachant qu’ils le jouent, ou de le jouer en ignorant qu’ils sont en train de le jouer. Cette unique différence pertinente nous fournit-elle la clef pour comprendre le « bien jouer » et le « mal jouer » ? Bien jouer, serait-ce simplement jouer en se souvenant que l’on joue ? Ceux qui jouent mal seraient-ils alors ceux qui oublient qu’ils jouent ?

     Pour savoir ce qui se passe quand l’homme oublie qu’il est un acteur, nous n’avons pas à chercher bien loin. La plupart des êtres humains sont persuadés qu’ils ne jouent pas le rôle d’un roi, d’un boiteux, d’un athlète, d’un malade, d’un mourant ou d’un amoureux, mais qu’ils sont réellement un roi, un boiteux, un athlète, un malade, un mourant ou un amoureux. Nous ne sommes pas en train de jouer, pensent-ils, nous sommes dans le sérieux de la vie. L’être humain ressent alors son rôle, non comme un rôle justement, mais comme un état qui le concerne de l’intérieur, l’envahit jusqu’au plus profond de lui-même. Les soucis qu’un tel état lui inspire n’ont rien à voir avec la difficulté qu’il devrait éprouver, en tant qu’acteur, à jouer son rôle avec soin, à trouver à chaque instant le ton qui convient. Ils l’incitent au contraire à négliger le moment présent, à le déborder, à s’inquiéter du passé et du futur, à regretter, à espérer, à craindre. Ils l’incitent donc à mal jouer son rôle : à le jouer, certes, mais à contrecœur, à le jouer tout en se révoltant contre lui et en désirant le changer sans pouvoir y parvenir. Le mauvais acteur, c’est celui qui se plaint de son rôle, qui voudrait qu’on ne le fasse pas mourir dès le troisième acte, ou au contraire qu’on ne le laisse pas vivre jusqu’au cinquième. Cet homme qui prétend ne pas jouer est un homme qui se prend à son jeu, un acteur qui se prend pour son personnage. Au lieu d’imiter la maîtrise du véritable acteur de tragédie, toujours attentif à la perfection de ses gestes, c’est au héros de la tragédie, esclave de ses passions, qu’un tel homme s’identifie. Il ne prend pas seulement ce qui lui arrive au sérieux, il le prend au tragique, à tel point que si on lui annonce que tous ces événements ne sont que les péripéties d’un rôle, il jugera par contraste que dans ces conditions la vie perd tout sérieux et n’est plus qu’une comédie, voire une farce. Or la métaphore de l’acteur est au contraire pour Épictète, ce qui nous permet de situer à sa juste place le sérieux de notre existence : non pas dans des événements qui ne dépendent pas de nous, qui ne sont ni bons ni mauvais et ne fournissent qu’un thème à notre action, mais dans notre disposition à traiter ce thème sans faux-fuyants, sans demander qu’on nous donne un thème meilleur, et à le traiter au moment où il le faut, c’est-à-dire au moment présent. Au lieu de suivre son destin à contrecœur, en rechignant, l’homme peut alors s’y accorder sereinement. Se souvenir qu’on est un acteur, c’est posséder le savoir suprême, la sagesse.

     Soit, dirons-nous, la preuve est faite qu’il y a bien une différence significative entre bien ou mal jouer le rôle qui définit notre vie. Mais la preuve n’est pas encore faite qu’il dépend de nous de le jouer bien ou de le jouer mal. Quand Dieu décide du moindre détail de ce que sera notre personnage, pourquoi ne déciderait-il pas également de notre talent d’acteur ? Puisque rien n’échappe au destin, nous ne devons avoir aucune liberté de choix : ni la liberté de choisir notre rôle, ni la liberté de choisir notre façon de le jouer. Et s’il en est ainsi, il n’y a rien à reprocher à ceux qui le jouent mal, et rien de méritoire dans la prétendue sagesse de ceux qui ont la chance d’être déterminés à le jouer correctement.

     Pour répondre à cette objection, il faut d’abord préciser ce qu’on veut dire quand on affirme que rien n’échappe au destin. Si quelqu’un pousse du doigt un objet cylindrique et un autre objet en forme de cône, le premier objet roule en ligne droite et le second tourne sur lui-même. À la question « pourquoi le cylindre a-t-il roulé en ligne droite et pourquoi le cône a-t-il tourné sur lui-même ? », il est alors correct de répondre : « à cause de l’impulsion qui leur a été donnée, impulsion résultant elle-même d’une longue série de causes, toutes parfaitement extérieures au cylindre et au cône ». En d’autres termes, ces deux objets subissent une force qui ne dépend pas d’eux, un destin par conséquent, et ne peuvent lui échapper. Mais il est clair que nous pouvons proposer une autre réponse à la même question. Nous dirons alors : « le cylindre a roulé en ligne droite à cause de sa forme cylindrique et de la tendance propre à cette forme, le cône a tourné sur lui-même à cause de sa forme conique et de la tendance propre à cette forme » : aussi fort que soit le destin, il ne pourrait contraindre le cylindre à tourner comme le cône, ni le cône à avancer comme le cylindre. Ainsi, en même temps qu’un objet subit, sans pouvoir lui échapper, une force qui ne dépend pas de lui, il la subit d’une façon qui dépend exclusivement de lui, de sa tendance propre, naturelle. Il en va de même pour l’être humain quand il subit le personnage qui lui est imposé, le texte qu’il doit réciter et la durée de son rôle : il subit tout cela sans pouvoir y échapper, mais il le subit d’une façon qui dépend de lui, de sa tendance propre.

     Quelle est donc la tendance propre à l’être humain, la tendance inscrite dans sa définition ? La tendance naturelle à tous les hommes, répond Épictète, est d’adhérer à ce qui leur paraît vrai. Les hommes sont souvent dans l’erreur, mais ils ne peuvent s’y trouver qu’à la condition de s’être trompés, d’avoir été abusés, d’avoir pris le faux pour le vrai : il leur est impossible par principe de donner leur assentiment au faux en tant que faux. Puisqu’ils se dirigent tous spontanément vers ce qui leur paraît vrai, puisqu’ils fuient tous naturellement ce qui leur paraît faux, la chose la plus importante à leurs yeux est ce qui peut être vrai ou faux, autrement dit leur pensée, l’idée qu’ils se font de la réalité, la représentation qu’ils en ont. Quand nous disons qu’un être humain se laisse aller à la colère, nous devrions plutôt dire qu’il donne son assentiment à une certaine représentation de sa colère : il juge vraie la représentation qui lui montre sa colère comme digne d’être suivie. Il y a ainsi un jugement erroné au fond de toute passion. Et quand un être humain est atteint par la maladie, ce qui compte est moins cette maladie que la représentation qu’il en a. Supposons qu’il donne son assentiment à la représentation courante selon laquelle la maladie est un mal, quelque chose qui ne devrait pas se produire : aussi sûrement qu’un cylindre roule en ligne droite quand on le pousse, cet homme se révoltera contre sa maladie, éprouvera la vanité de cette révolte et en souffrira. Et cette souffrance qui s’ajoute à sa maladie, il ne la devra pas au destin. Il la devra exclusivement, nous dit Épictète, à un mauvais « usage de ses représentations ».

     Faire un bon usage de ses représentations, c’est d’abord ne pas les confondre avec ce qu’elles représentent. Sous prétexte que nous nous représentons généralement la mort comme quelque chose d’effrayant, nous ne devons pas en conclure sans examen que la mort est effrayante. Nous pouvons « arrêter » la représentation, suspendre notre jugement quant à sa vérité, et profiter de cette suspension pour disjoindre la mort de la frayeur, les mettre à part l’une de l’autre, ranger la première à sa vraie place, parmi les « choses qui ne dépendent pas de nous », la seconde appartenant au contraire à celles « qui dépendent de nous » : car nous ne pouvons pas éviter de mourir, mais nous pouvons éviter de nous laisser empoisonner toute notre vie par la peur de mourir. Ce travail critique sur la représentation, travail qui se confond pour Épictète avec la philosophie elle-même, est absolument libre. Nous sommes libres de ne pas l’effectuer, libres de laisser nos représentations exercer leurs effets ravageurs en nous, libres de nous soumettre, non seulement aux événements que Dieu a voulus pour nous, mais en outre aux passions qu’il n’a pas voulues, libres de nous enchaîner nous-mêmes par cette servitude supplémentaire, de l’ajouter à celle que le destin nous impose. Nous sommes également libres d’effectuer ce travail critique, de débarrasser à chaque instant notre représentation de tout élément passionnel, de ne donner notre assentiment qu’à l’événement brut et à ce qu’il réclame de nous, ce qui revient, selon la formule d’Épictète, à « vouloir que les choses arrivent comme elles arrivent ».

     Cette formule nous donne un condensé de l’art de l’acteur : bien jouer, c’est faire sien le texte qu’un autre a écrit, mobiliser tout ce qui dépend de soi pour faire advenir ce qui doit de toute façon advenir. « Vouloir que les choses arrivent comme elles arrivent » est toutefois une formule ambiguë. Ce pourrait être un hymne à la providence, un acte de reconnaissance envers la bonté du monde et de ce qui s’y produit. Ce pourrait être la conclusion d’un raisonnement prouvant que les événements, en particulier ceux qui nous concernent, sont toujours ce qui peut arriver de mieux. Épictète admet cette idée de providence, mais il ne semble pas la mettre en œuvre quand il nous demande de nous souvenir que nous sommes des acteurs. Il n’entreprend pas de nous démontrer que la pièce que nous jouons est une bonne pièce et que le rôle que nous y jouons est le meilleur qui puisse nous échoir. Bien au contraire, au moment où il énonce cette recommandation, il nous enjoint d’accepter notre rôle sans chercher à le juger, puisque  ce rôle, quel qu’il soit, fournira toujours à notre sagesse l’occasion de s’exercer. Certes, même dans ce contexte, la formule « vouloir que les choses arrivent comme elles arrivent » exprime un assentiment, une approbation du monde tel qu’il est, mais cette approbation n’est pas justifiée par notre compréhension de la providence gouvernant l’univers. Ce qui la justifie, c’est plutôt notre compréhension de la tendance qui nous gouverne, la conscience qu’il dépend de nous, soit de vivre en porte-à-faux avec le destin, soit de coopérer avec lui, et la certitude que nous serons perpétuellement malheureux dans le premier cas et atteindrons la sérénité dans le second.

     L’idée de providence est pourtant intimement liée à la métaphore de l’acteur. Si le mauvais acteur vit dans le mécontentement et la révolte faute de trouver cette providence, c’est qu’il la cherche mal. Il voudrait la trouver dans les péripéties de son rôle particulier, dans le détail des événements, là où elle existe, certes, mais où il est impossible à l’homme de la comprendre : seul le peut l’auteur de la pièce, Dieu. Si nous voulons la preuve de la bienveillance de Dieu à notre égard, détournons notre pensée du rôle particulier qu’il nous attribue et considérons plutôt notre aptitude à jouer un rôle quelconque. En nous donnant la faculté de vouloir ou de ne pas vouloir en fonction de nos représentations, en nous donnant le pouvoir d’user de ces représentations, et de le faire librement, c’est une parcelle de son propre pouvoir que Dieu nous donne, et qu’il ne donne qu’à nous, les êtres humains. En élevant l’homme au statut d’acteur doué de raison, de conscience et de jugement, il le rend co-responsable du monde. Autant la providence de Dieu est obscure quand nous la cherchons dans le rôle qu’il réserve à tel individu, autant elle se manifeste d’une façon éclatante dans la dignité qu’il confère à cet individu en tant qu’acteur. « Souviens-toi que tu es un acteur », est alors une injonction faite à l’homme de reconnaître sa vraie valeur. Cela veut dire : souviens-toi que tu peux jouer tous les personnages sans être attaché à aucun, et cela parce que ta dignité d’acteur les transcende tous. L’homme qui joue bien son rôle exprime cette transcendance en faisant preuve en tout événement d’une sorte de distance souveraine, ce qui est l’exact contraire de la pose tragique des mauvais acteurs.

     Nous ne pouvons toutefois en rester à l’idée qu’un bon acteur n’établit aucune préférence entre les rôles, et que la seule différence significative à ses yeux est celle entre bien jouer et mal jouer. Car cette différence lui fournit tout de même une raison indirecte de préférer certains rôles à d’autres, notamment les rôles difficiles aux rôles faciles : rien ne met mieux en valeur le talent d’un acteur que la difficulté particulière de ce qu’il a à jouer. La difficulté est un obstacle pour les mauvais acteurs, une mise à l’épreuve pour les bons. Les premiers n’aiment pas les obstacles parce qu’ils voudraient toujours avancer vers ce but lointain qu’ils appellent le bonheur. Les seconds recherchent les épreuves parce qu’ils ne poursuivent aucun but en dehors du « jeu » au sens fort de ce terme, c’est-à-dire d’une action qui a sa fin en elle-même et vaut par elle-même. Hercule poursuivait certes un but à long terme en accomplissant ses travaux, mais ce que nous devons surtout retenir est qu’il ne serait pas devenu lui-même sans le lion, l’hydre, le cerf et les autres épreuves placées opportunément sur sa route pour lui permettre d’exercer ses dispositions. Nous retrouvons ici, d’une certaine manière, la réponse habituelle des partisans de la providence quand on leur oppose la présence massive du mal dans le monde : ils ont coutume de retourner l’objection en argument favorable, de montrer comment le mal apparent est en réalité un bien. C’est ainsi qu’Épictète parle à celui qui se plaint de ses malheurs : tous ces maux sont bons, lui dit-il, en ce qu’ils donnent à ta vertu l’occasion de se manifester. L’idée d’une providence gouvernant les événements devient opératoire quand nous la rapportons à la grandeur de l’homme.

     La conscience que le bon acteur prend de sa dignité peut également l’inciter à refuser un rôle qu’il aurait été capable de bien jouer, mais qui est incompatible avec cette dignité. Telle est l’unique justification du suicide : l’homme a le droit de quitter une vie indigne de lui. Il ne la quitte pas parce qu’elle le rend malheureux, il ne la quitte pas par impossibilité de la supporter : il la quitte parce qu’il juge contraire à la raison de la supporter. « Souviens-toi que tu es un acteur », cela veut dire aussi, pour Épictète, « souviens-toi que la porte est ouverte ». Mais il n’appartient qu’au grand acteur de se retirer du jeu par respect pour le jeu, en obéissant à la tendance naturelle qui pousse l’être doué de raison à fuir ce qui est contraire à la raison. Nous ne pouvons attendre un tel retrait de ceux qui se prennent au jeu et passent leur temps à se lamenter contre le sort qui leur est fait. Incapables de dépasser le personnage auquel ils s’identifient, incapables de se respecter dans ce qui fait leur vraie grandeur, ils sont prêts à tous les abaissements pour se maintenir dans une vie dont ils ne cessent de se plaindre. C’est à ces plaintifs qu’Épictète s’adresse le plus souvent. Demande-toi ce que tu vaux, leur dit-il, demande-toi à quel prix tu es prêt à vendre ta liberté, et si tu estimes que ton rôle est au-dessous de toi, fais ce que les enfants savent faire quand le jeu ne leur plaît plus. Dis « je ne jouerai plus », et va-t’en. Mais si tu restes, ne gémis pas.

 

En lien avec cette étude, on pourra lire, dans le chapitre "Conférences":

- La Providence chez les Stoïciens

Dans le chapitre "Explications de textes":

- Cicéron: La consolation

- Épictète: Ce qui dépend de nous

- Marc Aurèle: On peut toujours ce qu'on doit

- Sénèque: Le philosophe et l'homme d'Etat

Et dans le chapitre "Notions":

- La Douleur

- Le Jeu

- La Liberté

- Les Passions

- Le Suicide

 

BIBLIOGRAPHIE

ÉPICTÈTE, Manuel, suivi des Entretiens, trad. de J.F. Thurot et V. Courdaveaux, Paris, Éd. Librio, Coll. "Philosophie", 2018

Jean-Baptiste GOURINAT, Premières leçons sur le Manuel d'Épictète, Paris, Éd. P.U.F., Coll. "Major Bac", 1998

Jean-Joël DUHOT, Épictète et la sagesse stoïcienne, Paris, Éd. Albin Michel, Coll. "Spiritualités vivantes", 2003 

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