PASCAL: Le pari

PASCAL : LE PARI

Pensées, fragment 418 de l’édition Lafuma

dans les Œuvres complètes de Pascal, Paris, Ed. Du Seuil, Coll. « L’Intégrale », 1963, p. 550

 

 

Dieu est ou il n’est pas ; mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? Par raison vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre ; par raison vous ne pouvez défaire nul des deux.

Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix, car vous n’en savez rien. Non, mais je les blâmerai d’avoir fait, non ce choix, mais un choix, car encore que celui qui prend croix et l’autre soient en pareille faute, ils sont tous deux en faute ; le juste est de ne point parier.

Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqués. Lequel prendrez-vous donc ? Voyons ; puisqu’il faut choisir, voyons ce qui vous intéresse le moins. Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager : votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude, et votre nature deux choses à fuir : l’erreur et la misère. Votre raison n’est pas plus blessée, puisqu’il faut nécessairement choisir, en choisissant l’un que l’autre. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez vous gagnez tout, et si vous perdez vous ne perdez rien : gagez donc qu’il est sans hésiter. Cela est admirable. Oui, il faut gager, mais je gage peut-être trop.

 

 

Pascal s’adresse ici à un interlocuteur imaginaire, présenté d’abord comme un adversaire, un homme qui « blâme » la religion chrétienne. À la fin du texte, une fois que l’argument du pari lui a été opposé, cet interlocuteur n’est plus un adversaire, mais il continue néanmoins d’éprouver, à l’égard de la foi, une réticence que Pascal devra encore combattre par la suite, sans jamais parvenir à la vaincre entièrement. Tel est le premier point à considérer lorsqu’on aborde ce célèbre argument : son auteur lui-même le présente comme un argument qui devrait certes être décisif, concluant, mais qui ne l’est justement pas. Et si le pari n’est pas l’arme absolue qui brise à coup sûr la résistance à la foi, c’est parce que sa fonction est plutôt de révéler la véritable nature de cette résistance, de débusquer sa véritable origine, de la ramener à ce qu’elle est réellement.

Il s’agit donc, au commencement du texte, de défendre les chrétiens contre un blâme qui leur est adressé au nom de la « raison », aux deux sens de ce terme : de la raison en tant que fondement, justification d’une part, de la raison en tant qu’instance de jugement d’autre part. « Accepter une religion dont on ne peut pas rendre raison, c’est une faute contre la raison » : telle est la position initiale de l’interlocuteur imaginaire. Pascal répond que l’incapacité du chrétien à rendre raison de sa religion tient à l’impuissance même de la raison : confrontée à l’alternative « Dieu est ou il n’est pas », elle « n’y peut rien déterminer ». La raison est sans doute moins désarmée quand elle a affaire aux alternatives familières, comparables entre elles, que la vie propose et qu’elle tranche elle-même. Mais ce n’est évidemment pas le cas ici : entre le moment actuel, appartenant par définition à cette vie, et celui, hors de cette vie, où la vérité éclatera enfin, où il apparaîtra que Dieu existe et que notre âme est immortelle, ou alors que Dieu n’existe pas et que la mort nous anéantit, « il y a un chaos infini » : on se saurait concevoir un domaine commun à ces deux événements, un ordre unique qui les intégrerait. Notre situation est ainsi analogue à celle d’un « jeu » de pur hasard, un jeu dans lequel la seule possibilité qui nous soit offerte est celle de parier, sauf que dans un jeu de ce genre la distance entre l’incertitude initiale et la certitude finale est toujours finie, alors que c’est ici une « distance infinie », un abîme, qui nous sépare du moment où « il arrivera croix ou pile » (nous dirions de nos jours « pile ou face »).

Si on s’en tient au premier paragraphe du texte, la foi du chrétien s’apparente donc à un pari parce qu’elle se prononce sur une alternative rationnellement indécidable et qui ne sera tranchée que plus tard. Pascal ne dit rien encore d’une autre dimension de tout pari : le fait que le parieur mise quelque chose, escompte un gain supérieur à sa mise, mais risque également de la perdre. Tout se passe, dans ce premier paragraphe, comme si l’enjeu du pari pour ou contre Dieu concernait uniquement le vrai ou le faux, comme si « gagner » se réduisait à « avoir raison » et « perdre » à « avoir tort » : deux éventualités strictement équivalentes au moment du pari, et ne permettant par conséquent aucun calcul. Ce qui se prête à un calcul lorsqu’on parie, ce qui sera au cœur de la démonstration proposée à la fin du texte, c’est justement l’autre dimension du pari, le rapport entre la mise et le gain escompté, ce qui fait qu’on gagne quelque chose quand on gagne, qu’on perd quelque chose quand on perd. Faute d’avoir mentionné cet aspect des choses, Pascal n’est pas en mesure, pour le moment, d’indiquer en quoi le pari pour Dieu serait préférable au pari contre Dieu. Tout ce qu’il peut déduire de l’impuissance de la raison, c’est qu’elle est aussi incapable de justifier le pari contre Dieu que le pari pour Dieu (« par raison vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre »), aussi incapable de disqualifier le pari pour Dieu que le pari contre Dieu (« par raison vous ne pouvez défaire nul des deux »). Dans ces conditions, sa première riposte à l’interlocuteur imaginaire ne peut être que fort modeste : « Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix, car vous n’en savez rien. » Quand la raison (au sens de justification) « ne peut rien déterminer », ce n’est pas commettre une faute contre la raison (en tant qu’instance de jugement) que de choisir en pariant.

Ce qui va rendre nécessaire la prise en compte de l’autre dimension du pari, c’est l’échec de cette riposte : même un objectif aussi modeste ne peut être atteint tant que le pari est conçu comme un choix où l’on risque seulement de se tromper. Car lorsqu’on lui dit qu’en cas d’incertitude totale il n’est pas irrationnel de parier, l’interlocuteur imaginaire est en droit de rétorquer que dans cette situation la raison exige plutôt la suspension du jugement. Je ne blâme pas le chrétien d’avoir fait le choix qu’il a fait, explique-t-il, je le blâme d’avoir fait « un choix » alors qu’il aurait pu, et dû, ne pas choisir. Certes, ajoute-t-il, celui qui parie pour Dieu et celui qui parie contre Dieu sont « en pareille faute », mais enfin « ils sont tous deux en faute ; le juste est de ne point parier ».

Il est remarquable que la réplique de Pascal – la bonne réplique cette fois, celle qui va guider toute la suite de l’argumentation – commence par un «Oui » suivi immédiatement d’un « mais ». D’abord « oui » : effectivement, suggère Pascal, suspendre notre jugement serait la meilleure solution si nous étions de purs chercheurs de vérité, confrontés à un problème intellectuel insoluble. Ensuite, « mais » : mais nous ne sommes justement pas de purs chercheurs de vérité, nous n’avons pas le loisir de l’être, nous sommes « embarqués », embarqués dans cette vie, contraints de la vivre, instant après instant, soit comme la seule vie qui nous soit offerte, le seul lieu de notre bonheur, soit comme une préparation à la vraie vie, l’occasion de travailler à notre salut. Aucune suspension du jugement n’est concevable ici. La seule attitude qui paraisse s’approcher d’une telle suspension, mais de façon caricaturale, c’est l’insouciance de ceux qui vivent sans jamais se préoccuper de savoir si leur âme est mortelle ou immortelle. Or cette insouciance est elle-même un choix, un pari : c’est même la manière la plus fréquente de parier contre Dieu.

À son interlocuteur qui prétendait qu’on peut toujours ne pas parier, Pascal répond ainsi qu’au contraire « il faut parier ». Cette formule a valeur de principe : elle va commander toute la suite du texte, où Pascal la reprendra deux fois, en deux phrases presque identiques : « puisqu’il faut choisir … », « puisqu’il faut nécessairement choisir ... ». « Il faut » marque d’abord la nécessité : nous ne pouvons pas ne pas parier, nous n’avons pas le choix de choisir ou non, « cela n’est pas volontaire ». Chaque être humain parie depuis toujours, du seul fait qu’il vit, et en particulier l’interlocuteur imaginaire lui-même, qui n’est plus désormais en position de blâmer ceux qui parient que Dieu existe. Mais « Il faut » marque également le devoir, l’obligation : puisque l’interlocuteur parie nécessairement, mais peut-être inconsidérément, qu’il s’efforce maintenant de parier en connaissance de cause, à partir d’une évaluation correcte des enjeux. « L’argument du pari » proprement dit, qui commence maintenant, va établir que puisqu’il faut parier, c’est pour Dieu qu’il faut parier.

Pour savoir ce que vous devez parier, explique d’abord Pascal, considérez trois sortes de « choses » : les choses que vous avez « à perdre » dans ce pari, celles que vous avez « à engager » et enfin celles que votre nature vous incite « à fuir ». Dans chaque cas, les « choses » en question sont présentées sous la forme d’un couple dont les deux termes entretiennent chaque fois le même type de rapport. Le premier couple est donc celui des choses à perdre : « le vrai et le bien » ; le deuxième celui des choses à engager : la « raison » et la « volonté », ou, pour le dire autrement la « connaissance » et la « béatitude » ; le troisième couple enfin est celui des choses à fuir « l’erreur et la misère ». Si nous ne considérons que ce qui est suggéré, dans chaque couple, par le premier des deux termes, nous pouvons dire : « être chrétien, c’est engager sa raison en croyant que Dieu existe, au risque d’être dans l’erreur si Dieu n’existe pas ». Si nous ne considérons maintenant que le second terme, nous dirons cette fois : « être chrétien, c’est engager sa béatitude sur la promesse d’une vie éternelle, au risque d’être malheureux en sacrifiant pour rien sa vie terrestre ». La première proposition décrit la dimension du pari que Pascal a exposée au premier paragraphe du texte. Sur ce plan, nous le savons, l’alternative « Dieu est ou il n’est pas » est totalement incertaine, les chances de gain ou de perte sont parfaitement égales, aucun calcul ne saurait indiquer au parieur ce qu’il est préférable de choisir. Ici encore, Pascal doit se borner à un modeste encouragement : « votre raison, dit-il à son interlocuteur, n’est pas plus blessée … en choisissant l’un que l’autre ». Une fois ce point « vidé », il faut se tourner vers la seconde proposition, relative à l’autre dimension du pari, celle qui fait au contraire apparaître une inégalité. Comparant la vie terrestre que le chrétien met en jeu à la vie éternelle qui lui est promise, nous pourrions dire en effet qu’il gagnera « plus », s’il gagne, qu’il ne perdra s’il perd. Un tel calcul, toutefois, ne suffit pas encore. Tant que l’inégalité entre la mise et le gain escompté s’exprime, comme toutes les autres inégalités, en termes de « plus » et de « moins », tant qu’elle est conçue comme une inégalité entre des grandeurs commensurables, elle ne peut neutraliser, dans l’esprit du parieur, le risque lié à l’égalité parfaite entre les chances de gain et de perte. Si Pascal n’avait rien d’autre à offrir à son interlocuteur, ce dernier se laisserait plutôt guider par la sagesse des nations, qui enseigne « qu’un bon ‘tiens’ vaut mieux que deux ‘tu l’auras’ ». Mais l’inégalité dont il est question ici n’est justement pas une inégalité entre deux grandeurs commensurables. Ce que le chrétien hasarde quand il parie est une grandeur « finie », le bien qu’il escompte est une grandeur « infinie ». Le fini n’est pas « moins » que l’infini, il est d’un autre ordre. En mathématiques, une quantité infinie n’est pas augmentée si on lui ajoute une quantité finie, ni diminuée si on la lui soustrait. Mise en présence de l’infini, toute grandeur finie s’anéantit : elle compte pour « rien ». Ce qu’il faut dire à l’interlocuteur pour le convaincre de « prendre croix que Dieu est », ce n’est donc pas : « vous gagnerez plus en gagnant que vous ne perdrez en perdant » ; ce qu’il faut lui dire, c’est ce ce que le texte énonce en une phrase lapidaire qui concentre en elle tout le « pari de Pascal » : « si vous gagnez vous gagnez tout, et si vous perdez vous ne perdez rien ».

Nous avons déjà rencontré le mot « infini » dans les premières lignes du texte : il qualifiait alors le « chaos », la « distance » qui nous sépare de la vérité, interdisant à la raison de trancher l’alternative « Dieu est ou il n’est pas ». Bien que Pascal ne le nomme pas dans les dernières lignes, l’infini s’y trouve implicitement, en tant qu’argument décisif, justifiant le résultat final du calcul. Ces deux occurrences de l’idée d’infini ont quelque chose en commun, mais présentent également une remarquable opposition. Ce qu’elles ont en commun, c’est que dans les deux cas la présence de l’infini donne au pari pour ou contre Dieu un caractère unique, incomparable : tout autre pari ne concerne que des grandeurs finies. Voyons maintenant l’opposition. La « distance infinie » dont parlait Pascal au commencement du texte faisait obstacle à tout calcul : l’infini était alors invoqué comme un opérateur d’incertitude ; à la fin du texte au contraire, l’infini est le ressort décisif du calcul, l’opérateur d’une certitude totale, d’une certitude telle qu’elle supprime tout ce que le pari pouvait sembler comporter de risque, d’hésitation. Car si, dans ce pari, celui qui perd ne perd « rien », il n’y a plus de « perte » à proprement parler et l’idée que les chances de gain et de perte sont égales doit apparaître rétrospectivement comme vide de sens. Allons plus loin : c’est le pari lui-même qui doit s’évanouir après-coup, comme une illusion, certes nécessaire, mais que son propre résultat abolit. Le pari pour Dieu se dépasse lui-même lorsque le parieur comprend que dans cette affaire il avait tout à gagner et rien à perdre, bref qu’il n’y avait pas réellement lieu de parier. Ce parieur atteint alors la confiance absolue de la foi, qu’aucun vrai chrétien ne vit comme un simple « pari ».

C’est à se diriger vers cette confiance que Pascal invite son interlocuteur : « gagez donc qu’il est », lui dit-il, pariez que Dieu existe, que l’âme est immortelle, qu’une vie éternelle vous attend, et surtout faites-le « sans hésiter », en comprenant qu’il n’y a au fond pas de risque, et même finalement pas de pari. L’interlocuteur ne répond pas immédiatement à cette injonction, il exprime d’abord l’aveu que lui arrache, lui, le champion de la raison, la valeur démonstrative de cet argument du pari : « Cela est admirable ». Quelque chose est alors acquis, définitivement : il ne sera plus possible de « blâmer » la foi des chrétiens au nom de la raison. L’interlocuteur est-il pour autant prêt à « gager sans hésiter » ? Pas du tout. Il ne peut faire mieux que gager en hésitant, et c’est cela qui conclut vraiment le texte : « Oui il faut gager, dit-il, mais je gage peut-être trop ». Ainsi, sa raison a beau être convaincue qu’il ne perdrait rien en sacrifiant sa vie terrestre, son attachement à cette vie est tel que ce « rien », absurdement, lui paraît être encore « trop ». Invité à traverser le pari pour aller au-delà, il reste en-deçà, laissant enfin apparaître en peine lumière ce qui nourrit depuis toujours sa résistance à la religion : non pas la raison, mais la concupiscence, la corruption de sa nature. Faute d’avoir été un outil de conversion, le pari aura donc été un outil de révélation.

 

 

     En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :

          - Pascal : Faute de mieux

     Dans le chapitre « Explications de textes » :

          - Pascal : Définition et proposition

     Dans le chapitre « Notions » :

          - L’Ennui

          - L’Existence

          - Le Hasard

          - Le Jeu

          - La Probabilité

          - La Raison

 

BIBLIOGRAPHIE

 

               Guillaume de TANOÜARN, Parier avec Pascal, Paris, Ed. « Cerf », 2012

 

 

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