L’IDÉE DE NÉANT

BERGSON

 

 

     Tout grand philosophe a sa propre façon de rompre avec ceux qui l’ont précédé. Pour Henri Bergson (1859-1941), ce qui manque le plus aux systèmes philosophiques du passé, c’est la précision. Comme des vêtements de confection qui ne vont jamais parfaitement à ceux qui les portent, ces systèmes pourraient aussi bien s’appliquer à un monde complètement différent du nôtre, à des êtres complètement différents de ce que nous sommes. L’ambition de Bergson est de proposer au contraire une philosophie qui « colle » aux faits tels qu’ils sont, une philosophie taillée à la mesure de la réalité où nous vivons. Quand ils sont correctement posés, affirme-t-il, les problèmes philosophiques, y compris les problèmes réputés « métaphysiques », peuvent être résolus par un recours aux faits, dans le champ de l’expérience, comme le sont les problèmes scientifiques.

     Tel est le projet mis en œuvre, selon une progression raisonnée, dans les quatre ouvrages majeurs de Bergson : L’Essai sur les Données immédiates de la Conscience (1889), Matière et Mémoire (1896), L’Évolution créatrice (1907) et Les deux Sources de la Morale et de la Religion (1932).

     On comprend que cette prétention de recourir à l’expérience pour répondre aux interrogations métaphysiques ait d’abord été mal reçue dans une université française dominée par le kantisme, par l’idée que l’expérience ne nous livre que ce qui est relatif à nos facultés de connaître et ne nous permet pas d’accéder à la réalité en soi, de percer les secrets de l’être. Mais c’est par fausse modestie, estime Bergson, que nous nous prétendons coupés de l’être et croyons ne pouvoir atteindre que du relatif. Et cette fausse modestie, ajoute-t-il, est en elle-même digne d’intérêt. Car d’où vient-elle finalement ? Comment se fait-il qu’étant de toute évidence plongés dans l’être, immergés dans l’être, faisant corps avec lui, nous nous imaginions si facilement être hors de lui, coupés de lui, au point de nous méfier de nous-mêmes et d’entretenir des doutes systématiques sur notre pouvoir d’entrer en contact avec la vraie réalité ?

     La réponse est très simple, et en même temps très déroutante : l’homme qui s’imagine coupé de l’être, l’homme qui se représente lui-même comme hors de l’être, condamné à voir l’être de l’extérieur sans jamais pouvoir y pénétrer, c’est un homme qui croit vivre dans le non-être, dans le néant. Formuler cette croyance permet de rendre manifeste son absurdité, mais ne suffit pas pour dissiper l’illusion qui l’entretient au sein même de l’activité philosophique. Certes, constate Bergson, les philosophes ne se sont guère occupés jusqu’à présent de l’idée de néant. Raison de plus, pense-t-il, pour soumettre enfin cette étrange idée ou absence d’idée à un examen sérieux, et surtout pour savoir d’où elle vient. Suivons-le dans son enquête.

   

 

      Quand nous prononçons le mot « rien », quelle idée avons-nous à l’esprit ? Il semble d’abord évident que toute idée doit être l’idée de quelque chose, d’un fragment déterminé du réel, et qu’une « idée de néant » n’existe pas davantage que le néant lui-même. Et de fait, comme n’importe quelle autre idée, l’idée qui accompagne généralement le mot « rien » est bien l’idée de « quelque chose ». « Il n’y a rien ici », disons-nous, lorsqu’à la place de la chose escomptée se présente une chose dépourvue pour nous de tout intérêt. C’est de l’être que nous parlons alors, non d’un prétendu néant. Nous trouvons même le moyen de parler à la fois de l’être que nous voyons et de celui que nous aurions aimé voir, et c’est ce contraste entre l’être et l’être, cette surabondance d’être, qui forme le vrai sens du mot « rien ». Si nous persistons à parler d’« idée de néant » à propos de ce mot, nous devrons convenir qu’une telle idée ne contient pas moins que l’idée d’être : elle contient au contraire bien davantage.

     Mais peut-être faut-il chercher ailleurs l’idée de néant. Ne pouvons-nous pas concevoir le « rien » dans lequel toutes les existences prennent place, imaginer le « rien » qui résulterait de leur suppression, nous représenter le « rien » qui se situe au-delà de leur limite ? La voilà, dira-t-on, la véritable idée de néant. Idée de quelque chose, certes, puisqu’elle se rapporte à une réalité spécifique, qui est l’absence effective de tout être. Mais personne, ajoutera-t-on, ne  saurait prétendre qu’une telle idée contient plus de réalité que l’idée d’être.

     Ce qui pourrait nous persuader que nous disposons effectivement d’une idée de ce genre, c’est le rôle moteur qu’elle semble jouer dans la réflexion philosophique elle-même. Bergson remarque ainsi, dans L’évolution créatrice, que l’idée d’un néant réel détermine secrètement la signification des grandes questions que nous nous posons sur la création. Toutes ces questions, qui relèvent de ce qu’on appelle la métaphysique, ont traditionnellement la forme caractéristique d’un « pourquoi » : Pourquoi sommes-nous là ? Pourquoi y a-t-il un univers ? Et pourquoi même existe-t-il quelque chose ? Celui qui s’interroge ainsi semble admettre implicitement qu’il aurait très bien pu ne rien y avoir, ni humanité, ni univers, ni quoi que ce soit. Il suggère même qu’il eût été a priori normal, et en tout cas plus facile, qu’il n’y ait rien : c’est l’être, selon lui, qui ne va pas de soi, c’est lui qui doit nous étonner, puisque c’est lui qui a besoin d’une justification, d’une raison d’être, c’est lui qui réclame un effort particulier pour être conquis sur le non-être. Avant même qu’une réponse leur soit fournie, les questions traditionnelles de la métaphysique présupposent donc que tout a été créé à partir de rien, contre le néant ou du moins à la place du néant. À la suite de Bergson, nous pouvons les ramener toutes à l’unique question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »

     Poser cette question, c’est condamner d’avance la philosophie à aborder toute chose avec méfiance, comme si nous avions des raisons de douter de son droit d’exister. C’est admettre d’emblée que la réflexion sur la création doit être triste, inquiète, angoissée. Or si nous considérons attentivement cette prétendue question, nous découvrons qu’elle est dépourvue de sens et par conséquent illégitime en tant que question. On ne peut pas faire dire n’importe quoi, en effet, à l’expression « ceci plutôt que cela ». Ce « plutôt » n’a de sens que pour un esprit ayant affaire à une réalité multiple, faite d’une infinité de choses différentes et pourtant toujours homogènes entre elles, toujours comparables sous tel ou tel angle, et pour cette raison toujours susceptibles d’être substituées les unes aux autres, préférées les unes aux autres : « pourquoi cette chose est-elle rouge plutôt que bleue ? »  La structure « plutôt que » appelle comme complément une autre couleur que cette couleur, une autre forme que cette forme, une autre place que cette place, bref un autre être que cet être, mais certainement pas l’absence de toute couleur, de toute forme, de toute place, de tout être.

     La cause de l’idée de néant semble entendue. Ou bien nous avons une idée, nous pensons effectivement, et alors c’est l’être que nous pensons, y compris lorsque nous utilisons des mots négatifs (« rien », « personne », « vide ») pour exprimer le contraste entre l’être tel qu’il nous est offert et l’être tel que nous voudrions qu’il soit ; ou bien nous ne pensons pas et ne faisons que bavarder futilement. Mais si une authentique idée de néant est exclue de notre pensée, d’où vient notre propension presque invincible à aborder la création, l’origine de l’être, sous la forme angoissante de la question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien » ? D’où vient que l’absurdité de cette question et des faux problèmes qu’elle engendre nous échappe généralement ? Manifestement, il y a là une illusion puissante, dont il faut bien rendre compte. Nous sommes d’abord tentés d’incriminer l’esprit métaphysique lui-même, perdu dans des spéculations abstraites, éloigné du bon sens qu’impose la pratique de la vie, et finissant par se leurrer en se payant de mots creux : jamais, dirions-nous volontiers, l’homme d’action sensible au poids de la réalité ne pervertira son intelligence à se demander pourquoi il y a quelque chose et non pas rien. Si nous avions raison de penser ainsi, s’il fallait imputer les errances de la métaphysique à l’ambition excessive de son projet, il conviendrait peut-être d’estimer que le problème de la création dépasse nos capacités.

     Mais nous aurions tort de penser ainsi, soutient Bergson. Car c’est au contraire par une extension abusive de l’esprit pratique le plus « terre à terre » que naît en nous l’illusion selon laquelle il aurait pu ne rien exister et le vain désir de comprendre pourquoi l’être se substitue à un néant réel. Cette recherche absurde vient en effet de la transposition illégitime d’une façon de penser utilitaire, valable quand il s’agit de répondre aux exigences de l’action, à un domaine qui exige plutôt le désintéressement d’une pure contemplation. Il n’y a donc pas lieu de désespérer de la métaphysique et de son pouvoir de traiter correctement le problème de la création. Il y a lieu de libérer la métaphysique d’un abus qui la dénature, de la délivrer des angoisses inutiles, de la tristesse absurde qu’engendre cette dénaturation, de lui rendre la joie.

     Comment Bergson justifie-t-il cette thèse déconcertante ? Il est clair, d’abord, que la prétendue idée de néant ne fait que porter à l’absolu une tendance caractéristique de l’homme préoccupé, affairé. Nous avons déjà noté que le mot « rien » signifie couramment « rien d’intéressant », « rien qui mérite d’être signalé », et exprime notre déception devant une réalité comportant certes toutes sortes d’éléments, mais aucun de ceux que nous escomptions. L’homme sensible à un tel déficit, c’est évidemment l’homme susceptible d’en souffrir, autrement dit l’homme engagé dans l’action, voué à anticiper, à espérer ou à craindre, parce que la réussite de ses entreprises le préoccupe : il faut être intéressé pour pouvoir regretter l’inintéressant. À l’opposé, nous pouvons imaginer ce que serait l’état d’esprit d’un homme délivré de tout intérêt, si cela est possible. Un tel homme saurait, par exemple, percevoir tout ce que contient un lieu quelconque sans remarquer l’absence de ce qu’il eût été utile d’y trouver : il ne dirait jamais qu’une maison est « vide », qu’il n’y a « personne » à cet endroit, etc. Seules les exigences de la vie pratique peuvent expliquer que nous négligions parfois « ce qu’il y a » pour privilégier l’expression de « ce qu’il n’y a pas ».

     Reste toutefois à comprendre ce qui incite les êtres humains à transposer en pseudo-concept abstrait cette habitude linguistique ancrée dans leur vie quotidienne. C’est parce qu’ils sont doués d’intelligence, prétend Bergson, qu’ils passent si aisément de l’une à l’autre. Même si nous doutons que l’intelligence humaine soit capable de résoudre le problème de la création, nous admettons du moins que c’est bien elle qui le pose : un être dépourvu d’intelligence ne se demandera pas pourquoi il existe. Par ailleurs, c’est à l’intelligence également que nous attribuons la façon particulière dont l’humanité résout ses problèmes pratiques, ceux qui concernent sa survie et son évolution, grâce à l’invention et à la fabrication d’outils et de machines. Nous accorderons facilement que d’un point de vue biologique cette aptitude à résoudre des problèmes techniques est la fonction primordiale de l’intelligence humaine, la capacité de poser des questions métaphysiques ne constituant qu’un usage dérivé de cette faculté. Il est donc permis de supposer que notre intelligence, suivant en quelque sorte sa pente naturelle, aborde les difficultés spéculatives de la métaphysique comme elle aborde les difficultés pratiques qu’elle est habilitée à surmonter, et cherche à comprendre la façon dont l’être est créé comme elle sait analyser la façon dont une machine est construite. La compétence technique se transformerait-elle alors en incompétence métaphysique ? L’homme qui se demande pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien serait-il un homme demeuré fidèle trop longtemps à une façon de questionner pertinente dans le contexte de l’invention mécanique, mais absurde dès qu’on la sort de ce contexte ? 

     Pour étayer cette hypothèse, confrontons l’intelligence au pouvoir qu’on a coutume de lui opposer sur le plan biologique : le pouvoir de l’instinct. On désigne par ce mot une sorte de réponse naturelle, de solution incorporée à l’organisme et susceptible d’épouser si exactement les contours d’un problème particulier qu’elle ne permet même pas à ce problème de parvenir en tant que tel à la conscience de l’être vivant. Relativement privée des ressources de l’instinct, l’espèce humaine a dû cultiver une faculté alternative dont l’avantage évident est de proposer des solutions générales à des problèmes généraux. Mais cette option implique la conscience aiguë des problèmes en tant que problèmes, la nécessité d’éprouver l’absence des solutions avant de jouir de leur présence, de concevoir leur possibilité avant de percevoir leur réalité. La pente de l’intelligence la conduit ainsi du virtuel vers l’actuel, du vide vers le plein, du « rien » vers le « quelque chose ». Si cette tendance convient parfaitement à une faculté destinée à la fabrication de ce qui n’existait pas auparavant, grâce à des outils qu’il a fallu eux-mêmes fabriquer, elle incite les hommes à penser sur le même modèle la création de l’être, et même à croire que ce qui distingue cette création d’une vulgaire fabrication, c’est qu’elle se ferait à partir d’un vrai rien, d’un authentique néant. En d’autres termes, ce qui donne à notre intelligence le pouvoir de formuler les grandes questions métaphysiques est aussi ce qui la rend incapable d’y répondre. S’il avait seulement l’idée de se les poser, l’instinct saurait en revanche répondre à de telles questions, et cela parce que sa pente ne le conduit jamais du vide vers le plein, mais toujours du plein vers le plein, de l’être vers l’être.

     Intelligence ou instinct, chacune de ces facultés possède donc exactement ce qui manque à l’autre pour parvenir à la compréhension de l’être : la lumière de l’une et l’obscur savoir de l’autre devraient s’unir dans la vraie philosophie. L’harmonie parfaite des questions et des réponses, l’aisance d’une réflexion n’éclairant que les problèmes dont les solutions sont prêtes depuis toujours, tel est alors l’état de grâce promis à ceux qui prennent Bergson pour maître à penser. Toutefois, cette union des deux aptitudes complémentaires n’est pas donnée dans la nature, qui impose au contraire leur divergence. Faute de disposer d’une troisième faculté reliant les inquiétudes de l’intelligence aux certitudes de l’instinct, nous devons construire nous-mêmes ce lien. Avant de pouvoir s’accorder facilement à la sagesse instinctive de la vie, notre pensée doit mener jusqu’à son terme un effort contre nature, inverser systématiquement la pente de l’intelligence, combattre sous toutes ses formes, et dans toutes ses conséquences, l’illusion d’un néant réel, susceptible de concurrencer l’être.

     Partons donc du principe qu’il n’y a rien à penser en dehors de l’être. Cela revient à penser que l’être n’a pas d’en-dehors, qu’il n’y a aucun site d’où il pourrait être vu à distance, cerné dans ses limites, aucun recul permettant de l’appréhender comme accompli. Deux conséquences résultent d’une telle idée. La première est que l’être nous enveloppe de partout, que nous sommes plongés, immergés en lui. Ce n’est pas seulement la plénitude de l’être qui est affirmée ici, car une plénitude pourrait encore être achevée, c’est-à-dire bornée par le néant. Nous devons comprendre que l’être n’est en rien comparable aux objets fabriqués que notre intelligence est apte à comprendre : l’être n’est jamais « fait », il est toujours « en train de se faire », toujours en devenir. La seconde conséquence est que nous ne pouvons connaître l’être que de l’intérieur, dans une expérience intime et immédiate, et non comme notre intelligence aime à connaître ses objets, les tenant à distance et dirigeant sur eux son regard afin de saisir le type caractéristique qui les rend semblables ou dissemblables à d’autres et permet de les intégrer dans des concepts généraux.

     Si nous menons jusqu’au bout le combat contre le mirage d’un néant réel, toute expérience témoignant de notre immersion dans l’être en train de se faire deviendra pour nous une précieuse source de connaissance. Considérons en particulier ce que nous éprouvons quand nous sommes contraints d’attendre, de prendre patience, parce que certaines choses ne viennent qu’à leur heure, parce qu’elles prennent du temps et nous imposent de le prendre avec elles. L’intelligence technicienne oppose à cette attente vécue, qu’elle qualifie péjorativement de « subjective», la précision « objective » du temps mesuré par les horloges. Deux heures d’attente, selon cette conception, se ramènent à une somme, à une addition, l’addition d’un certain nombre de positions successives des aiguilles sur un cadran, correspondant à la succession d’un certain nombre de mouvements réguliers. Cette prétendue mesure du temps, montre Bergson, ne mesure jamais le temps lui-même, ce temps qui « passe » d’une position à l’autre, d’un mouvement à l’autre, sans pouvoir s’arrêter à aucun. La preuve en est que si le temps s’accélérait, s’il fallait deux fois moins de temps aux aiguilles de l’horloge pour parcourir les deux heures, bref si ces deux heures n’en duraient qu’une, un pareil bouleversement n’apparaîtrait pas dans les calculs. Mais il ne saurait en revanche échapper à celui qui, au lieu de devoir attendre deux heures, n’aurait qu’une heure à patienter. C’est du côté de l’attente vécue, non du côté des horloges, que se trouve la capacité de détecter l’élément résistant, réel, l’élément absolu du temps : la durée. S’il faut inverser la pente qui conduit d’emblée notre intelligence à privilégier le fabriqué, le tout fait, le temps figé sur les cadrans, c’est pour lui substituer l’intuition du temps qui se fait, de la durée.

     Approfondissons cette intuition sur l’exemple d’une attente de deux heures. Du point de vue du temps des horloges, la deuxième heure est identique à la première, qu’elle ne fait que remplacer pour s’y ajouter. Mais il n’en va pas du tout ainsi quand on se place au  point de vue du temps qui se fait, de l’homme qui attend. Au moment d’aborder la deuxième heure d’attente, cet homme n’est plus ce qu’il était au commencement de la première. L’heure déjà passée l’a modifié : en le faisant durer une heure de plus, en incorporant ce temps d’attente à l’ensemble de son passé, elle a produit un être nouveau, et c’est au passé transformé de cet être nouveau que toute durée supplémentaire devra s’incorporer à son tour. Ce que sera pour lui la deuxième heure d’attente, comment pourrait-il le savoir avant d’avoir vécu la première ? Pour réunir les conditions d’une prévision correcte, il lui faudrait connaître tout ce que cette première heure modifiera en lui, et il n’a pas d’autre moyen de l’apprendre que de le vivre.

     Il suffit donc à la durée de durer pour que se produise du nouveau, de l’imprévisible. Voilà tout le secret de la création de l’être, non à partir du néant, mais à partir de l’être : le progrès continu du passé s’incorporant le présent pour former à chaque instant une réalité nouvelle. Ce secret, que nous connaissons d’instinct sans pouvoir le formuler, échappe pourtant à notre intelligence. Quand elle veut concevoir ce que le temps est susceptible de faire, de produire, l’intelligence prend pour guide l’idée de fabrication, et s’imagine que le seul rôle du temps est de permettre aux plans de se concrétiser, aux possibilités de devenir des réalités. Elle en déduit que tout ce qui arrive aurait pu être prévu, qu’il n’y a jamais rien de vraiment nouveau dans l’être, et que l’unique nouveauté est celle de l’être lui-même, remplaçant le néant pour une raison qui reste toujours à découvrir. Faute de saisir la création où elle est, elle la cherche désespérément là où il n’y a rien à penser. Inverser la pente de l’intelligence, la rendre capable d’épouser le mouvement de la vie, ce n’est pas seulement mettre un terme aux angoisses absurdes que suscitent les fausses questions métaphysiques, éloigner enfin de la réflexion philosophique la tristesse qui semble depuis toujours lui être inhérente, c’est aussi rejeter la conception mesquine selon laquelle le présent ne serait rien de plus que l’effet du passé, c’est reconnaître la générosité de l’être en train de se faire, sa surabondance créatrice. S’il suit jusqu’au bout le chemin proposé par Bergson, celui qui se demande avec inquiétude pourquoi il existe y trouvera bien davantage qu’une simple analyse critique de sa question, il y trouvera enfin une réponse, et une réponse joyeuse, un gai savoir : il y apprendra que sa vie, comme toute vie humaine, a sa raison d’être dans une création qui peut se poursuivre à tout moment chez tous les hommes, la création de soi par soi.

 

En lien avec cette étude, on pourra lire, dans le chapitre "Explications de textes":

- Bergson: L'adaptation

- Bergson: Le possible et le réel

- Kant: Péché d'action et d'omission

- Sartre: La négation

Dans le chapitre "Conférences":

- L'Athéisme

Et dans le chapitre "Notions":

- L'Angoisse

- Le Hasard

- L'Intelligence

- La Mémoire

- La Mesure

- L'Ordre

- Le Possible

- Le Progrès

- Le Temps

  

BIBLIOGRAPHIE

BERGSON, Oeuvres, édition du Centenaire, sous la direction d'André Robinet, Paris, Éd. P.U.F., 1959

François ARNAUD, Bergson, Paris, Éd. Ellipses, Coll. "Philo-philosophes", 2008

Frédéric WORMS, Bergson ou les deux sens de la vie, Paris, Éd. P.U.F., Coll. "Quadrige", 2004

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