HEIDEGGER : LA VÉRITÉ

Être et Temps, § 44

Traduction de François Vezin

 Paris, Éditions Gallimard, 1992, p. 278

 

 

La Dasein en tant que constitué par l’ouvertude est essentiellement dans la vérité. L’ouvertude est un genre d’être essentiel du Dasein. Il n’y a de vérité que dans la mesure où et aussi longtemps que (un) Dasein est. L’étant n’est dévoilé qu’au moment où et n’est découvert qu’aussi longtemps que (un) Dasein est. Les lois de Newton, le principe de contradiction, toute vérité en général, ne sont vraies qu’aussi longtemps que (un) Dasein est. Avant qu’il y ait eu aucun Dasein et après qu’il n’y aura plus du tout de Dasein, il n’y avait pas de vérité et il n’y en aura plus parce que comme ouvertude, comme dévoilement et être dévoilé elle ne peut alors pas être. Avant que les lois de Newton aient été dévoilées, elles n’étaient pas « vraies » ; il ne s’ensuit pas qu’elles étaient fausses, pas davantage qu’elles deviendraient fausses si ontiquement aucun être-dévoilé n’était plus possible. D’autant moins y a-t-il dans cette « restriction » une diminution de l’être-vrai des « vérités ».

Les lois de Newton avant lui n’étaient ni vraies ni fausses, ce qui ne peut signifier que l’étant qu’elles mettent en lumière quand elles le dévoilent, n’ait pas été antérieurement à elles. Les lois devinrent vraies grâce à Newton, avec elles l’étant devint lui-même accessible au Dasein. Dès qu’il est dévoilé l’étant se montre justement comme l’étant qu’il était déjà auparavant. Dévoiler ainsi, tel est le genre d’être de la « vérité ».

Qu’il y ait des « vérités éternelles », cela ne sera suffisamment prouvé que si l’on parvient à démontrer que le Dasein était et sera de toute éternité. Tant que cette preuve reste en souffrance, la proposition demeure une affirmation de fantaisie qui ne gagne nullement en légitimité du fait qu’elle a été communément « crue » par les philosophes.

 

« Avant » Newton, soutient Heidegger dans ce texte, « les lois de Newton n’étaient pas vraies » ; plus exactement, elles « n’étaient ni vraies ni fausses », et ne « devinrent vraies » que « grâce à Newton ». Voilà, sommes-nous d’abord tentés de penser, une thèse originale, et même déroutante, renversante, sinon extravagante. Précisons toutefois ce sentiment d’étrangeté. Qu’est-ce qui, d’après le texte, est advenu grâce à Newton, et ne pouvait l’être avant lui ? Réponse : un certain « dévoilement » de l’ « étant ». L’association de ces deux mots forme un quasi pléonasme : tout ce qui « est », Heidegger le nomme précisément « étant » en ce qu’il se dévoile, se montre dans sa façon d’être, donc comme « étant » ceci ou cela, ainsi ou autrement. Les lois de Newton, par exemple, c’est l’univers se dévoilant comme étant un ensemble de masses vouées à s’attirer et à se repousser. Du même coup, bien entendu, l’univers se dévoile comme étant cela en lui-même, indépendamment du dévoilement, donc comme l’ayant été avant le dévoilement. « Dès qu’il est dévoilé, reconnaît Heidegger, l’étant se montre justement comme l’étant qu’il était déjà auparavant ». Et il ajoute cette phrase décisive : « Dévoiler ainsi (autrement dit : dévoiler l’étant comme ayant été tel auparavant), tel est le genre d’être de la « vérité » ». Or c’est bien cette raison qui nous fait dire que les lois de Newton étaient vraies avant d’être découvertes. Pourquoi la même raison n’empêche-t-elle pas Heidegger de soutenir le contraire ?

Nous répondrons à cette question si, laissant provisoirement de côté le vocabulaire énigmatique du premier paragraphe (« ouvertude », « Dasein »), nous nous intéressons exclusivement à sa grammaire, à la construction des phrases, à leur forme syntaxique, soulignée par Heidegger lui-même : « Il n’y a de vérité que dans la mesure où et aussi longtemps que … », « L’étant n’est dévoilé qu’au moment où et n’est découvert qu’aussi longtemps que … », « il n’y avait pas de vérité et il n’y en  aura plus parce que … elle ne peut alors pas être ». Cette forme syntaxique, c’est celle d’une condition « sine qua non » : il s’agit d’énoncer ce sans quoi il n’y aurait pas, il ne pourrait y avoir le moindre dévoilement, la moindre vérité. C’est en quelque sorte la dimension dramatique de la vérité, ce qui fait apparaître sa fragilité, sa précarité, et surtout ce qui la fait dépendre du temps, la condition en question pouvant se présenter à tel « moment », disparaître à tel autre. En revanche, que l’étant, « dès qu’il est dévoilé », se montre comme ayant été tel auparavant et semble ainsi se rendre indépendant du temps, c’est ce qu’on pourrait appeler la dimension sereine de la vérité. Sur laquelle de ces deux dimensions faut-il régler l’usage des mots « vérité » et « vrai », par exemple quand il s’agit de savoir si les lois de Newton étaient « vraies » avant d’être découvertes ? Sur la seconde, pensons-nous généralement : n’est-ce pas le « genre d’être » de la vérité, autrement dit son essence, que de dévoiler un étant indifférent aux circonstances de son dévoilement ? Sur la première, riposte Heidegger : encore plus essentielle à la vérité est la condition sans laquelle aucun dévoilement ne serait concevable. Partant de cette condition, nous pourrons comprendre pourquoi l’étant est dévoilé comme il l’est, alors que la démarche inverse est impossible : pour celui qui s’en tient à l’usage courant, la proposition selon laquelle les lois de Newton n’étaient pas vraies avant leur découverte est forcément mésinterprétée comme une « restriction », une « diminution de l’être-vrai de ces lois », comme si cela impliquait qu’auparavant « elles étaient fausses », ou que l’étant qu’elles dévoilent n’existait pas.

Venons-en à cette condition de possibilité de la vérité, et aux deux mots qui la désignent dans le texte : le terme non traduit « Dasein », et le néologisme « ouvertude ». Le mot allemand « Dasein » marque littéralement le « là », le lieu où l’étant se révèle en tant qu’étant, parce qu’en ce lieu « être » veut dire quelque chose. C’est parce qu’il est Dasein, et non parce qu’il est homme, que l’homme est nécessaire à la vérité : ce n’est pas lui qui dévoile, c’est en lui que tout se dévoile. Si on part de l’homme et de ses facultés, on ne comprendra jamais ce qui rend la vérité possible. Quelles que soient les facultés dont l’être humain est doté, il est censé les posséder, contenues en lui comme dans une boîte : comment pourrait-il sortir de lui-même pour appréhender le monde tel qu’il est ? Mais l’homme en tant que Dasein n’a pas à sortir de lui-même, il est d’ores et déjà dehors, au monde : être, pour lui, c’est « y être ». Il n’a pas à s’ouvrir de temps en temps comme s’il pouvait jamais être fermé : son « genre d’être », à lui, c’est donc « l’ouvertude », l’état d’être ouvert, sans fermeture possible. Même isolé, même « replié sur lui-même », le Dasein ne peut pas ne pas être ouvert à l’étant qui, de son côté, s’ouvre à lui : condition nécessaire pour que surgisse cet accord, cette adéquation que nous nommons la « vérité ». C’est ce qu’exprime la première phrase de notre texte : « Le Dasein en tant que constitué par l’ouvertude est essentiellement dans la vérité ».

En conséquence, « il n’y a de vérité que dans la mesure où et aussi longtemps que (un) Dasein est ». Aucune vérité n’ « était » possible « avant qu’il y ait eu aucun Dasein », avant que soit ouvert pour chaque étant l’espace de son dévoilement ; aucune ne le « sera » « après qu’il n’y aura plus de Dasein », car tout, alors, sera fermé à tout. Cela vaut, insiste Heidegger, pour toutes les vérités, y compris pour ces évidences logiques que les philosophes nomment « vérités éternelles », par exemple pour le « principe de contradiction » : « Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps au même sujet et sous le même rapport » (Aristote). Quiconque affirme l’éternité de ces vérités devrait, selon Heidegger, « démontrer que le Dasein était et sera de toute éternité ». On ne lance un tel défi que lorsqu’on est certain qu’il ne pourra être relevé. Cette certitude ne tient pas seulement à la constatation triviale que l’espèce humaine est apparue sur terre à une certaine époque et peut disparaître un jour. Elle repose sur l’analyse du Dasein et de sa temporalité propre, marquée par le primat de l’avenir : ce primat n’aurait aucun sens si le Dasein n’était pas radicalement fini, si son être n’était pas un être-pour-la-mort. Ce que l’on peut « démontrer », juge Heidegger, c’est précisément que le Dasein ne saurait être « de toute éternité ».

  Mais revenons sur les autres vérités, celles que personne ne qualifie d’éternelles, par exemple ces lois de Newton qui « n’étaient ni vraies ni fausses » avant d’être découvertes. Au commencement, cette thèse nous choquait parce qu’elle s’oppose à l’usage ordinaire du mot « vérité ». Elle risque maintenant de nous choquer parce qu’elle s’accorde mal avec le reste du texte. Dans le mouvement du premier paragraphe, Heidegger semble ne faire aucune différence majeure entre la phrase commençant par « Avant qu’il y ait eu aucun Dasein … » et celle qui débute par « Avant que les lois de Newton aient été dévoilées … » : la seconde est seulement présentée comme une sorte d’illustration de la première. L’expression « avant Newton » a pourtant, objectera-t-on, une signification historique que n’a pas l’expression « avant le Dasein ». Si le principe de contradiction ne se dévoile que dans la mesure où « un Dasein » est, les lois de la gravitation n’ont pu se dévoiler que « grâce à Newton », un individu précis, vivant à une époque déterminée. Reconnaissant la vérité de ces lois, Heidegger n’est-il pas tenu de reconnaître qu’avant leur découverte le Dasein était, non pas « dans la vérité », comme l’affirme avec force la première phrase du texte, mais bel et bien dans l’erreur ? Pour écarter cette objection, nous devons admettre, non seulement la temporalité, mais l’historicité foncière du Dasein. C’est à un Dasein historique, un Dasein faisant époque, que « l’étant devint en lui-même accessible » à travers les lois de Newton. La formule « avant Newton » ne se réfère pas, de façon rétrospective, à un moment où l’on ne connaissait pas encore la vérité qui allait venir. Elle se réfère à un moment où le dévoilement newtonien était impossible parce que l’étant se rendait accessible d’une façon différente, incompatible : elle se réfère donc à une autre époque du Dasein, une autre époque de la vérité. Il est alors parfaitement rigoureux de soutenir qu’à cette époque antérieure les lois de Newton n’étaient ni vraies ni fausses.

 

En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":

- Heidegger: Le souci

Dans le chapitre "Explications de textes":

- Heidegger: Le temps, critère ontologique

Et dans le chapitre "Notions":

- L'Existence

- L'Histoire

- Le Temps

- La Vérité

 

BIBLIOGRAPHIE

Jean-François LAVIGNE, Vérité phénoménale et phénomène de la vérité dans Être et Temps, Les Études philosophiques, N°4, Octobre-Décembre 1998, p. 451-463

 

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