ARISTOTE: Le juste miieu

ARISTOTE : LE JUSTE MILIEU

Éthique à Nicomaque, Livre II, 1106 a 29 -b 25

Traduction de Richard Bodeüs,

Paris, Éd. GF-Flammarion, 2004, p. 113 – 115

 

[…] J’appelle milieu de la chose ce qui se trouve à égale distance de chacun des deux extrêmes, milieu qui est un et le même aux yeux de tous. En revanche, le milieu déterminé relativement à nous, c’est ce qui n’est, pour nous, ni trop ni trop peu ; or ce milieu n’est pas une chose unique, ni la même pour tous.

Par exemple, si dix est beaucoup et deux peu, on prend six comme le milieu dans la série, puisqu’il dépasse et est dépassé par une quantité égale. Et ce milieu est conforme au rapport arithmétique. En revanche, le milieu relatif à nous-mêmes ne doit pas être pris de cette façon. En effet, si pour un homme dix mines à manger c’est beaucoup et que deux c’est peu, le diététicien ne va pas pour autant prescrire invariablement six mines, car c’est peut-être encore beaucoup pour celui qui doit les prendre, ou bien trop peu. Pour Milon, en effet, c’est peu, mais pour qui débute en gymnastique c’est beaucoup. Il en va de même pour la course ou la lutte.

Ainsi, quiconque s’y connaît fuit alors l’excès et le défaut. Il cherche au contraire le milieu et c’est lui qu’il prend pour objectif. Et ce milieu n’est pas celui de la chose, mais celui qui se détermine relativement à nous. Dès lors, si c’est ainsi que toute connaissance réussit à remplir son office, en gardant en vue le milieu et en œuvrant dans sa direction – d’où l’habitude de déclarer, à propos des œuvres réussies, qu’on n’y peut ni retrancher, ni ajouter quoi que ce soit, dans l’idée que l’excès et le défaut ruinent la perfection tandis que la moyenne la préserve -, et si de leur côté les bons artisans, comme nous le disons, l’ont en point de mire lorsqu’ils travaillent, mais que la vertu, comme la nature, surclasse toute forme d’art en rigueur et en valeur, alors la vertu est propre à faire viser le milieu.

Je parle de la vertu morale, car c’est elle qui concerne les affections et actions. Or dans ce domaine il y a excès, défaut et milieu. Exemple : on peut s’effrayer, se montrer intrépide, nourrir des appétits, s’irriter, s’apitoyer, et, en somme, éprouver du plaisir et du chagrin, tantôt plus, tantôt moins, et dans les deux cas sans que ce soit à bon escient ; mais le faire quand on le doit, pour les motifs, envers les personnes, dans le but et de la façon qu’on doit, constitue un milieu et une perfection, ce qui précisément relève de la vertu. - Et pareillement, dans les actions, il y a aussi excès, défaut et milieu.

 

 

Le terme désignant le véritable objet de ce texte n’apparaît qu’assez tard, à la fin de l’avant-dernier paragraphe, quand Aristote affirme que la « vertu », puisqu’elle « surclasse toute forme d’art en rigueur et en valeur », doit être « propre à faire viser le milieu ». L’objet du texte, c’est la « vertu », ce qui fait l’excellence d’un être humain, et plus particulièrement, comme Aristote le précise lui-même ensuite, la « vertu morale », cette excellence du caractère, entretenue par l’habitude, qui dispose l’homme vertueux à se comporter, en toutes circonstances, comme il doit se comporter. Or à quoi reconnaît-on justement qu’un être humain se comporte, dans une circonstance quelconque, comme il doit le faire ? À ce qu’il « vise le milieu », répond ici Aristote, à ce qu’il sait éviter aussi bien « l’excès » que le « défaut ». S’il en est ainsi, nous avons besoin de savoir ce qu’est le « milieu », de ne pas nous tromper à son sujet, pour pouvoir ensuite appréhender correctement la notion de « vertu ». C’est ce qui explique le mouvement du texte, où le mot « milieu » est présent dès la première ligne, alors que le mot « vertu » n’apparaît que plus tard. Aristote doit d’abord définir la notion de milieu, et surtout préciser de quelle sorte de milieu il s’agit exactement : le milieu que vise l’homme vertueux, ce n’est pas la « moyenne », c’est ce que nous appelons de nos jours le « juste milieu ». Le premier paragraphe du texte propose une définition du juste milieu, le second illustre cette définition par un exemple. Aristote doit ensuite justifier l’application de cette notion de milieu à la vertu (troisième paragraphe), et plus particulièrement à la vertu morale (quatrième paragraphe).

La façon dont le texte est construit nous incite donc à penser que le terme « vertu » représente ce qui a besoin d’être éclairé, la notion à comprendre, l’objectif à atteindre, le terme « milieu » fournissant de son côté la lumière requise, l’instrument de la compréhension, le moyen d’atteindre l’objectif. L’explication du texte va pourtant nous révéler la présence d’un mouvement opposé, inversant les rôles entre les deux termes principaux : ce qui, apprendrons-nous, détermine le juste milieu dans telle circonstance, ce qui fait apparaître tel comportement comme étant un excès à éviter, tel autre comme étant un défaut à éviter également, c’est la connaissance exacte de la règle à suivre, de ce que doit faire dans cette circonstance l’homme vertueux. Avons-nous alors besoin de connaître le juste milieu pour savoir ce que nous devons faire, ou de savoir ce que nous devons faire pour connaître le juste milieu ? Nous le verrons, l’intérêt du texte vient précisément de ce qu’il établit l’impossibilité de soutenir la première proposition sans admettre également, en un certain sens, la seconde. Le raisonnement sur cette question ne peut être que circulaire.

Aristote commence donc par distinguer deux usages différents du terme « milieu », sans rien dire encore sur la vertu. Ou bien, dit-il, nous utilisons le mot « milieu » pour parler du « milieu de la chose », ou bien c’est le « milieu déterminé relativement à nous » qui nous intéresse. Dans le premier cas, « milieu » veut dire moyenne arithmétique : c’est « ce qui se trouve à égale distance de chacun des deux extrêmes ». Si la vertu devait viser un tel milieu, l’excellence humaine se caractériserait, dans tous les domaines, par la médiocrité : une peur et une audace moyennes rendraient l’homme courageux, une convoitise moyenne le rendrait tempérant, etc. Aristote ne l’entend pas du tout ainsi. Le milieu que la vertu doit viser ne peut être que l’autre milieu, le « milieu déterminé relativement à nous », autrement dit le juste milieu. Alors que le milieu précédent, exclusivement quantitatif, ne laisse en dehors de lui que du « plus » et du « moins », le juste milieu a pour ennemis le « trop » et le « trop peu », deux notions à la fois quantitatives et qualitatives. Quand on passe du premier usage de « milieu » au second, le terme conserve en partie son aspect quantitatif ; la vertu ne visera certes pas la pure et simple moyenne arithmétique, mais elle consistera quand même dans une certaine quantité : un certain degré de peur et d’audace définira le courage, une certaine intensité de désir définira la tempérance, etc. Mais comment fixer cette quantité, si elle n’est pas une moyenne arithmétique ? Ce qui doit la fixer, c’est l’autre aspect du juste milieu, son aspect qualitatif et surtout normatif. « Trop » et « trop peu » sont en effet des termes péjoratifs : ils ne s’opposent pas seulement l’un à l’autre, comme le font « plus » et « moins » , ils s’opposent l’un comme l’autre à une certaine norme, celle dont Aristote dit qu’elle est « déterminée relativement à nous ». Puisque c’est d’une norme qu’il s’agit, le mot « nous » doit dénoter ici le fait que nous avons besoin de normes, que nous exigeons tel ou tel comportement. « Nous » exigeons, par exemple, qu’au cours du combat un soldat reste ferme à son poste. Nous exigeons donc qu’il ait « assez » peur pour ne pas quitter son poste en se jetant étourdiment en avant, mais qu’en même temps il n’ait pas « trop » peur, que sa peur n’atteigne pas le degré où elle le pousserait à quitter son poste en s’enfuyant. Si donc on demande ce qui définit la vertu nommée « courage », la réponse sera : le juste milieu entre « pas assez peur » et « trop peur ». Mais si à l’inverse on demande ce qui détermine le juste milieu entre « pas assez peur » et « trop peur », la réponse sera : l’exigence propre à la vertu nommée « courage », l’exigence de rester ferme à son poste. Le rapport entre vertu et juste milieu relève bien d’un raisonnement circulaire.

Un autre trait distinctif entre les deux usages du terme « milieu » est mentionné dans le premier paragraphe du texte : le « milieu de la chose », souligne Aristote, est « un et le même pour tous », tandis qu’au contraire le « milieu déterminé relativement à nous » n’est « pas une chose unique, ni la même pour tous ». Cette présentation pourrait nous faire penser que l’objectivité se trouve exclusivement du côté du premier milieu, le second étant livré à la subjectivité, donc à l’arbitraire. L’exemple proposé par Aristote au deuxième paragraphe permet de corriger cette impression. Il est évident qu’entre 2 et 10 le « milieu de la chose » est 6, et qu’un tel milieu est « un et le même pour tous ». Mais où situer le juste milieu entre deux et dix mines de nourriture par jour ? La norme, ici, doit être « déterminée relativement à nous », correspondre à ce que nous sommes en droit d’exiger. L’exigence peut être morale, et s’appeler « vertu », elle peut également, comme dans cet exemple, être étrangère à la morale et s’appeler simplement « besoin ». Or il se trouve que le besoin quotidien de nourriture n’est pas le même chez un athlète du plus haut niveau comme Milon de Crotone et chez celui « qui débute en gymnastique ». Ce qui est « beaucoup » d’un strict point de vue quantitatif, donc manifestement « trop » pour le second, sera peut-être « trop peu » pour le premier ; inversement, ce qui est « peu » quantitativement, donc « bien trop peu » pour Milon, pourra être « encore trop » pour le gymnaste débutant. Le juste milieu n’est donc pas ici « une chose unique, ni la même pour tous », mais cela ne le rend pas pour autant arbitraire, ni même subjectif. Il est au contraire si objectif aux yeux d’Aristote que son évaluation relève selon lui d’un savoir, le savoir du « diététicien », à qui revient la tâche de fixer la juste quantité de nourriture convenant à chaque athlète. Cette quantité ne sera certes pas « unique » puisque les athlètes ont des exigences différentes, mais elle n’en représentera pas moins, pour chaque athlète, un point « unique » de perfection, rejetant le plus petit excès dans le « trop » et le moindre manque dans le « trop peu ».

La référence au diététicien permet de comprendre l’enchaînement des idées d’Aristote lorsqu’il passe du deuxième au troisième paragraphe. Ce passage effectue une généralisation : ce qui est vrai du diététicien, devons-nous comprendre, est vrai de « quiconque s’y connaît ». En conséquence, pour tous les « artisans » compétents, pour tous ceux qu’une « connaissance » adéquate rend capables de produire des « œuvres réussies », l’impératif est de fuir « l’excès et le défaut », de « chercher » au contraire le juste milieu, de le garder « en vue », « en point de mire », tout au long du processus de production. Cette vérité générale, suggère Aristote, je ne suis pas le seul à la formuler, c’est une conviction enracinée dans le sens commun et pratiquement passée en proverbe, « d’où l’habitude de déclarer, à propos des œuvres réussies, qu’on n’y peut ni retrancher, ni ajouter quoi que ce soit ». Mais en quoi cela nous rapproche-t-il de l’objectif, qui est d’associer le juste milieu, non pas à « l’art », mais à la vertu ? Cela nous en rapproche parce que la généralisation précédente s’intègre dans un raisonnement « à plus forte raison » : si ce qui est vrai du diététicien est vrai de tous les artisans, soutient Aristote, alors cela doit être a fortiori vrai de la vertu. Pourquoi ? Parce que, déclare-t-il, « la vertu, comme la nature, surclasse toute forme d’art en rigueur et en valeur ». Il est assez facile de comprendre en quoi la nature « surclasse » l’art si on compare la façon dont l’une et l’autre atteignent leurs fins : spontanément dans le cas de la nature, péniblement pour l’artisan, qui doit se les représenter d’avance, puis les réaliser en utilisant des moyens qui pourraient toujours servir à autre chose. Aristote ne peut toutefois attribuer à la vertu cette forme de supériorité, strictement réservée à la nature. Il peut seulement lui attribuer une supériorité analogue, fondée sur le fait qu’à la différence de l’art la vertu ne « produit » pas quelque chose. Subordonnée à un projet, l’action artisanale est vouée à disparaître lorsque ce projet est réalisé. L’action « vertueuse » au sens large de ce terme, l’action témoignant de l’excellence de son auteur, vaut au contraire par elle-même, par sa propre beauté. Si donc l’œuvre sortie des mains de l’artisan trouve sa perfection dans un juste milieu, cela doit être à plus forte raison le cas de la vertu, qui est à elle-même, si l’on peut dire, sa propre œuvre.

À la fin du troisième paragraphe, le lien est donc établi entre la notion de « juste milieu » et celle de « vertu », mais en prenant ce dernier terme au sens général « d’excellence humaine ». Or ce n’est pas l’excellence humaine en général qu’Aristote entend associer au juste milieu, c’est une forme particulière d’excellence, celle qu’il rappelle en abordant le quatrième paragraphe : « Je parle de la vertu morale », écrit-il. La vertu « morale », ce n’est pas l’excellence du commandement, ce n’est pas ce qui rend l’être humain lucide sur ce qu’il doit faire en toutes circonstances, c’est l’excellence de l’obéissance, l’habitude que prend l’être humain d’exécuter infailliblement ce que son intelligence lui prescrit. Par définition, la vertu morale a affaire à tout ce qui, dans l’être humain, pourrait faire obstacle, résister ou se dérober aux prescriptions de l’intelligence, tout ce qui pourrait être tenté par la désobéissance. Elle « concerne » donc, indique ici Aristote, les « affections » et les « actions ». Il est clair que les « actions » ne font qu’exprimer les « affections » : avant de régler le cas des actions en une phrase expéditive, Aristote s’attarde au contraire sur ces affections : « s’effrayer, se montrer intrépide, nourrir des appétits, s’irriter, s’apitoyer », bref tout ce qui fait qu’on éprouve, soit du « plaisir », soit du « chagrin ». Que ces affections constituent une force d’opposition virtuelle aux prescriptions de l’intelligence, c’est une évidence : la sagesse nous demande parfois de nous détourner de ce qui nous ferait plaisir, de réaliser ce qui nous chagrine. Mais il est non moins évident, aux yeux d’Aristote que toutes ces affections sont les outils indispensables, de notre intelligence, à vrai dire ses seuls outils. Car la « vertu morale » ne consiste pas pour lui à faire le bien à contre cœur, ni à se détourner du mal en le regrettant. La vertu morale résulte d’une éducation telle que l’être humain en arrive au contraire à ne plus trouver de plaisir qu’à faire le bien, donc à se détourner sans le moindre regret d’un mal qui ne peut que lui déplaire. Toute affection doit donc être à la fois combattue et sauvée, rejetée sans appel en ce qu’elle constitue le vice, entretenue avec soin en ce qu’elle constitue la vertu. Or qu’il s’agisse de peur ou de convoitise, l’affection humaine se présente toujours sous la forme d’une échelle continue de degrés. Elle donne lieu par conséquent à « excès, défaut et milieu », les deux premiers termes définissant le vice, le troisième la vertu. L’objectif de l’éducation morale sera alors d’habituer l’homme, non pas à ne plus éprouver la peur ni la convoitise, non pas à combattre sa peur ou sa convoitise, mais à avoir peur, ou à convoiter, « quand il le doit, pour les motifs, envers les personnes, dans le but et de la façon qu’il le doit ». Convoiter trop ou pas assez, c’est au fond ne pas savoir convoiter, ne pas convoiter « à bon escient ».

Le rapport circulaire que nous avons noté entre les deux notions de « vertu » et de « juste miieu » est désormais parfaitement clair. Pour savoir ce qu’est la vertu, précisément la vertu morale, excellence de l’obéissance, il faut partir des affections humaines, éliminer en chacune l’excès et le défaut qui en font une puissance rebelle aux prescriptions de l’intelligence et ne conserver que le juste milieu. Inversement, pour savoir ce qu’est le juste milieu de telle ou telle affection humaine, il faut partir de l’excellence du commandement, autrement dit des prescriptions de l’intelligence, et en déduire « quand » « pour quel motif », « envers qui », « dans quel but » et « de quelle façon » il convient d’éprouver cette affection.

 

     En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :

          - Aristote : La fatigue d’être

     Dans le chapitre « Explications de textes » :

          -Aristote : Acte et mouvement

          - Aristote : Agir en état d’ignorance

          - Aristote : Les futurs contingents

          - Aristote : La justice des échanges

     Et dans le chapitre « Notions » :

          - L’Habitude

          - La Mesure

          - Les Passions

          - La Sagesse

BIBLIOGRAPHIE

Françoise KLELZ-DRAPEAU, Une dette à l’égard de la culture grecque : la juste mesure d’Aristote, Paris, Éd. L’Harmattan, Coll. « Ouverture philosophique », 2012

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