LE PROGRÈS

 

Toute affirmation de ce qu'on appelle communément « le progrès » implique deux thèses : d'abord la thèse selon laquelle l'humanité, prise dans son ensemble, marche en avant, ensuite la thèse selon laquelle cette marche en avant est orientée favorablement. La première thèse est conforme à l'étymologie (« Progrès » vient du latin progressus : au sens propre, « marche en avant », au sens figuré, « accroissement »). Cette marche en avant qu'est le progrès permet de le distinguer d'emblée d'une « évolution » ou d'un « développement » : ces derniers, en effet, peuvent être subis passivement par l'être qu'ils affectent, tandis qu'il n'y a de progrès que pour un sujet autonome. Quant à la seconde thèse, elle impose au mot « progrès », appliqué à l'humanité, une restriction de sens par rapport à son usage ordinaire, où l'on pourrait tout à fait dire, par exemple, qu'une maladie « progresse » alors que le malade va de plus en plus mal.

Les ingrédients de la notion de progrès

Trois conditions sont requises pour qu'on puisse concevoir une marche en avant – orientée favorablement - de l'humanité entière. Il faut d'abord que cette humanité soit assimilée à un même homme qui ne cesserait d'avancer, et cela grâce à la continuité historique permettant à chaque génération nouvelle d'avoir pour point de départ ce qui a été péniblement acquis par les générations antérieures : Pascal exprime cette idée avec force dans sa Préface au Traité du vide (1651). Il faut ensuite que le monde puisse être amélioré indéfiniment, sans jamais atteindre la perfection finale : c'est ce que développe Leibniz dans son opuscule De l'origine radicale des choses (1697). Il faut enfin que l'homme ne soit pas enfermé dans une essence fixe, mais qu'il ait par nature, si l'on peut dire, le pouvoir de se dénaturer : pouvoir paradoxal, mais aussi pouvoir ambivalent, puisqu'il doit permettre à l'homme de suivre aussi bien l'orientation favorable du progrès que l'orientation défavorable de la régression. Ce pouvoir étrange, Rousseau le nomme « perfectibilité » dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755).

Repères historiques pour la formation de l'idée de progrès

La synthèse de ces trois ingrédients, et par conséquent l'idée intégrale du progrès, de la marche en avant de l'humanité, date du XVIIIe siècle. La formation de cette idée peut être éclairée par les repères suivants.
Dans l'Antiquité, Platon associe déjà l'humanité et le progrès dans son dialogue Le Politique, à l'occasion d'une reprise du mythe de l'âge d'or. L'âge d'or selon Platon est un âge sans politique puisque les hommes y vivent sous le commandement des dieux : la vie s'y écoule dans le bon sens, c'est-à-dire de la vieillesse jusqu'à la jeunesse. Lorsque les dieux abandonnent le monde et le laissent aller à son propre mouvement, la vie prend le cours que nous lui connaissons, de la jeunesse vers la vieillesse et la mort : elle devient une vie corruptible. Les hommes y succombent, comme les animaux, mais tentent de retarder cette corruption par l'invention (prométhéenne) de l'art politique et par le progrès technique. On le voit, c'est une place secondaire que Platon accorde au progrès : celle d'un pis-aller.
Bien plus importante est la place de l'idée de progrès dans le christianisme, religion fondée sur la foi en une histoire et sur le rapport entre un « Ancien » et un « Nouveau » Testament, la substitution définitive de la loi de Jésus à la loi de Moïse, si nettement marquée dans le balancement caractéristique du Sermon sur la montagne : « Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens ... Mais moi, je vous dis ... » La pensée chrétienne a engendré la première philosophie de l'histoire intégrant l'affirmation d'un progrès de l'humanité : dans La Cité de Dieu, écrite entre 412 et 427, saint Augustin oppose l'histoire progressive de la cité céleste à l'histoire régressive de la cité terrestre. C'est dans cette œuvre également qu'apparaît pour la première fois l'analogie entre l'histoire du genre humain tout entier et la vie d'un homme unique.
Mais le moment décisif pour la formation de l'idée de progrès est le XVIIe siècle, où s'impose la conception selon laquelle le progrès des connaissances n'exprime pas, comme le pensaient les anciens, la faiblesse des hommes voués à ne rendre compte que lentement et laborieusement de la perfection de l'univers, mais constitue positivement le savoir lui-même : « La vérité est fille du temps », énoncera Bacon à l'orée du grand siècle. Les titres mêmes de ses deux ouvrages principaux, L'avancement des sciences (1603) et Le nouvel organon (1620) sont assez révélateurs à cet égard.

La critique moderne de l'idée de progrès

Revenons sur les trois ingrédients que sont la conception de l'humanité comme un même homme, l'optimisme infini et la perfectibilité de l'homme. Ce sont eux que l'on met en cause, bien entendu, dans toute contestation de l'idée de progrès. On oppose par exemple, au premier de ces ingrédients, la discontinuité historique et ethnographique de l'humanité. Au second, on objecte que l'infinité du progrès de la technique prend la forme d'une démesure insensée et non celle de l'approximation d'une perfection. Et si l'on maintient l'idée d'une perfectibilité humaine, c'est pour mieux mettre en lumière la discordance perpétuelle entre nos progrès (scientifiques, techniques) et nos régressions (intellectuelles, morales). Il devient alors dérisoire de parler d'une marche en avant de l'humanité : d'abord parce qu'il n'y a pas d'humanité (argument de la discontinuité), ensuite parce que le progrès nous échappe (argument de la démesure), enfin parce nous n'en profitons pas (argument de la discordance).
Quand ils ne conduisent pas au rejet pur et simple de l'idée de progrès, les arguments précédents vident cette idée de sa substance et lui donnent le statut paradoxal qui caractérise son usage moderne : le mot « progrès » tend de plus en plus à désigner un processus qui, loin d'évoquer une marche en avant autonome, est censé s'imposer à nous sans que nous puissions le maîtriser (« On n'arrête pas le progrès ») et qui, en outre, n'a plus rien de foncièrement favorable (on parle des « inconvénients » ou des « dangers » du progrès).
Comment est-on passé de l'affirmation du progrès au XVIIIe siècle à cet usage paradoxal ? Il y a eu entre temps une inversion du rapport entre la notion de progrès et celle d'histoire : au lieu de considérer, comme les penseurs des Lumières, que le progrès est en quelque sorte le juge de l'histoire, les philosophes du XIXe siècle ont estimé que c'est à l'histoire de décider ce qui est progrès ou non. C'est ce renversement que nous allons étudier maintenant.

Le progrès juge de l'histoire

Le XVIIIe siècle ne pose pas le progrès comme une réalité historique qu'il faudrait constater, mais comme une norme permettant de juger l'histoire : c'est au nom du progrès qu'on peut faire la part de ce qui, dans le passé, est éclairé ou reste dans les ténèbres (le Moyen-Âge par exemple).
Conformément à ce principe, Condorcet s'efforce de démontrer, dans son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (1793), qu'après les neuf époques déjà traversées par l'humanité, après que les « lumières », apparues en Grèce, eurent été perdues, puis retrouvées, le progrès a atteint le point de non-retour. Désormais indépendant de toute puissance qui voudrait l'arrêter, il doit être maîtrisé et ordonné : telle est la tâche grandiose qui s'offre aux hommes à l'aube de la dixième époque.
Alors que pour Condorcet le progrès de la connaissance doit rendre les hommes vertueux, Kant estime au contraire que c'est le devoir moral de progresser qui nous oblige à connaître toujours davantage : autre conception des Lumières. Et non seulement nous avons, selon Kant, le devoir de progresser, mais nous avons le devoir de nous croire capables de progresser, à l'infini, vers la perfection morale : tel est le sens que reçoit, dans la Critique de la raison pratique (1788), la foi en l'immortalité de l'âme.
Pourtant, le progrès historique semble d'abord, reconnaît Kant, n'avoir rien de moral. Dans son essai Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784), c'est à l'insociable sociabilité, c'est-à-dire au jeu des passions humaines les plus condamnables, que ce progrès historique est attribué. Si toutefois l'idée de progrès doit être, chez Kant comme chez Condorcet, la norme permettant de juger l'histoire, il faut bien que ce conflit entre progrès moral et progrès historique soit résolu : c'est la notion de « culture », telle qu'elle est élaborée dans la Critique de la faculté de juger (1790), qui permet de comprendre en quel sens et à quelles conditions le progrès historique est également un progrès moral.

L'histoire, juge du progrès

Pour les penseurs du XIXe siècle, le progrès cesse d'être cette référence idéale, à la lumière de laquelle l'histoire doit être jugée. C'est au contraire de l'histoire elle-même, considérée dans son intégralité, qu'ils attendent de savoir ce qu'a été effectivement le progrès de l'humanité.
En un sens, c'est l'apothéose de l'idée de progrès, puisque la thèse de ces penseurs est que tout est progrès dans l'histoire. Mais en un autre sens, c'est le commencement du processus par lequel l'idée de progrès va se trouver vidée de ses exigences propres, processus aboutissant, nous l'avons vu, à cet usage moderne dans lequel le mot « progrès » ne se réfère plus, ni à une marche en avant autonome, ni à une orientation favorable.
La rupture entre l'esprit du XVIIIe siècle et celui du XIXe se manifeste par exemple dans le rejet, par Hegel, de la conception kantienne d'un progrès moral à l'infini. Dans ses Leçons sur la philosophie de l'histoire (professées entre 1822 et 1830), Hegel définit ainsi la tâche du philosophe : reconnaître, dans l'histoire universelle, la nécessité du progrès de la conscience de la liberté. Certes, les hommes savent qu'ils sont libres, mais il leur faut apprendre ce que cela veut dire. Cet apprentissage se confond avec l'histoire universelle, il est le sens même de cette histoire, dont il détermine les grandes époques, du despotisme oriental (dans lequel un seul, le despote, est libre, de par la non-liberté de tous les autres, les sujets), à la cité antique (où quelques-uns, les citoyens, sont libres, grâce au travail des autres, les esclaves), puis à l'État moderne, qui réalise laborieusement les conditions d'une reconnaissance, par tous, de la liberté de tous.
Tout est donc progrès dans l'histoire. Cette thèse est partagée par Auguste Comte, qui reproche à Condorcet, dans le Cours de philosophie positive (1830-1842), d'avoir scindé l'histoire entre l'obscurantisme du passé et les lumières du présent. Toutefois, le positivisme de Comte s'oppose à la philosophie de Hegel sur un point essentiel : le rejet de la dialectique, et en particulier le refus de considérer le « négatif » comme étant par lui-même « positif », de croire que la destruction engendre d'elle-même une construction d'ordre supérieur. Prenons un exemple. Lorsque la Révolution française pose en principe les droits sacrés de l'individu, c'est bien un progrès par rapport à la conception théologique du « droit divin ». Mais ce progrès, estime Comte, est seulement négatif, il ne représente qu'une dissolution métaphysique du droit divin. La société ne saurait, sans risque d'anarchie, prolonger cette situation de crise, et doit assurer le véritable progrès positif, celui qui conduira l'individu à reconnaître qu'il n'a que des devoirs envers l'humanité, puisque nul n'est homme que par l'héritage humain.

Les crises du progrès

Si tout est progrès dans l'histoire, même le négatif appartient au progrès, soit parce qu'il est dialectiquement positif comme le pense Hegel, soit parce qu'il est provisoirement utile comme l'estime Comte. Et dès qu'on admet que le négatif appartient au progrès, il devient possible de concevoir le progrès lui-même comme négatif.
Cette inversion globale de la notion de progrès est réalisée par Nietzsche. Le progrès, selon lui, est nihilisme : au triomphe des valeurs hostiles à la vie succède, inéluctablement, la dévalorisation de ces valeurs, la « grande lassitude » de l'homme moderne. Et malgré l'apparence, l'annonce du surhomme, dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), n'implique pas la possibilité d'un progrès positif : ce qui sélectionne le surhomme, c'est l'idée la plus opposée à celle de progrès, l'idée de l'éternel retour du même.
Si l'on nomme « crise » le moment où une notion paraît se retourner contre elle-même, le XXe siècle est l'époque des crises du progrès, ce dernier paraissant, aux yeux de certains philosophes, s'être retourné contre son propre contenu, contre ses propres ingrédients.
Pour Bergson, par exemple, le progrès paraît s'être retourné contre l'espoir d'une perfectibilité positive de l'homme. Le progrès technique, explique-t-il dans Les deux sources de la morale et de la religion (1932), a été lancé, « par un accident d'aiguillage », hors de sa voie authentique. S'il est vrai, convient Bergson, que la mystique « appelle la mécanique », l'homme devant peser sur la matière pour pouvoir se détacher d'elle, il est non moins vrai que la mécanique, qui agrandit démesurément notre corps en le dotant d'organes artificiels, appelle désormais la mystique, car « le corps agrandi attend un supplément d'âme ».
Pour Husserl, le progrès même des sciences occidentales, par la réduction positiviste qu'il entraîne, s'est retourné contre l'optimisme infini qui aurait dû le caractériser. Il a recouvert et brouillé la véritable signification historique de l'entreprise scientifique, qu'il faut maintenant redécouvrir : tel est le constat établi dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1936).
C'est plutôt contre l'idée d'une marche en avant continue de l'humanité, conservant à chaque pas l'acquis des pas antérieurs comme le ferait un individu apprenant sans cesse, que se retourne, selon Bachelard, le progrès effectif de la connaissance. La formation de l'esprit scientifique (1938) montre que ce progrès se constitue au contraire par rupture, en connaissant « contre » la connaissance acquise, devenue pour la connaissance nouvelle un « obstacle épistémologique ».

 

En lien avec cette notion, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":

- Platon: Les ombres

- Saint Augustin: Qu'est-ce que le temps?

- Pascal: Faute de mieux

- Leibniz: Pourquoi ainsi plutôt qu'autrement?

- Rousseau: Le droit du plus fort

- Kant: Le sens des limites

- Hegel: Le désir de reconnaissance

- Nietzsche: Petits agneaux et grands oiseaux de proie

- Husserl: Entre parenthèses

Dans le chapitre "Conférences":

- Le principe de précaution

Dans le chapitre "Explications de textes":

- Bachelard: L'expérience, sa réussite, son échec

- Comte: Le positivisme n'est pas un empirisme

- Marx: Des "enfants normaux"

Et dans le chapitre "Notions":

- La Dialectique

- L'Histoire

- La Technique

 

BIBLIOGRAPHIE

CONDORCET, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, Paris, Éd. GF-Flammarion, 1988

Jacques MUGLIONI, Auguste Comte, un philosophe pour notre temps, Paris, Éd. Kimé, 1998

HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Éd. Gallimard, Coll. "Tel", 1989

Pierre-André TAGUIEFF, Le sens du progrès, une approche historique et philosophique, Paris, Éd. Flammarion, 2004

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