HUSSERL : L'EXPÉRIENCE D'AUTRUI

Méditations cartésiennes

Cinquième méditation, § 50

Traduction de Gabrielle Peiffer et Emmanuel Levinas

Paris, Éditions Vrin, 2001, p. 177-178

 

 

L'expérience est un mode de conscience où l'objet est donné « en original » ; en effet, en ayant l'expérience d'autrui, nous disons, en général, qu'il est lui-même, « en chair et en os » devant nous. D'autre part, ce caractère d'« en chair et en os » ne nous empêche pas d'accorder, sans difficultés, que ce n'est pas l'autre « moi » qui nous est donné en original, non pas sa vie, ses phénomènes eux-mêmes, rien de ce qui appartient à son être propre. Car si c'était le cas, si ce qui appartient à l'être propre d'autrui m'était accessible d'une manière directe, ce ne serait qu'un moment de mon être à moi, et en fin de compte moi-même et lui-même nous serions le même. Il en serait de même de son organisme s'il n'était rien d'autre qu'un « corps » physique, unité se constituant dans mon expérience réelle et possible et qui appartînt à ma sphère primordiale comme formée exclusivement par ma « sensibilité ». Il doit y avoir ici une certaine intentionnalité médiate, partant de la couche profonde du « monde primordial », qui en tout cas reste toujours fondamentale. Cette intentionalité représente une « co-existence » qui n'est jamais et qui ne peut jamais être là « en personne ». Il s'agit donc d'une espèce d'acte qui rend « coprésent », d'une espèce d'aperception par analogie que nous allons désigner par le terme d'« apprésentation ».

L'expérience du monde extérieur se caractérise déjà de cette manière. En effet, le côté véritablement « vu » d'un objet, sa « face » tournée vers nous, apprésente toujours et nécessairement son autre face – cachée – et fait prévoir sa structure, plus ou moins déterminée. Mais, d'autre part, dans notre cas, il ne peut précisément pas s'agir de ce genre d'apprésentation qui intervient dans la constitution de la nature primordiale. Cette dernière en effet peut être confirmée par la présentation correspondante qui en remplit l'intention (l'« envers » peut devenir « face »), tandis que cela est a priori impossible pour une apprésentation qui doit nous introduire dans la sphère « originale » d'autrui.

 

Ce que Husserl a à nous dire ici au sujet de « l'expérience d'autrui », il l'élabore en prenant appui, dans les premières lignes du texte, sur ce que « nous disons », « en général », de cette expérience. Et qu'en disons-nous en général ? Nous disons à la fois que nous avons l'expérience d'autrui et que nous ne l'avons pas. D'abord nous l'affirmons, cette expérience, en nous fondant sur le sens même du mot : l'expérience est « un mode de conscience où l'objet est donné en original », directement, immédiatement, et non par le biais d'une copie ou d'une image. Or c'est bien ainsi, déclarons-nous, qu'autrui nous est donné : il est là « lui-même, en chair et en os devant nous ». Mais ensuite, au nom de la même définition de l'expérience, nous reconnaissons que ce qui nous est « donné en original » quand autrui est devant nous, « ce n'est pas l'autre moi », ce n'est donc pas autrui en tant que tel : « sa vie », « ses phénomènes », « ce qui appartient à son être propre », tout cela, prétendons-nous maintenant, ne peut être donné immédiatement qu'à lui, pas à nous.

Il y aurait là, de notre part, une pure et simple contradiction dans les termes, si notre affirmation et notre négation étaient parfaitement symétriques. Mais ce n'est pas le cas. Alors que nous affirmons l'expérience d'autrui comme une sorte de fait brut, nous présentons sa négation comme établie en droit, nous la justifions rationnellement. Nous ne disons pas seulement, en effet, qu'une telle expérience immédiate n'existe pas, nous soutenons qu'il est impossible qu'elle existe, et même qu'il serait absurde qu'elle existât. Il faut ici raisonner par l'absurde, supposer le faux afin de découvrir le vrai, partir de l'hypothèse selon laquelle « l'être propre » d'autrui me serait effectivement « accessible d'une manière directe », pour pouvoir comprendre que « si c'était le cas », cet être propre d'autrui « ne serait qu'un moment de mon être à moi », de mon être propre, ce qui revient à dire qu'il ne serait pas, contre l'hypothèse, l'être propre d'autrui. Dès lors que j'éprouve autrui en moi sans intermédiaire, ce n'est justement pas autrui que j'éprouve, mais « moi-même ». Et il ne faut pas croire que cela vaut uniquement pour ce qu'on appelle « l'âme » d'autrui, il ne faut pas s'imaginer que cette âme serait dissimulée à mon âme tandis que je pourrais accéder immédiatement l'« organisme » d'autrui. Ici encore il est bon de raisonner par l'absurde. Si mon appréhension du corps d'autrui était directe, l'altérité de ce corps devrait être donnée telle quelle à « ma sensibilité », la mienne et non celle d'un autre. Cette altérité ferait alors partie du monde tel qu'il s'organise autour de moi, de ce que Husserl appelle ici « ma sphère primordiale » : la couche originelle de « mon expérience », ce qui en elle est « exclusivement » mien, abstraction faite de tout ce qui vient, précisément, des autres. L'absurdité d'une telle conséquence prouve la fausseté de l'hypothèse. Ce qui m'est accessible directement dans l'organisme d'autrui, ce n'est « rien d'autre qu'un corps physique », et certainement pas l'organisme d'autrui, qui relève d'une autre sphère primordiale que la mienne.

Ainsi, c'est au nom même d'autrui, par respect pour son altérité, que nous déclarons impossible l'accès direct à autrui*. En l'éloignant de nous, cette impossibilité nous le révèle comme tel. Aussi est-ce « sans difficulté », sans avoir le moins du monde l'impression de nous contredire, que nous disons à la fois qu'autrui est là en chair et en os et qu'il ne peut nous être donné. Non seulement, comme le remarque Husserl, notre adhésion à la première proposition « ne nous empêche pas d'accorder » la seconde, mais la seconde apparaît comme la condition sine qua non de la première. Loin d'être, comme on le croit souvent, un obstacle à la reconnaissance d'autrui, le « solipsisme » est au contraire ce qui la rend possible. Il faut partir de l'absence d'autrui, partir de la solitude du « moi » réduit à son « monde primordial », pour saisir correctement ce que veut dire être « autre que » moi, ce que signifie avoir un « autre » monde primordial. Telle est la leçon philosophique à tirer de ce que « nous disons en général ».

Cette leçon, le texte la développe en deux temps, dont le premier occupe la seconde moitié du premier paragraphe. Compte tenu de tout ce que nous disons, affirmativement aussi bien que négativement, sur l'expérience d'autrui, il « doit y avoir ici », explique Husserl « une certaine intentionnalité médiate ». Une certaine « intentionnalité », c'est-à-dire un acte déterminé de ma conscience, visant infailliblement autrui et rien qu'autrui. Mais une intentionnalité « médiate », puisqu'elle suppose comme préalable une autre intentionnalité, celle par laquelle je vise directement le « monde primordial » qui est à moi et rien qu'à moi. Partant de la « couche profonde » que constitue un tel monde privé, ma conscience peut alors se diriger explicitement vers ce qui « n'est jamais » et « ne peut jamais » y être « en personne ». Mais pourquoi s'y dirige-t-elle ? Ce qui motive le passage de l'intentionnalité immédiate à l'intentionnalité médiate, c'est qu'autrui n'est pas seulement « autre que moi », absent de ma sphère primordiale : il aussi « l'autre moi », analogue à moi, au centre comme moi d'une sphère d'appartenance, d'un monde privé. Ici, le mot « analogue » ne doit surtout pas nous faire penser à un raisonnement par analogie : ce n'est évidemment pas en vertu d'un raisonnement que nous voyons autrui « en chair et en os devant nous ». Il s'agit plutôt, précise Husserl, d'une « aperception par analogie » : cet être qui ne peut m'être donné en personne, je l'aperçois grâce à une transposition à partir de ce qui m'est donné en personne. Ainsi, même s'il m'est impossible d'appréhender directement l'existence d'autrui, ou sa présence, l'intentionnalité médiate qui le vise saisit sa « co-existence » avec ce que je sais à coup sûr exister, elle le rend « co-présent » de ce qui m'est toujours présent. Pour désigner cette transposition particulière grâce à laquelle ce qui nous est donné suggère ce qui ne l'est pas et ne peut pas l'être, Husserl forge ici le mot « apprésentation ». Nous avons donc raison de nier l'expérience d'autrui puisque ce qui nous est donné ne « présente » pas autrui, mais nous n'avons pas tort d'affirmer cette expérience puisque ce qui nous est donné « apprésente » autrui.

Dernier mot du premier paragraphe, le mot « apprésentation » serait le dernier mot de cette analyse si autrui était le seul être apprésenté, le seul objet possible d'une aperception par analogie. Mais ce n'est pas le cas. Autrui n'a pas le monopole de « l'autre que moi » : il partage ce statut avec ce qu'on a coutume d'appeler, pour marquer précisément cette altérité, le « monde extérieur ». Or puisque mon expérience d'autrui n'est rendue possible que par une apprésentation, il doit en être « déjà » ainsi, reconnaît Husserl au commencement du second paragraphe, de mon expérience du monde extérieur : pas seulement de mon expérience du monde commun aux autres et à moi, mais de mon expérience du monde s'organisant exclusivement autour de moi, de mon expérience du « monde primordial ». S'il en est ainsi, peut toutefois penser le lecteur du texte, l'argumentation précédente n'est-elle pas complètement remise en question ? Allons-nous persister à concevoir le monde primordial comme cette couche originelle de l'expérience où tout est « mien », et de laquelle doit partir l'intentionnalité médiate visant l'« autre » en tant qu'autre ? Cette perplexité, le lecteur l'éprouvera davantage encore s'il juge, comme cela peut sembler plausible, que l'altérité du monde extérieur, l'altérité de ces choses non humaines et dépourvues de subjectivité que sont les arbres, les nuages ou les pierres, est une altérité bien plus forte que celle d'autrui, lequel est certes autre que moi, mais un être humain comme moi, et surtout un « moi » comme moi.

Pour nous délivrer de cette perplexité, voyons ce que nous dit le second paragraphe sur l'apprésentation propre à l'expérience du monde extérieur. Elle tient à l'impossibilité, pour un objet appartenant à ce monde, de présenter simultanément au regard l'intégralité de ses aspects. Cette impossibilité, essentielle à l'extériorité en tant que telle, fait qu'à chaque fois l'aspect particulier qu'un objet nous présente, la « face » qu'il tourne vers nous, « apprésente toujours et nécessairement son autre face - cachée ». Et ce qui justifie ici, précise Husserl, l'usage du même verbe que pour décrire l'expérience d'autrui, c'est qu'on a affaire dans les deux cas à une « aperception par analogie » : de même que ce que j'appréhende immédiatement dans ma sphère primordiale me suggère médiatement la sphère primordiale d'autrui, de même l'aspect que l'objet tourne vers moi « fait prévoir », de façon « plus ou moins déterminée », la « structure » de l'aspect qu'il me dissimule.

Il y a pourtant une limite à cette comparaison. La seconde apprésentation, l'apprésentation qui caractérise l'expérience du monde extérieur, c'est aussi, rappelons-le, celle « qui intervient dans la constitution de la nature primordiale » : elle ne saurait être identique à celle qui « part » de cette nature primordiale déjà constituée pour apprésenter autrui et le monde qui lui est propre. Il doit y avoir entre les deux apprésentations une différence essentielle, correspondant à la différence entre l'altérité du monde extérieur et celle d'autrui. En quoi consiste cette différence ? En ce qu'une apprésentation concernant le monde extérieur est toujours susceptible, par principe, d'être « confirmée », alors que « cela est a priori impossible », soutient Husserl, pour l'apprésentation d'autrui. Considérons d'abord ce qui vaut pour le monde extérieur. La raison pour laquelle il doit être apprésenté, à savoir le fait qu'il se donne nécessairement par esquisses, est du même coup la raison pour laquelle tout aspect caché, tout « envers », peut aussi bien se transformer en un aspect tourné vers nous, donc « devenir face ». Avoir affaire à l'extériorité en tant que telle, explorer le monde, c'est éprouver à tout moment une transformation de ce genre, où ce qui n'était l'instant d'avant qu'une « intention » visant le caché, se dirigeant vers lui en pouvant seulement le « prévoir », se trouve « remplie », confirmée au sens large du terme, ce sens large impliquant la possibilité d'une vérification effective, celle d'une infirmation de ce qui était prévu, ou encore celle d'une simple confirmation partielle. À toute apprésentation du monde peut ainsi se substituer « la présentation correspondante ». Certes, quand l'envers devient face, ce qui était face devient corrélativement envers, si bien qu'une présentation intégrale du monde demeure radicalement impossible. Le monde lui-même est toujours apprésenté, toujours extérieur, toujours autre que moi, mais d'une altérité qui n'est, si l'on peut dire, qu'à son plus bas degré : car si l'extériorité ne se laisse jamais voir intégralement, du moins se laisse-t-elle explorer intégralement. Contrairement à ce que l'on pouvait craindre, l'altérité du monde ne s'oppose donc pas à l'idée d'un monde mien, d'une « nature primordiale ».

Le plus haut degré de l'altérité, ce n'est pas celui des choses extérieures, celui des arbres, des nuages ou des pierres, c'est celui d'autrui. Autrui n'est pas « autre » parce qu'il ne se donnerait qu'en esquisses au centre de perspective que je suis, autrui est un autre centre de perspective que celui que je suis. Ainsi, loin de réduire son altérité, le fait qu'il soit un « moi » comme moi la rend au contraire extrême. L'apprésentation d'autrui n'est pas, comme celle du monde qui m'entoure, une invitation à l'exploration. Ce à quoi elle m'invite, c'est à m'« introduire dans la sphère originale d'autrui », dans le monde que lui seul peut explorer. Il n'y aura jamais de « présentation » correspondant à cette apprésentation. Même s'il nous arrive de former sur les autres des hypothèses que leur comportement « confirme » plus ou moins, ce ne sera jamais au sens où l'exploration peut « confirmer », en tournant autour de la chose, ce qu'avait suggéré son premier aspect. Car on ne tourne pas autour d'autrui : comme l'écrit Husserl, c'est « a priori impossible ».

 

En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :

- Husserl : Entre parenthèses

- Lévinas : Plus coupable que les autres

Dans le chapitre "Notions":

- La Distance

Et dans le chapitre "Explications de textes":

- Lévinas: Le meurtre d'autrui

 

BIBLIOGRAPHIE

Natalie DEPRAZ, Transcendance et incarnation, L'intersubjectivité comme altérité à soi chez Edmund Husserl, Paris, Éd. Vrin, Coll. "Bibliothèque d'histoire de la philosophie", 1995

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