SÉNÈQUE : LE PHILOSOPHE ET L’HOMME D’ÉTAT

Lettre 73 à Lucilius

Traduction d’Émile Bréhier, revue par L. Bourgey

Dans Les Stoïciens, Paris, Éditions Gallimard, Coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1964, p. 789-790

 

Ne va pas imaginer que le sage est assez injuste pour juger qu’il n’a personnellement aucune dette en échange des biens communs. Envers le soleil et la lune ma dette est considérable, et ils ne se lèvent point pour moi tout seul. J’ai des obligations comme particulier envers le cours de l’année et envers Dieu qui le règle, bien que la répartition du temps n’ait point été faite en mon honneur. La folle avidité des mortels a séparé les possessions et la propriété, et croit n’avoir rien pour sien de ce qui est public. Le sage au contraire estime que rien n’est plus à lui que ce qu’il possède en commun avec le genre humain ; on ne pourrait pas en effet parler de bien commun si chacun n’en avait une part, et ce qui est commun même selon une très petite parcelle entraîne un état de société. Ajoute maintenant que les biens importants et véritables ne se partagent pas de telle sorte qu’une petite partie en échoirait à chacun : ils arrivent en entier à tous individuellement. D’une distribution publique les hommes emportent autant de choses que ce qui fut promis par tête. Un repas, une distribution de viande, tout ce qui est saisissable à la main se divise en parties ; mais ces biens indivisibles, la paix et la liberté, sont tout entiers à tous autant qu’à chacun. C’est pourquoi le philosophe pense à la personne qui lui permet l’usage et la jouissance de ces biens, et grâce à laquelle les nécessités publiques n’entraînent plus pour lui l’appel aux armes, ni aux gardes nocturnes, ni à la défense des remparts, ni au payement de multiples impôts de guerre, et il rend des actions de grâces au pilote de son État. La philosophie enseigne en premier lieu ce précepte : savoir exactement la dette due aux bienfaits, s’en acquitter exactement ; il arrive parfois que s’en acquitter, c’est simplement la reconnaître. Le philosophe reconnaîtra donc qu’il doit beaucoup à celui dont l’administration et la prévoyance lui assurent un confortable loisir, la libre disposition de son temps et un repos que les affaires publiques ne troublent pas.

 

Nous avons affaire ici à un raisonnement entier, de la prémisse à la conclusion. Si on admet ce qui est établi dans la prémisse, à savoir que « le sage », ou « le philosophe », est disposé à reconnaître sa « dette » envers tout ce qui le fait profiter d’un « bien commun », on admettra nécessairement la conséquence qu’en tire ensuite Sénèque, à savoir que le sage ou le philosophe doit s’acquitter d’une dette de ce genre envers « la personne qui lui permet l’usage et la jouissance » de ces biens communs que sont « la paix et la liberté », autrement dit envers l’homme d’État.

Car c’est bien, précise Sénèque, à celui dont l’action prudente et avisée garantit dans l’État la paix et la liberté que le philosophe doit d’être délivré des « nécessités publiques » qui entraînent « l’appel aux armes », les « gardes nocturnes », la « défense des remparts » et le « payement des multiples impôts de guerre ». C’est grâce à « l’administration » bien conduite de l’homme d’État que le sage peut jouir dans sa retraite d’un « confortable loisir ». Si « la libre disposition de son temps » lui est laissée, c’est parce que le « pilote de l’État » sait de son côté faire preuve de « prévoyance ». Bref, celui qui se consacre aux « affaires publiques » mérite que le philosophe lui rende « des actions de grâce » de ce que lesdites affaires « ne troublent pas » son « repos ».

Vouloir être délivré des nécessités publiques, aspirer à un loisir confortable, souhaiter garder la libre disposition de son temps, aimer que son repos ne soit pas troublé par les affaires publiques, tout cela semble pourtant brosser le portrait d’un sage étranger à la Cité : on pourrait facilement s’en servir comme d’éléments à charge dans le procès pour incivisme qui fut intenté aux philosophes tout au long de l’Antiquité, procès qu’ils avaient toujours à subir sous la Rome impériale. Les premiers mots de la première phrase (« Ne va pas imaginer que le sage est assez injuste pour .. ») nous invitent précisément à voir dans notre texte la défense du sage face à une accusation de ce genre. Ce qui doit alors nous étonner, et ce qui fait l’intérêt de cette défense, c’est qu’au lieu de nier les éléments à charge qu’on vient de rappeler, Sénèque les revendique au contraire haut et fort, prétendant détenir en eux les meilleurs éléments à décharge qui soient, les raisons les plus fortes de justifier le civisme des philosophes par la gratitude qu’ils ne peuvent manquer d’éprouver à l’égard de celui qui dirige l’État. Admettons-le : il est douteux que ce dernier ait cru trouver un soutien de poids chez ceux qui déclaraient ainsi apprécier son activité politique au seul motif qu’elle les libérait pour leur part de toute activité politique. Ce qui nous importe toutefois est de comprendre pourquoi Sénèque lui-même a jugé ce plaidoyer pertinent.

Il nous faut pour cela revenir à la première partie du texte, c’est-à-dire à la prémisse du raisonnement. Nous l’avons vu, Sénèque commence par supplier Lucilius de ne pas imputer au sage une certaine injustice, celle qui consisterait à « juger qu’il n’a personnellement aucune dette en échange des biens communs ». Supposons en effet que le sage, le philosophe, ne se sente redevable que de ce qui lui a été donné « personnellement », donné à lui en tant que philosophe, mais refusé aux autres. Il ne s’estimerait alors tenu au civisme qu’envers un pouvoir favorisant le groupe social des philosophes au détriment des autres groupes sociaux. Répondant à une pareille faveur, son civisme devrait consister dans le soutien actif que réclame le pouvoir en question, et non dans la simple gratitude due à qui nous permet de nous consacrer en toute quiétude à l’art de bien vivre. Bref, s’il était vrai qu’on ne peut avoir de dette qu’en échange d’un bien qui ne se partage pas, excluant ainsi les biens disponibles à tous comme la paix ou la liberté, le plaidoyer de Sénèque s’effondrerait.

Il importe donc d’écarter une telle hypothèse, dénoncée d’emblée comme une injustice due à « la folle avidité des mortels », à leur désir pathologique, non seulement d’avoir plus que les autres, mais surtout d’avoir ce que les autres n’ont pas. Cette avidité, explique Sénèque, « a séparé les possessions et la propriété » : la paix (ou la liberté) qui m’est donnée, la paix que je « possède » au même titre que tous mes concitoyens, ma folie me fait juger qu’elle n’est pas vraiment à moi, pas vraiment ma « propriété », dès lors qu’elle appartient également aux autres. Ainsi raisonne l’homme avide, l’homme sans sagesse, qui « croit n’avoir rien pour sien de ce qui est public ». Mais comment raisonne le sage pour établir à l’inverse que ce qui est publiquement possédé n’en est pas moins « sien » ? Comment démontre-t-il que ce qu’il partage avec tous les autres constitue sa « propriété », et même que « rien n’est plus à lui » ?

Il le démontre en deux temps, prouvant d’abord que l’adversaire a tort même quand on a effectivement affaire à un « bien commun » qui se partage, prouvant ensuite que l’adversaire a deux fois tort puisque le bien commun dont il est question dans le plaidoyer n’est pas susceptible d’être partagé : réfutation parfaite, intégrale, de la position adverse. Dans un premier temps, donc, Sénèque admet qu’on ne pourrait pas parler de bien commun « si chacun n’en avait une part », voire une « très petite parcelle ». Pour petite qu’elle soit, cette parcelle n’en est pas moins celle de chacun, exclusivement la sienne, le résultat du partage ne pouvant plus être partagé : l’adversaire de Sénèque doit bien alors la reconnaître, selon ses critères, comme une « propriété ». Il doit reconnaître du même coup que ce statut de propriétaire d’une parcelle du bien commun met chacun en « état de société » avec les propriétaires des autres parcelles de ce bien : la propriété n’exclut donc pas les autres, elle les implique, les associe. Nous pouvons voir dans ce premier argument une sorte d’illustration de la thèse stoïcienne de la nécessaire liaison de toutes choses dans l’univers.

Si ce premier argument n’est pourtant pas l’argument principal, c’est qu’il ne concerne pas les biens communs que Sénèque tient pour « importants et véritables », ceux qui « ne se partagent pas de telle sorte qu’une petite partie en échoirait à chacun ». Ces biens sont certes communs en ce qu’ils arrivent à tous, mais de telle sorte que ce soit le bien « en entier » qui arrive à chacun « individuellement ». Or la gratitude qu’éprouve le philosophe envers l’homme d’État vient de ce qu’il sait lui devoir des biens de ce genre, et non du genre précédent : car « tout ce qui est saisissable à la main se divise en parties ; mais ces biens indivisibles, la paix et la liberté, sont tout entiers à tous autant qu’à chacun ». On ne saurait en effet concevoir des parcelles de paix ou de liberté. Quand un bien commun est tel qu’il ne peut se partager, quand ma jouissance de ce bien n’est en rien diminuée par la jouissance des autres et n’a donc pas besoin de leur exclusion pour être entière, il en va de même pour ma dette, qui n’est pas le moins du monde réduite sous prétexte que bien d’autres que moi sont également en dette. J’ai une dette « considérable » envers « le soleil et la lune », envers « le cours de l’année » et envers « Dieu » qui règle la « répartition du temps », alors que cette répartition n’a pas été faite « en mon honneur ». J’ai pareillement, soutient le philosophe Sénèque, une dette considérable envers l’homme d’État dont l’action garantit ces deux biens indivisibles que sont la paix et la liberté, alors que je ne suis évidemment pas le seul à en profiter.  

Mais comment s’acquitter d’une telle dette ? Considérons le « précepte » que Sénèque présente comme étant celui-là même de la philosophie : « savoir exactement la dette due aux bienfaits, s’en acquitter exactement ». Ce qui a été établi jusqu’à présent, dans la prémisse du raisonnement, répond à la première partie de ce précepte. Nous savons déjà, « exactement », en quoi consiste la dette du philosophe envers l’homme d’État, nous savons donc aussi ce qu’elle n’est pas : elle n’est pas une dette en échange d’un privilège exclusif, ni une dette en échange d’une parcelle d’un bien commun. Si elle s’échangeait contre un privilège accordé au philosophe, ce dernier ne pourrait s’en acquitter « exactement » qu’en soutenant son bienfaiteur dans le combat politique afin de conserver un tel privilège : hypothèse incompatible avec la philosophie stoïcienne. Si la dette du philosophe s’échangeait contre une parcelle d’un bien commun, l’exactitude voudrait qu’il s’en acquitte de concert avec tous les autres bénéficiaires de ce bien : hypothèse conforme à l’affirmation stoïcienne d’une sympathie universelle, mais que Sénèque n’entend pas mettre en avant dans cette lettre. C’est contre un bien commun indivisible que doit s’échanger la dette du philosophe. Plutôt que dans la solidarité de tous les éléments du monde, un tel bien commun réside dans la loi qui vaut partout et toujours, identique à elle-même où qu’elle s’applique : la loi de Dieu, celle qui règle le soleil et la lune, la répartition du temps, ou la loi du prince, qui régit les rapports entre citoyens. Or vis-à-vis de la loi, la différence entre ne pas s’acquitter et s’acquitter de sa dette est simple : la loi s’impose à moi que je le veuille ou non, mais elle m’entraîne si je tente de lui résister alors qu’elle m’accompagne si je l’accepte. S’acquitter exactement de sa dette dans ce cas, énonce Sénèque avec laconisme, « c’est simplement la reconnaître ».

« Simplement reconnaître » sa dette envers la loi de Dieu, c’est vouloir que les choses arrivent comme elles arrivent, c’est donc exercer la vraie philosophie, la philosophie stoïcienne. Simplement reconnaître sa dette envers la loi de l’homme d’État, c’est cultiver avec soin la paix et la liberté qui permettent d’exercer cette vraie philosophie. Quand il s’abandonne sans réserve, sans réticence ni remords, à sa retraite studieuse, le sage rend grâce de la façon la plus « exacte », à l’action de celui qui lui offre l’opportunité de cette retraite. Tel est le sens ultime du plaidoyer de Sénèque : le retournement des éléments à charge en éléments à décharge est accompli.

 

En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":

- Epictète: Bien jouer son rôle

Dans le chapitre "Conférences":

- La Providence chez les Stoïciens

Dans le chapitre "Explications de textes":

- Cicéron: La consolation

- Epictète: Ce qui dépend de nous

- Marc Aurèle: On peut toujours ce qu'on doit

- Sextus Empiricus: L'art de vivre n'existe pas

Et dans le chapitre "Notions":

- La Douleur

- La Paix

- Les Passions

- La Sagesse

- Le Suicide

 

BIBLIOGRAPHIE

Pierre GRIMAL, Sénèque ou la conscience de l'Empire, Paris, Éditions Fayard, 1991

     

  

 

 

 

 

  

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