L’IMITATION

 

 

Introduction : L’imitation entre ressemblance et différence

 

Nous parlons généralement de l’imitation comme d’une relation irréversible : si A imite B, pensons-nous, alors B ne peut pas imiter A en vertu de la même relation ; s’il le fait, c’est en vertu d’une autre relation, indépendante de la première. Cette irréversibilité d’un rapport dans lequel un des termes est définitivement posé comme modèle et l’autre comme copie, nous exigeons même qu’elle soit perceptible, reconnue. Un imitateur, par exemple, nous fait rire tant que nous savons qu’il n’est pas le personnage qu’il imite, et qui n’est risible qu’à travers cette différence : notre plaisir disparaîtrait si l’imitation allait jusqu’à l’identification parfaite. Quand cette dernière a lieu, ou du moins semble avoir lieu, l’imitation est dénoncée comme une supercherie, une fraude : elle est alors contrefaçon, « faux » en tout genre.

Il n’est pas aisé de concilier cette exigence d’irréversibilité et même d’inégalité avec ce que véhicule par ailleurs le mot « imitation », à savoir la ressemblance, l’abolition des différences entre des êtres devant présenter le même aspect, le même comportement. Quand nous demandons à quelqu’un de modifier sa conduite en « prenant exemple » sur tel ou tel modèle, c’est bien à imiter désormais ce modèle que nous l’exhortons, donc à agir et réagir comme lui, et si possible exactement comme lui. Pourtant notre demande contient également l’idée que le modèle doit demeurer le modèle, celui qu’on imite, séparé de celui qui l’imite par une distance infranchissable, excluant toute rivalité. C’est un peu comme si la même personne était invitée en même temps à imiter et à ne pas imiter. Comment comprendre cet usage apparemment contradictoire de la notion d’imitation ?

Pour dissiper l’apparence de contradiction, il faudrait montrer que c’est précisément parce qu’elle est différente, dissemblable de son modèle, parce qu’il est impossible de la confondre avec lui, que la copie peut l’imiter : la non-imitation serait ainsi nécessaire à l’imitation. Malgré son allure paradoxale, cette thèse est très ancienne, classique même. C’est celle qu’Aristote soutient dans sa philosophie de l’art, et que la tradition a retenue sous la forme du précepte « L’art doit imiter la nature », précepte dont la véritable signification apparaît mieux si nous le formulons ainsi : « L’artificiel doit imiter le naturel ». Entre un être naturel et l’objet artificiel qui l’imite, il est pourtant clair qu’une différence irréductible doit subsister, bornant tout effort pour rendre le second semblable au premier. Cette différence résiduelle qui paraît signer l’échec de l’imitation, Aristote explique au contraire, nous le verrons, qu’elle en fait tout l’intérêt, toute la valeur.

Pour séduisante qu’elle soit, cette théorie ne nous satisfera pas entièrement, car elle ne concerne que l’imitation qu’on pourrait nommer « esthétique », celle qui prend la forme de la reproduction, de la représentation, de l’image au sens large du terme. Aristote laisse de côté la dimension « politique » du problème de l’imitation, tout ce qui incite les êtres humains à s’imiter mutuellement et les dissuade en même temps de le faire. Or sur ce plan il ne semble pas que la contradiction puisse se dissiper comme une pure apparence. Les relations interhumaines sont réellement tiraillées entre l’injonction d’imiter, d’abolir les différences, et l’injonction contraire de ne pas imiter, de respecter les distances. Nous traiterons en deuxième et troisième partie les problèmes soulevés par cette opposition réelle.

 

 1. Apprendre à travers l’imitation (Aristote)

 

Commençons donc par Aristote, qui déclare, au chapitre 4 de sa Poétique, qu’imiter est « une tendance naturelle aux hommes ». Ce qui prouve l’existence de cette tendance, ajoute-t-il, c’est le plaisir que tout homme prend à contempler les représentations, les images des choses, indépendamment de l’éventuel plaisir que ces choses elles-mêmes pourraient lui procurer, et surtout malgré le déplaisir que la perception directe de certaines d’entre elles ne manque pas d’engendrer : « nous prenons plaisir, écrit ainsi Aristote, à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d’animaux les plus méprisés et des cadavres. » Non seulement l’exactitude de l’imitation ne reproduit pas à l’identique le déplaisir qui accompagne le modèle, mais elle en inverse le signe, le transmuant en plaisir.  Il y a là un surplus étonnant de l’imitant par rapport à l’imité. Si les hommes sont enclins à l’imitation, c’est parce qu’ils sentent qu’elle n’est pas une duplication stérile de la réalité : elle leur fait gagner quelque chose. Mais quoi ?

Elle leur fait gagner de la connaissance, du savoir : c’est à travers l’imitation, souligne Aristote, que nous apprenons. Cet animal dont la vue directe nous dégoûte, sa reproduction nous réconcilie avec lui dans la mesure où elle éclaire, et par conséquent justifie, légitime, sa structure interne. Le plaisir que nous prenons à contempler les images des choses, y compris ces images particulières que sont les œuvres d’art, est toujours un plaisir d’apprendre, une satisfaction de comprendre ce que nous ne comprendrions pas sans ce détour par l’image. La question est donc : pourquoi notre compréhension doit-elle être indirecte ? Pourquoi avons-nous besoin de passer par l’imitation de la chose pour comprendre la chose ?

Partons du fait que la chose imitée relève de la nature alors que son imitation est un artifice. L’être naturel imité et l’objet artificiel qui l’imite ont en commun d’être composés d’une forme et d’une matière adaptées l’une à l’autre : sans cette communauté, aucune imitation ne serait possible. Mais l’adaptation réciproque de la forme et de la matière ne se présente pas de la même façon dans la nature et dans l’art : là est la différence irréductible qui borne toute imitation. D’un objet artificiel quelconque, nous disons qu’il est fait « en » telle matière, en bois de chêne par exemple. Il ne nous viendrait pas à l’esprit de dire du chêne lui-même qu’il est fait « en » bois de chêne ! Le chêne est un être naturel : sa matière n’a pas été travaillée afin de recevoir une certaine forme, elle s’épanouit d’elle-même dans l’unique forme qui soit la sienne. Certes, l’artiste ou l’artisan peut tenter de s’approcher de cette symbiose parfaite en allant chercher le matériau convenant le mieux à la forme qu’il a en tête : tel est le vrai sens de la formule « imiter la nature ». Aussi heureusement réussie soit-elle, cette adéquation volontaire de la forme et de la matière ne gommera pourtant jamais l’aspect laborieux qui distingue tout objet artificiel de la chose naturelle et de sa spontanéité.   

Ainsi, quand nous cherchons à comprendre pourquoi le détour par l’imitation nous fait gagner quelque chose, nous découvrons plutôt qu’il nous fait perdre quelque chose. Tout le paradoxe est là. Car dans cette histoire, selon Aristote, qui perd gagne. En perdant la spontanéité de l’être naturel, en substituant à sa finalité sans effort une finalité de moindre valeur, une finalité pénible, une adaptation calculée, délibérée, planifiée de la matière et de la forme, l’imitation nous instruit : elle livre à notre regard ce dont nous avons besoin pour comprendre cet être naturel, elle met en lumière l’enchaînement de causes qui le constitue, enchaînement que la nature tend toujours à nous dissimuler. C’est donc bien l’échec de l’imitation qui fait, directement, sa réussite.

 

 2. L’imitation des affections (Spinoza)

 

Dans le passage où il affirme qu’imiter est une tendance naturelle aux hommes, Aristote précise que cela se manifeste « dès leur enfance ». Mais comme il pense surtout à l’imitation des choses, il ne met pas en avant la remarquable propension des enfants à rire ou à pleurer quand ils voient quelqu’un d’autre le faire. Sa théorie passe sous silence ce que Spinoza appelle « l’imitation des affections » (Éthique, III, Scolie de la Proposition 27). Nous dirions plutôt : imitation des sentiments.

Pour expliquer cette imitation des affections ou des sentiments d’autrui, Spinoza invoque uniquement la ressemblance. En tant qu’être humain, je suis capable d’imaginer qu’un autre être humain, semblable à moi, doté de la même complexion que moi, éprouve telle ou telle affection. Et comme je suis doté de la même complexion que lui, il me suffit de l’imaginer pour l’éprouver moi-même. Fondé sur la ressemblance et sur elle seule, ce mimétisme humain est parfaitement réciproque. Chacun aime ce que les autres aiment, s’efforce de plaire aux autres et désire être aimé d’eux pour cela : plus il imite, plus il veut être imité en retour.

Spinoza prétend que cette imitation de tous par chacun et de chacun par tous, non seulement n’est pas opposée, en soi, à l’épanouissement individuel, mais ne peut que favoriser cet épanouissement. Pourtant, nous avons nettement l’impression contraire : ce qu’un individu a en propre, nous semble-t-il, c’est ce qui le distingue de la banalité, de la généralité, de ce qui est commun à tous, c'est donc ce qui n’imite personne d’autre et n’est imité par personne d’autre. Cette impression est fausse, soutient Spinoza, mais elle reflète fidèlement l’état de « servitude » passionnelle qui est celui de l’immense majorité des hommes. Quand l’effort de l’individu pour « persévérer dans son être » est aliéné, soumis à la faveur ou à la défaveur de circonstances que cet individu ne maîtrise pas et qui varient d’un individu à l’autre, il est inévitable que chacun s’attache à ce qui le différencie comme à son bien le plus précieux. Certes, cela ne l’empêche pas d’éprouver par mimétisme les affections des autres et de vouloir qu’ils éprouvent les siennes. Mais cette volonté prend alors un tour tyrannique : elle est la volonté d’imposer aux autres une façon d’apprécier les choses qui n’est pas la leur. Et comme tous les hommes aliénés, explique Spinoza, « ont pareil appétit », comme tous « veulent être loués ou aimés par tous, on en vient à une haine mutuelle » (Éthique, III, Scolie de la Proposition 31).

Nous étions partis, dans notre introduction, de l’idée que la notion d’imitation est tiraillée entre une exigence de ressemblance et une exigence contraire de différence. Cela n’est vrai, à en croire Spinoza, que de l’imitation aliénée, déformée par la servitude passionnelle. L’essence de l’imitation, affirme-t-il, consiste uniquement dans la ressemblance : la différence ne s’introduit en elle que comme un élément perturbateur, qui la transforme en un principe de haine, de discorde universelle. En conséquence, la tâche du philosophe n’est certainement pas, comme dans la perspective seulement esthétique et pédagogique d’Aristote, de découvrir ce qui fait l’unité de la ressemblance et de la différence. Elle est au contraire de comprendre comment il serait possible de les séparer. Entre des hommes qui seraient conduits, non par les passions, mais par la raison, l’imitation des affections aurait lieu conformément à son essence, fondée sur la seule ressemblance et en parfaite réciprocité. Chacun, comprenant que son désir le plus propre, le désir de connaître, est en même temps le désir commun à tous les hommes, voudrait que ce désir soit satisfait chez le plus grand nombre possible d’individus afin que leur joie renforce en retour sa propre joie. Vouloir que les autres aiment ce qu’on aime ne serait plus alors une odieuse tyrannie, une cause de haine mutuelle, mais le principe de la véritable sociabilité (Cf. Éthique, IV, Proposition 37, seconde Démonstration et premier Scolie).  

 

3. Le désir mimétique (René Girard)

 

En associant ainsi la sociabilité et la concorde au fait que les hommes se savent semblables, en expliquant que si l’imitation paraît engendrer la haine et le conflit, c’est seulement parce qu’elle est aliénée, dénaturée par une quête de différence étrangère à sa nature, Spinoza ne s’est-il pas totalement mépris sur la véritable cause de la violence dans les sociétés humaines ? Les hommes sont des frères ennemis, affirme René Girard dans La violence et le sacré, ils s’affrontent précisément parce qu’ils sont semblables, parce qu’ils ont les mêmes désirs, et que cela les rend rivaux les uns des autres. Nul besoin de supposer une aliénation, une dénaturation : la ressemblance seule suffit pour expliquer la guerre de tous contre tous. Les hommes continuent d’ailleurs de se ressembler dans leur violence, qui est elle-même de nature mimétique, opposant des adversaires interchangeables dans un cycle sans fin de vengeances et de contre-vengeances identiques. Il n’y a que deux issues possibles, selon Girard, à cette situation. L’une est celle qu’ont fini par instituer, au cours du temps, nos sociétés modernes : la création d’un système pénal mettant fin au cycle par une vengeance légale que tous reconnaissent comme étant la dernière. L’autre est celle que mettaient en œuvre les anciennes sociétés : le détournement de la violence sociale sur une victime émissaire. Girard voit dans ce détournement l’origine cachée de tous les rites religieux.

Nous ne nous intéressons ici qu’au premier moment de cette théorie, à la thèse initiale de Girard, thèse que lui-même formule ainsi, au chapitre 6 de son ouvrage : « le désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle ; il élit le même objet que ce modèle ». Si l’adjectif « mimétique » semble rapprocher Girard de Spinoza, l’adverbe « essentiellement » l’en éloigne à jamais. Il y a bien mimétisme dans la théorie de Spinoza, puisqu’il suffit selon lui qu’un être humain éprouve telle ou telle affection (par exemple le désir) pour qu’un autre être humain l’éprouve également. Mais aucune affection, pas plus le désir qu’une autre, n’est pour Spinoza mimétique « essentiellement », mimétique par définition : aucune n’est telle qu’on ne puisse l’éprouver que si un autre l’éprouve déjà. Or c’est exactement ce que Girard nous dit du désir. Il ne se borne pas à remarquer qu’il m’arrive de désirer ce qu’un autre désire, ni même qu’il m’arrive de le faire parce que cet autre le désire, affirmations en faveur desquelles on trouverait sans doute de nombreux exemples. Ce qu’il prétend, et qu’il est beaucoup plus difficile d’étayer sur l’expérience, c’est qu’un objet ne m’apparaît désirable que si un autre le désire. Le désir de l’autre doit alors être défini comme un « désir modèle » dont le mien est une copie. La notion d’imitation retrouve ici l’aspect de relation irréversible, non réciproque, qu’elle avait chez Aristote, et qui disparaît chez Spinoza. Or cette irréversibilité ne soulève aucune difficulté quand on dit, comme le fait Aristote, que « l’art imite la nature » : la supériorité ontologique de la nature sur l’art fait que la première sera toujours le modèle et le second toujours la copie. Il n’en va pas de même quand on soutient que tout désir est « essentiellement mimétique ». Car cette essence mimétique ne saurait être seulement celle du désir-copie, elle doit être également celle du prétendu désir modèle, lequel est ainsi la copie d’un autre désir modèle, et ce dernier encore d’un autre, dans une régression sans fin, puisqu’il est impossible, par définition, de trouver un « premier désir », un désir qui ne serait pas la copie d’un autre. La théorie paraît inconsistante.

Elle le paraît également si on considère l’effet qu’est censé produire le désir mimétique : la violence, la guerre de tous contre tous. On l’a vu, Girard s’oppose radicalement à Spinoza en soutenant que c’est la ressemblance entre les hommes, le fait qu’ils ont et doivent avoir les mêmes désirs, qui fait d’eux des rivaux et engendre une violence inévitable : « Toute mimesis portant sur le désir débouche automatiquement sur le conflit », écrit-il dans le même chapitre. Quel rôle peut jouer alors la différence entre les deux rivaux, l’un étant le « modèle » indiquant ce qu’il faut désirer, l’autre le « disciple » docile ? Cette inégalité peut-elle freiner la violence née de la ressemblance ? Doit-elle au contraire l’accentuer, l’envenimer ? Les deux thèses sont soutenues dans le chapitre en question. Girard commence par affirmer que le modèle se juge trop supérieur au disciple, et le disciple trop inférieur au modèle, pour que l’idée qu’ils sont des rivaux puisse les effleurer : voilà qui devrait, semble-t-il, réduire le risque d’une violence cataclysmique, mettant en péril la vie sociale. Plus loin, toutefois, Girard nous décrit le disciple confronté à la brutalité d’un double impératif contradictoire venant de son modèle, attiré par un « Imite-moi » et aussitôt repoussé par un « Ne m’imite pas ». Or une pareille situation est effectivement génératrice de violence, mais d’une violence qu’on ne peut plus imputer exclusivement à l’identité des rivaux, puisqu’elle se nourrit de leur inégalité. Nous n’avons donc pas affaire à une, mais à plusieurs théories de la violence mimétique : il faudrait choisir.

 

En lien avec cette notion, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :

- Aristote : La fatigue d’être

- Spinoza: Persévérer dans son être

Dans le chapitre "Conférences":

-L'esthétique de Hegel

Et dans le chapitre « Notions » :

- L’Art

- Le Désir

- L'Enfance

- Les Passions

 

BIBLIOGRAPHIE

ARISTOTE, Poétique, trad. M. Magnien, Paris, Éd. Le livre de poche, Coll. "Classiques", 1990

SPINOZA, Éthique, trad. P.-F. Moreau, Paris, Éd. P.U.F., Coll. "Épiméthée", 2020

Alexandre MATHERON, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Éd. de Minuit, Coll. "Le sens commun", 1969

René GIRARD, La violence et le sacré, Paris, Éd. Fayard, Coll. "Pluriel", 2011

 

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