LA MÉMOIRE

 

 

Introduction : Une faculté de conserver le passé ?

 

On définit généralement la mémoire « une faculté de conserver le passé ». Chaque mot de cette définition soulève assez de problèmes pour la rendre douteuse.

Il est permis de douter, en effet, que la mémoire soit « une » de nos facultés, une faculté distincte des autres, distincte par exemple de notre intelligence, de notre imagination, comme si conserver le souvenir d’un événement passé pouvait être une opération à part, sans rapport avec le pouvoir de comprendre son lien avec d’autres événements passés, ainsi qu’avec les événements présents. Il est en outre permis de trouver insatisfaisant le terme même de « faculté ». En premier lieu, expliquer la conservation du passé par une faculté de le conserver, c’est ne pas expliquer grand-chose. Admettons toutefois que la mémoire soit bien une faculté. Nous pouvons admettre que cette faculté, comme tout pouvoir humain, soit limitée, qu’elle ne puisse donc conserver tout le passé et doive même en oublier une grande partie. Mais comment comprendre que le passé conservé puisse également être « oublié », comme cela nous arrive si souvent, quand nous sommes certains d’avoir en nous un mot que pourtant nous ne parvenons pas à retrouver, et qui nous reviendra plus tard, de façon inattendue ? Faut-il alors supposer, outre une faculté de conserver le passé, une faculté de rappeler le passé conservé ? Admettons que la mémoire soit à la fois l’une et l’autre : comment expliquer les faux souvenirs, toutes les erreurs commises à propos de ce passé que nous savons pourtant conserver et rappeler ? Une faculté ne peut certes pas tout, mais n’est-elle pas, par définition, infaillible dans ce qu’elle peut ?

Si nous avons besoin d’une faculté pour conserver le passé, c’est que ce dernier ne se conserve pas tout seul. Apparemment, c’est même là ce qui le définit. Il « passe » : d’abord présent, il disparaît, à moins justement que nous parvenions à le retenir. Il semblerait alors que la fonction de la mémoire soit de conserver le passé tel qu’il était quand il était présent. Mais comment serait-ce possible ? Comment concevoir qu’à mon présent actuel puissent se mêler toutes sortes d’anciens présents ? Un tel mélange ne définit pas la mémoire, il définit la névrose, l’état pathologique d’un être humain paralysé par les reviviscences anachroniques de son passé. Chez l’homme qui se souvient, ce n’est donc pas en tant que présent que le passé est conservé, c’est en tant que passé, conservé comme n’étant plus, en quelque sorte. Mais comment mettre au compte d’une simple « faculté » le pouvoir complexe de conserver tout en maintenant à distance, de retenir et d’exclure à la fois ?

On comprend, dans ces conditions, qu’un philosophe comme Descartes ait tenu en suspicion cette faculté de conserver le passé et se soit efforcé de réduire son rôle dans la recherche de la vérité. On comprendre également qu’un philosophe comme Bergson, désirant au contraire montrer l’importance majeure de la mémoire, ait soutenu qu’elle n’est pas proprement une faculté, mais le passé lui-même, se conservant automatiquement. Deux thèses excessives, dont nous pouvons dépasser l’opposition en comprenant que la fonction de la mémoire n’est pas de conserver le passé, mais de le raconter, de le transformer en récit.

 

1. La mémoire suspecte (Descartes)

 

Comme beaucoup de philosophes, Descartes utilise indifféremment le mot « mémoire » pour désigner, soit notre pouvoir de conserver la trace des événements passés, soit notre pouvoir d’évoquer, grâce à ces traces, le souvenir de ces événements. C’est généralement dans le cerveau qu’il situe le premier de ces pouvoirs, proposant à plusieurs reprises, en particulier à l’article 42 des Passions de l’âme, une explication qui anticipe la théorie moderne du mécanisme de frayage des réseaux neuronaux. De même qu’un papier déjà plié d’une certaine façon est plus aisément plié ensuite de la même façon, les traces cérébrales facilitent à l’âme, intimement unie au corps, le rappel des souvenirs, lui permettant ainsi d’exercer le second pouvoir, celui de la réminiscence.

 Certes, d’autres textes, plus rares, affirment l’existence d’une  mémoire différente, indépendante du corps, d’une mémoire purement « intellectuelle » ou « spirituelle », consistant, écrit Descartes, en « vestiges qui demeurent en la pensée même » (Lettre au Père Mesland du 2 mai 1644). Mais le rôle de ces vestiges non matériels semble être analogue : faciliter l’évocation de ce qui s’est passé, et permettre par exemple à l’âme immortelle de se souvenir de sa vie, même quand elle est séparée du corps après la mort. Qu’elle soit matérielle ou spirituelle, la mémoire repose donc pour Descartes sur une sorte d’habitude, d’accoutumance, une disposition à emprunter de préférence les chemins déjà parcourus.

Et c’est bien ce qui fait d’elle une faculté suspecte pour le philosophe engagé dans la recherche de la vérité. Doublement suspecte, en fait : d’abord à cause de la fonction qu’elle exerce, ensuite parce que même quand cette fonction est requise, on ne peut lui faire entièrement confiance pour la remplir.

Dans son rôle de conservation fidèle du passé, la mémoire apparaît d’abord au philosophe comme un registre de toutes les opinions qu’il a acquises dans son enfance, donc de tous les préjugés dont il lui faut maintenant se délivrer (Principes de la philosophie, I, 47). Sa fonction même est trompeuse, puisqu’elle fait présumer que l’on connaît déjà les choses dont on se souvient, alors qu’on ne les a peut-être pas suffisamment examinées (Ibid., I, 44). Il n’y a de vérité certaine, en effet, que dans ce qui est présent et manifeste à un esprit attentif, dans l’évidence actuelle, donc dans ce qui exclut la mémoire.

Ce principe pose toutefois à Descartes un problème qui apparaît dès son premier ouvrage majeur, un traité inachevé intitulé Règles pour la direction de l’esprit. La Règle 3 de ce traité établit en effet que nous atteignons la certitude de deux façons : soit directement, par une « intuition » qui saisit la vérité si clairement et si distinctement qu’aucun doute n’est possible, soit indirectement, en montrant par une « déduction » que telle proposition, qui n’est pas évidente par elle-même, se conclut nécessairement d’autres propositions que nous savons déjà certaines par intuition. Or si la mémoire est bien absente de l’intuition, toute chaîne déductive un tant soit peu étendue semble au contraire exiger de nous une aptitude à nous souvenir d’évidences qui ne sont plus pour nous des évidences actuelles. Ces évidences passées, la mémoire n’est-elle pas seule à pouvoir les conserver, les rendre simultanées malgré la fuite du temps, et pallier ainsi le manque d’intuition ?

Descartes répond par la négative. Le souvenir d’une évidence n’est plus une évidence. Il a perdu ce qui rendait l’évidence si précieuse : l’impossibilité d’en douter au moment où on l’éprouve. En conservant le passé en tant que passé, la mémoire ne conserve pas ce qu’il faudrait précisément conserver. Au lieu de voir en elle le soutien de l’intuition défaillante, Descartes s’efforce donc, dans la Règle 11, d’élargir la notion d’intuition afin d’en faire le substitut de la mémoire. Aussi recommande-t-il, pour rendre aussi simultanées que possible les diverses intuitions qui ponctuent la chaîne déductive, « de les parcourir toutes d’un mouvement de pensée continu et ininterrompu », de façon à passer de la première à la dernière « assez rapidement pour voir tout en même temps par intuition, sans laisser aucun rôle à la mémoire. »

Ce précepte risque toutefois d’être insuffisant lorsqu’on a affaire, comme cela arrive en géométrie, à une très longue chaîne déductive. Face à une conclusion dont la validité ne repose plus que sur sa mémoire, privé de la garantie que seule l’évidence actuelle peut fournir, le géomètre n’est-il pas en droit de s’inquiéter, de se demander s’il a bien saisi autrefois la vérité qu’il croyait saisir ? À moins de revenir sans cesse sur les étapes antérieures du raisonnement, comment résisterait-il à l’idée paralysante qu’il a pu être alors abusé, en dépit de toutes ses précautions ? C’est en ce sens que Descartes soutient, à la fin de sa Cinquième méditation, qu’il « n’aurait jamais une vraie et certaine science d’aucune chose que ce soit » s’il ignorait qu’il y a un vrai Dieu, non trompeur.  

 

 2. Le souvenir pur (Bergson)

 

 Contrairement à Descartes, qui prend à son compte l’usage courant du mot « mémoire » pour désigner à la fois des habitudes acquises et l’évocation de souvenirs, Bergson tient cet usage pour la faute à ne surtout pas commettre. On ne peut, explique-t-il dans Matière et mémoire (1896), intégrer dans un même concept le processus par lequel un enfant apprend ses leçons et le processus par lequel, devenu adulte, il se souviendra de l’époque où il apprenait ses leçons. Il y a entre eux bien plus qu’une différence : une opposition, et même l’opposition suprême, l’opposition de la matière et de l’esprit, qui est en même temps opposition de l’actuel et de l’inactuel, de la vie pratique et de la contemplation désintéressée, du relatif et de l’absolu.

Acceptons de suivre Bergson, d’appeler « habitude » la prétendue mémoire des traces cérébrales, de l’apprentissage, du dressage (ainsi que la prétendue mémoire des ordinateurs), et de réserver le mot « mémoire » pour la conservation du passé, l’évocation des souvenirs. Nous faisons du même coup disparaître l’idée qu’une « faculté » serait nécessaire pour conserver le passé. Car enfin, si le passé ne se conservait pas de lui-même, si sa nature était de disparaître, il n’y aurait jamais que du présent et nous n’aurions aucune expérience du temps qui s’écoule, de la durée. Or nous avons cette expérience, ce qui veut dire que la nature du passé est au contraire de se conserver, de s’accumuler indéfiniment. Si nous avons une mémoire, c’est simplement parce que nous durons, parce que tout ce que nous avons vécu depuis notre première enfance est là, ne cessant de nous modifier en s’augmentant, si bien que cette mémoire intégrale est précisément ce qui nous empêche de traverser deux fois le même état. Il n’est d’ailleurs pas très rigoureux de dire que nous avons une mémoire : nous sommes notre mémoire. Le « souvenir pur » est l’étoffe de notre être.

De tous ces souvenirs intégralement conservés, bien peu, cependant, accèdent à la conscience : nous oublions l’immense majorité. Et c’est là, soutient Bergson, qu’il est permis de parler de « fonction » et de « faculté » : notre véritable faculté, ce n’est pas celle de conserver le passé, c’est celle de l’oublier. Pourquoi ? Parce que nous ne sommes pas de purs esprits, mais des êtres vivants, et que la vie nous interdit de nous absorber dans la contemplation désintéressée de notre être, autrement dit de notre passé, et nous force à répondre à des exigences présentes, actuelles. C’est pour nous une nécessité vitale que de maintenir dans l’inconscient la plus grande partie de notre mémoire, et de n’en laisser filtrer que ce qui nous est pratiquement utile. Le rôle du cerveau est d’accomplir cette tâche sélective : par ce biais, et uniquement par ce biais, les mécanismes de l’habitude, du dressage, de l’apprentissage, participent effectivement à la mémoire. Mais si nous considérons les choses en philosophes, si notre but est formuler une théorie de la mémoire, nous devons pendre appui, non sur les souvenirs utiles que notre cerveau laisse entrer, instant après instant, dans la conscience, mais plutôt sur les rares souvenirs de luxe, messagers de l’inconscient, qui parfois, écrit Bergson dans L’évolution créatrice, « nous avertissent de ce que nous traînons derrière nous sans le savoir. »

Ainsi, alors que Descartes, voyant dans la mémoire une faculté de conserver, entend diriger notre esprit en l’incitant à s’en passer autant que possible, Bergson nous demande de croire qu’il n’y a rien d’autre dans notre esprit que la mémoire, c’est-à-dire le passé lui-même, se conservant sans avoir besoin d’une faculté. Entre deux thèses aussi excessives, l’opposition ne peut être que stérile. Se pourrait-il que la mémoire remplisse bien une fonction spécifique, comme nous le pensons généralement, mais que cette fonction ne soit pas celle de conserver le passé ?

 

3. La fonction du récit

 

« Un homme seul n’a pas de mémoire et n’en a pas besoin », écrivait en 1928 le psychologue Pierre Janet dans L’évolution de la mémoire et la notion du temps. Pour comprendre la véritable fonction de la mémoire, la meilleure voie est sans doute de remonter au besoin que nous en avons. Nous avons besoin, par exemple, de garder en mémoire la consigne que nous devrons transmettre à une personne trop éloignée pour qu’on puisse la lui donner directement, ou la description d’un objet que cette même distance l’empêche de percevoir, ou la promesse que nous lui avions faite et qu’il est temps désormais pour nous de tenir, ou encore la narration d’un événement quand il peut intéresser ceux qui viennent trop tard pour en être les témoins. Tous ces exemples s’inscrivent dans un contexte identique, celui d’une action différée, remise à plus tard. Paradoxalement, ce n’est donc pas au passé que la mémoire se rapporte d’abord, c’est au futur : on se souvient en fonction de quelque chose qui doit venir après. Tous ces exemples ont en outre un caractère social : ce sont nos relations avec les autres qui nous forcent à nous souvenir, si bien qu’un homme seul, isolé, n’en aurait effectivement pas besoin. Et dans tous ces exemples, enfin, le contenu de la mémoire est un certain comportement verbal : consigne, description, promesse, narration.

C’est seulement dans le dernier exemple que l’acte de mémoire se réfère expressément à un passé disparu, non pour le conserver, mais pour le raconter. Si l’on peut parler ici de mémoire au sens strict, il faut donc ajouter que la vraie fonction de cette mémoire est la narration, le récit, l’art de présenter un événement en l’organisant sous forme d’histoire, avec un commencement, une fin, et un enchaînement respectant l’ordre de l’ « avant » et de l’ « après ». Tout cela s’apprend, et met en jeu, non pas une faculté, mais la plupart des facultés intellectuelles de l’être humain. C’est tardivement qu’un enfant devient capable de se souvenir en ce sens : quand il sait, par exemple, raconter à ses parents sa journée d’école. Or cet apprentissage de la narration est en même temps un apprentissage de la fabulation, de l’art de raconter des événements imaginaires. Dès lors qu’elle porte sur un passé disparu, à jamais invérifiable, la fonction du récit ne peut manquer d’introduire, non seulement le risque de l’erreur, mais aussi celui du mensonge, de l’imposture, toutes choses qui seraient incompatibles avec la mémoire si celle-ci était une faculté destinée à conserver le passé. Il n’y a rien d’incompréhensible, en revanche, à ce que l’art de raconter puisse se partager en un art d’inventer des histoires et une recherche de la vérité historique.

Dans sa forme la plus haute, ce que nous appelons notre mémoire n’est rien d’autre que cette recherche, procédant par hypothèses et vérifications. Et c’est pour la mener à bien que nous utilisons les traces du passé : pas seulement les traces qu’il a laissées en nous, dans notre cerveau, mais toutes celles qu’il a laissées hors de nous, dans tous les registres, vestiges et monuments qui peuplent le monde. Notre mémoire est en grande partie exosomatique, et serait réduite à bien peu de chose si nous ne disposions pas de livres, d’ordinateurs, et du cadre social que nous fournissent les dates du calendrier. Mais c’est à nous, et à nous seuls, que toutes ces choses actuelles, au lieu d’apparaître justement comme des choses actuelles, se présentent en signes du monde passé, suggérant une interprétation, une reconstitution.

Fonction du récit, la mémoire est ainsi une activité symbolique, un travail herméneutique, et non une appréhension directe, immédiate, intuitive. C’est parce qu’ils étaient des philosophes de l’intuition que Descartes et Bergson ont échoué l’un comme l’autre, bien que de de façon inverse, à lui assigner sa vraie place. Le premier aurait voulu l’exclure de la recherche du vrai parce qu’il privilégiait l’intuition présente, l’évidence actuelle. Le second a mis au centre de sa philosophie l’intuition de la durée, ce qui l’a conduit à affirmer arbitrairement la conservation intégrale du passé, conférant ainsi à la mémoire une importance démesurée.

 

En lien avec cette notion, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":

- Saint Augustin: Qu'est-ce que le temps?

- Descartes: Le malin génie

- Bergson: L'idée de néant

- Heidegger: Le souci

Dans le chapitre: "Explications de textes":

- Bergson: L'adaptation

- Bergson: Le possible et le réel

- Kerkegaard: Ce qui "arrive"

- Nietzsche: La volonté et le temps

- Platon: La réminiscence

Et dans le chapitre "Notions":

- L'Habitude

- L'Histoire

- L'Intuition

- La Méthode

- Le Temps

 

BIBLIOGRAPHIE

DESCARTES, Règles pour la direction de l'esprit, trad. J. Sirven, Paris, Éd. Vrin, Coll. "Textes philosophiques", 2000

DESCARTES, Méditations métaphysiques, Paris, Éd. GF-Flammarion, 2009

BERGSON, Matière et mémoire, Paris, Éd. GF-Flammarion, 2012

BERGSON, L'évolution créatrice, Paris, Éd. P.U.F., Coll. "Quadrige", 2013

Pierre JANET, L'évolution de la mémoire et la notion du temps, Paris, Éd. L'Harmattan, Coll. "Encyclopédie psychologique", 2006

Paul RICOEUR, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Éd. du Seuil, Coll. "Essais", 2003

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