LE LANGAGE

 

 

Introduction : Tout est-il langage ?

 

Il serait assez facile de montrer, non seulement que tous les êtres ont un langage, mais qu’en un sens tout est langage. Les hommes ont certes un langage, dirait-on, mais aussi les animaux, les plantes et même les simples choses, puisque nous ne pouvons les connaître qu’en interprétant les signes qui nous les révèlent. Les nuages, par exemple, ne constituent-ils pas une sorte de langage quand leur accumulation annonce un changement de temps ? N’y a-t-il pas là un code que toutes sortes d’êtres vivants savent déchiffrer, un message que divers instruments (thermomètre, baromètre, hygromètre) sont aptes à traduire ?

Ce qui rend cette thèse facilement vérifiable, ce qui nous assure d’avance que nous ne manquerons jamais d’exemples pour l’étayer, c’est la définition du langage qu’elle suppose, définition assez large pour que rien de ce qui existe ne lui échappe. Cette définition implicite attribue au langage une double fonction, celle d’exprimer et de signaler : or y a-t-il un phénomène qu’on ne puisse décrire, au minimum, comme exprimant une réalité sous-jacente et signalant ce qui va se produire ?

L’usage pertinent d’un concept est toutefois inversement proportionnel à l’extension qu’on veut lui donner. Définir le langage par l’expression et le signal, c’est sans doute se donner le moyen de découvrir partout du langage, mais c’est du même coup se condamner à la trivialité. Et ceci est encore plus manifeste lorsqu’on prétend traiter de cette façon, à savoir comme un moyen d’exprimer et de signaler, le langage au sens étroit, celui des mots et des phrases, celui que nous parlons et écrivons. Il n’est certes pas faux d’affirmer que les mots, eux aussi, expriment et signalent, mais cette affirmation est d’une insigne pauvreté relativement à leur vrai pouvoir. On entend souvent dire que l’expressivité du langage parlé est bien moindre que celle du « langage corporel ». Le fait est exact, mais il est absurde de l’interpréter comme s’il révélait une sorte de défaut des mots, une infirmité due à leur trop grande « abstraction ». Ce qu’il montre, en réalité, c’est que les mots ne sont pas là proprement pour exprimer, ni pour signaler, et n’ont donc pas à être jugés sur l’accomplissement d’une fonction qui n’est pas la leur.

À coup sûr, un mot tel que « joie » exprime très mal la joie si on le compare à un comportement jubilatoire, ou bien au dernier mouvement de la Neuvième Symphonie de Beethoven. Il est en revanche une fonction que ni ce comportement ni cette musique ne saurait remplir : la fonction de signifier la joie,  d’énoncer que ce qu’on éprouve a bien le sens d’une « joie », non celui d’une « gaieté », d’un « amusement », d’une « euphorie »… Voilà ce que permet le mot « joie », et ce qu’il est seul à permettre. Nous n’utilisons pas les mots pour exprimer telle ou telle réalité, nous les utilisons pour donner tel ou tel sens à la réalité. Il y a donc une alternative à l’idée que tout est langage : l’idée que le langage proprement dit ne se trouve que chez un être ouvert au sens, un être pensant.

 

1. Les machines ne parlent pas

 

Cela revient à soutenir qu’il n’y a de langage qu’humain. Cette thèse devrait toutefois être rejetée s’il était possible, comme on le prétend parfois, de rendre une machine capable de parler. Imaginons une machine parfaite, supposée exempte des limitations techniques qui peuvent entraver les machines actuelles. Dotons cette machine parfaite des mécanismes lui permettant de réagir au moindre stimulus, de quelque nature qu’il soit, par des mots français adéquats, formant des phrases pertinentes, le stimulus pouvant d’ailleurs être constitué par d’autres phrases, prononcées dans les mêmes conditions par d’autres robots. Il est clair que le langage d’une telle machine, ne renvoyant à aucune pensée, à aucune conscience, ne serait qu’une expression de ses états internes : en tant que simple machine, elle demeurerait incapable de signifier, de donner du sens. Pourtant, elle parlerait, apparemment comme nous parlons. Si nous voulons écarter cette conclusion, nous ne devons pas nous contenter d’invoquer notre expérience intime de la parole : nous devons montrer que la différence entre un être qui parle intentionnellement et un être qui parle mécaniquement est reconnaissable de l’extérieur. Qu’y aurait-il, dans les phrases prononcées par ce robot, qui permettrait de repérer qu’il ne s’agit pas de vraies phrases ?

Cette expérience de pensée, Descartes l’évoque dans la cinquième partie du Discours de la méthode, et il explique pourquoi chacun reconnaîtrait sans peine que la machine en question ne « parle » pas. C’est même à cela précisément, ajoute Descartes, que nous saurons toujours distinguer une machine présentant l’aspect de l’être humain d’un être humain véritable. Nous le saurons, non pas « malgré » la perfection supposée d’une telle machine, mais « à cause » de cette perfection. Celle-ci implique en effet que chaque stimulus déclenchera la réaction adéquate sous la forme d’une phrase pertinente et d’une seule : la phrase qui convient. Aussi élevé que soit le nombre des phrases pertinentes que cette machine est disposée à proférer quand l’occasion se présente, ce nombre sera donc forcément un nombre fini. Or ce qui caractérise le langage humain, c’est l’impossibilité de prévoir absolument ce que va dire quelqu’un dans une situation donnée : cela dépend du sens qu’il donne à cette situation. Il peut certes lui arriver de dire la même chose que la machine, de dire par exemple « Il fait froid » quand il fait froid. Toutefois, il ne le dira pas en réaction à un stimulus, mais, comme l’écrit Descartes, « pour répondre au sens » de la situation, pour signifier qu’à ses yeux la basse température en est l’élément notable : d’autres, à la même place, jugeront que cela ne vaut pas la peine d’en parler. Cette indétermination, cette imprévisibilité, démarquent clairement la parole humaine de tout langage mécanique : nul besoin, donc, d’accéder à leur intériorité pour savoir que les hommes parlent en pensant ce qu’ils disent. De ce fait, il leur est possible de parler « mal », « à tort et à travers », « pour ne rien dire », toutes choses que notre machine ne saurait faire, la perfection raide et prévisible de son langage indiquant, non qu’elle parle toujours « bien », mais qu’elle ne parle pas du tout. L’imperfection manifeste du bavardage humain, le risque que nous courons tous de parler sans pertinence, d’être hors de propos, n’est que l’envers d’une extraordinaire créativité, d’une ouverture à l’infini : avec le lexique du français et un nombre limité de règles syntaxiques, nous pouvons à tout moment inventer des phrases nouvelles, des phrases qui n’ont jamais été prononcées.

Qu’une machine imitant à la perfection l’être humain ne puisse plus nous abuser dès lors qu’on la fait « parler », cela met en évidence, par contraste, la liberté essentielle de toute parole énoncée pour signifier quelque chose. Cette liberté est en effet absente quand le langage se réduit à l’expression : qu’il s’agisse du langage corporel, du langage des abeilles ou du langage d’une machine, « l’exprimant » est toujours rigoureusement déterminé par « l’exprimé », l’un et l’autre appartenant à la même réalité. Aucun de ces langages ne permet de transcender ou de nier ce qui existe, aucun ne saurait accorder la moindre place à ces phénomènes caractéristiques du langage humain que sont l’erreur, le mensonge, la fabulation. Mais si la parole humaine manifeste ainsi une liberté que les autres langages ignorent, elle implique du même coup, nous allons le voir, une forme de contrainte qui leur est totalement étrangère.

 

2. La loi de la parole

 

Il se trouve qu’en français le mot « parole » renvoie, certes, au fait de parler, mais aussi à celui de s’engager. On « donne » sa parole, et on la donne librement, mais après l’avoir donnée on doit la « tenir » : l’homme qui s’engage fait ainsi d’une libre décision la loi de ses actions futures.

Y a-t-il, entre ces deux usages du mot « parole », un lien qui nous autorise à soutenir que parler équivaut à s’engager ? C’est évidemment le cas pour tout ce qui s’apparente à un serment. Quand un homme déclare son amour, par exemple, il fait tout autre chose qu’exprimer la réalité du sentiment amoureux qui est déjà en lui. Donnant le nom d’« amour » à ce qu’il éprouve (et qui pourrait toujours être nommé autrement, recevoir un autre sens), il promet, consciemment ou non, de régler désormais sa conduite sur le contenu culturel que ce mot véhicule : toute infraction à cet égard risque d’apparaître comme une faute, à propos de laquelle il lui faudra s’expliquer. En ce sens, même les paroles les plus triviales sont des promesses. Revenons sur l’exemple antérieur de la phrase « Il fait froid ». Prononcée par une machine, cette phrase est une fin, l’aboutissement d’un processus remontant à un certain stimulus, et il en va ainsi de toute expression : elle achève, elle ne commence rien. Mais quand la même phrase est une parole, quand c’est un homme qui la prononce, non pour exprimer le froid, mais pour le signifier, il ne peut l’émettre sans s’engager à agir conformément au sens qu’il a choisi de donner à la situation : disant qu’il fait froid, il s’engage à se vêtir, à se chauffer, sous peine d’être accusé de « ne pas savoir ce qu’il dit ».

Toutes nos paroles nous engagent. Chaque mot que nous choisissons d’utiliser porte en lui un commandement auquel nous ne pouvons résister qu’en ayant recours à d’autres mots, dont chacun est à son tour porteur d’un commandement. À moins de faire le choix du silence absolu, l’être humain doit donc se soumettre à la loi de la parole, qui n’est pas une loi parmi d’autres, mais la loi de toutes les lois, celle qu’elles présupposent toutes, puisqu’il est inconcevable qu’une loi soit contradictoire. Or qu’est-ce que l’exigence de ne pas se contredire, sinon la reconnaissance que ce qui a été dit doit imposer sa loi à ce qui le sera ensuite ? Commencer une phrase, c’est promettre de la poursuivre en accord avec les premiers mots prononcés ; achever cette phrase, c’est promettre d’en formuler d’autres qui s’y accorderont.

La loi de la parole ne nous oblige pas seulement à assumer ce que nous disons, elle nous rend également responsables des conséquences qu’en tireront ceux qui, comme on dit, nous « prennent au mot ». On découvre ici que la morale n’aurait aucun sens si l’homme n’était pas un être parlant. Lorsque quelqu’un entend conduire sa vie selon un principe immoral, par exemple le principe selon lequel son intérêt égoïste vaut qu’on lui sacrifie l’univers entier, il ne peut le faire qu’en secret, sans le dire : dès qu’il l’énonce ouvertement, il autorise tout un chacun, donc l’univers entier, à reprendre à son compte ce principe, et détruit par conséquent l’usage qu’il voulait en faire. La règle suprême de la morale est de n’adopter comme principes de conduite que ceux dont on peut vouloir qu’ils soient proclamés publiquement.

Il en est ainsi parce qu’à moins d’indiquer de manière expresse qu’il ne parle qu’en son propre nom, chacun parle généralement au nom de tous. Cela vaut même pour les trivialités du genre de « Il fait froid ». Celui qui prononce cette phrase « implique » en quelque sorte autrui : ce qu’il entend signifier, c’est que tout homme devrait reconnaître qu’il fait froid. Mais si j’implique autrui dans ce que je dis, je l’autorise du même coup à refuser cette implication, je lui donne le droit de se mêler de mon discours pour le réfuter ou le contredire. Rien de tout cela ne serait possible si parler voulait dire s’exprimer : par définition, une expression n’implique aucun être autre que celui qui s’exprime en elle. C’est parce que sa fonction est de signifier que le langage humain peut apparaître comme un outil de « communication » au sens propre du terme, de mise en commun.

 

3. Langage et métalangage

 

Ainsi, chaque fois qu’un être humain rompt le silence et prend le risque de parler, il sollicite de chacun la reconnaissance que les choses sont bien comme il le dit, et permet du même coup à chacun de lui refuser cet accord. C’est dans ce contexte que les notions de « vrai » et de « faux » prennent leur sens. Comme on l’a déjà noté, la fausseté n’a pas sa place dans les langages dont la seule fonction est d’exprimer et de signaler. Du même coup, la vérité n’y a pas sa place non plus. Certes, il semble à première vue que l’impossibilité de la fausseté soit la meilleure garantie de vérité. On a d’ailleurs coutume de dire, à propos des expressions corporelles involontaires (la rougeur par exemple, ou le tremblement), que ce sont des « signes qui ne trompent pas ». Mais il s’agit de véracité, d’authenticité, non de vérité proprement dite. Est « vrai », selon la définition traditionnelle, ce qui « correspond » bien à la réalité, ce qui lui est « adéquat ». Or une expression corporelle n’a pas à « correspondre » à la réalité, comme si elle s’y référait de l’extérieur. La rougeur qui monte au visage d’une personne honteuse n’est pas extérieure à sa honte : elle en fait partie, c’est un élément de la réalité. Le seul langage permettant une correspondance avec la réalité, c’est celui qui permet également de s’en écarter, de la transgresser, de la nier, celui dont les signes ne sont pas des expressions nécessaires de cette réalité, mais des moyens mis à notre disposition pour lui donner un sens, des outils d’analyse. En toute rigueur, on ne peut qualifier de « vraies » ou de « fausses » que des phrases, des combinaisons de mots.

Les mots « vrai » et « faux » sont donc des mots que nous utilisons pour parler d’autres mots, lorsque ces autres mots forment des phrases prétendant décrire quelque chose de réel. Nous disons par exemple que la phrase « Le ciel est gris » est vraie si le ciel est gris. La même combinaison de mots apparaît deux fois : une première fois entre guillemets, à titre de citation, comme étant la phrase dont nous parlons pour décider si elle est vraie ou fausse ; une seconde fois sans guillemets, en tant que description, dévoilement d’un monde où il se trouve que le ciel est gris. Alors que les mots « ciel » et « gris » appartiennent au langage qui nous permet de parler des choses, « vrai » et « faux » appartiennent au « métalangage » qui nous permet de parler de ce que nous disons sur les choses. Même si les dictionnaires mettent tous les mots de la langue sur le même plan, la logique nous impose de tenir compte de la distinction entre langage et métalangage : il est sensé de demander si le ciel est gris ou bleu, il serait absurde de demander s’il est vrai ou faux.

Rien ne marque mieux l’originalité, le caractère unique du langage humain, que cette possibilité d’un métalangage. Admettons, par exemple, que les abeilles disposent d’un langage descriptif, donc capable en un sens de vérité : cette vérité n’est certainement pas pour elles l’objet d’un autre langage, d’ordre supérieur. Or l’humanité ne borne pas sa créativité métalinguistique aux mots qui permettent, comme « vrai » et « faux », de décrire les phrases décrivant elles-mêmes la réalité. Ce premier niveau de métalangage peut devenir à son tour l’objet d’un second grâce à l’invention de mots permettant de décrire, abstraction faite de leur contenu, les relations entre propositions vraies et propositions fausses : tel est bien le cas des mots qui constituent le vocabulaire de la logique formelle. Le pouvoir qu’a le langage humain de se développer par autoréférence semble sans limite.

En étendant l’univers des mots bien au-delà de ceux qui se rapportent directement aux choses, cette récursivité indéfinie ne contribue-t-elle pas à nous éloigner du réel ? Il n’en est rien. Si notre langage était réduit à la pure description des choses, si nous étions privés des termes susceptibles de sanctionner la fiabilité de cette description, privés en outre des termes susceptibles de sanctionner la consistance de notre discours, nous n’apprendrions rien des démentis que l’expérience peut nous infliger. Or c’est en cela, exclusivement, que consiste l’intérêt d’un rapport à la « réalité », c’est-à-dire à ce qui nous résiste, à ce qui peut toujours nous surprendre. Il faut donc dire, au contraire, que c’est par son pouvoir métalinguistique que le langage nous ouvre au réel.

 

En lien avec cette notion, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » 

- Descartes: Le malin génie

- Sartre : Lire et écrire

Dans le chapitre "Conférences":

- La Phénoménologie de l'Esprit (I): Le chapitre sur la certitude sensible

Dans le chapitre "Explications de textes"

- Berkeley: Signes et choses signifiées

- Locke: Noms et espèces

- Merleau-Ponty: Le langage et son sens

- Platon : Le nom et la chose

- Platon: La particiation

- Sartre: La négation

          Et dans le chapitre "Notions":

- L'Histoire

- L'Intelligence

 

BIBLIOGRAPHIE

DESCARTES, Discours de la méthode, Paris, Éd. GF-Flammarion, 2016

SARTRE, Qu'est-ce que la littérature?, Paris, Éd. Gallimard, Coll. "Folio-essais", 1985

Brice PARAIN, Recherches sur la nature et les fonctions du langage, Paris, Éd. Gallimard, Coll. "Idées", 1972

Émile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Paris, Éd. Gallimard, Coll. "Tel", vol. 1, 1976

John AUSTIN, Quand dire, c'est faire, trad. G. Lane, Paris, Éd. du Seuil, Coll. "Points", 1991

Denis VERNANT, Introduction à la philosophie contemporaine du langage, Éd. Armand Colin, Coll. "U", 2011

 

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