BERGSON: L'ADAPTATION
L’évolution créatrice, chapitre 1
Oeuvres de Bergson, Paris, Éd. P.U.F., 1959, p. 544
Si je verse dans un même verre, tour à tour, de l’eau et du vin, les deux liquides y prendront la même forme, et la similitude de forme tiendra à l’identité d'adaptation du contenu au contenant. Adaptation signifie bien alors insertion mécanique. C’est que la forme à laquelle la matière s’adapte était déjà là, toute faite, et qu’elle a imposé à la matière sa propre configuration. Mais quand on parle de l’adaptation d’un organisme aux conditions dans lesquelles il doit vivre, où est la forme préexistante qui attend sa matière? Les conditions ne sont pas un moule où la vie s’insérera et dont elle recevra sa forme: quand on raisonne ainsi, on est dupe d’une métaphore. Il n’y a pas encore de forme, et c’est à la vie qu’il appartient de se créer à elle-même une forme appropriée aux conditions qui lui sont faites. Il va falloir qu’elle tire parti de ces conditions, qu’elle en neutralise les inconvénients et qu’elle en utilise les avantages, enfin qu’elle réponde aux actions extérieures par la construction d’une machine qui n’a aucune ressemblance avec elles. S’adapter ne consistera plus ici à répéter, mais à répliquer, ce qui est tout différent. S’il y a encore adaptation, ce sera au sens où l’on pourrait dire de la solution d’un problème de géométrie, par exemple, qu’elle s’adapte aux conditions de l’énoncé. Je veux bien que l’adaptation ainsi entendue explique pourquoi des processus évolutifs différents aboutissent à des formes semblables; le même problème appelle en effet la même solution. Mais il faudra faire intervenir alors, comme pour la solution d’un problème de géométrie, une activité intelligente ou du moins une cause qui se comporte de la même manière. C’est la finalité qu’on réintroduira, et une finalité beaucoup trop chargée, cette fois, d’éléments anthropomorphiques.
Comment deux "processus évolutifs différents" peuvent-ils aboutir à "des formes semblables" ? La question est fondamentale en biologie, comme le montre la comparaison entre l'évolution des plantes et celle des animaux: ces deux évolutions ont beau être indépendantes l'une de l'autre, et même divergentes, on est frappé par le parallélisme qui les fait souvent progresser l'une et l'autre dans le même sens, par exemple celui de la génération sexuée. Cette étonnante similitude, nous pouvons aisément en rendre compte si, à la suite de Bergson, nous concevons la vie comme un acte créateur unique, si nous admettons qu'un seul et même élan vital s'est trouvé divisé, fragmenté en plusieurs lignes d'évolution. Il semble en revanche impossible de la comprendre quand on raisonne d'une façon “mécaniste”, quand on pense que les organismes et leurs organes résultent du jeu des circonstances extérieures: quelle probabilité y a-t-il pour que deux séries indépendantes de causes accidentelles produisent le même effet? Nous sommes alors tentés de conclure que la capacité d'expliquer cette identité dans la différence est pour la biologie une sorte de test crucial, un critère permettant d'éliminer les théories mécanistes.
À cette conclusion, le partisan du mécanisme opposera toutefois l'argument suivant. Parmi les circonstances extérieures qui façonnent les êtres vivants, dira-t-il, si certaines sont bien accidentelles et passagères, d'autres sont constantes et durables. Végétal ou animal, le vivant doit alors “s'adapter” à ces “conditions” générales: il survit s'il y parvient, périt dans le cas contraire. Que le succès de cette “adaptation” soit assuré chez l'un comme chez l'autre par des structures organiques semblables, cela, ajoutera-t-il, n'a rien d'inexplicable pour le mécanisme, dont le principe est justement que les mêmes causes entraînent partout les mêmes effets.
Tel est l'argument visé dans notre texte. Le concept d'“adaptation” permet-il réellement à l'approche mécaniste - par exemple sous sa forme darwinienne - d'expliquer ce qu'elle semblait à première vue incapable d'expliquer? Bergson répond ici par la négative: le recours à ce concept, montre-t-il, ne sauvera pas le mécanisme de la disqualification. Certes, reconnaît-il, l'adaptation explique bien, en un sens, ce que nous souhaitons voir expliqué, à savoir le fait que des organismes éloignés les uns des autres soient dotés d'organes semblables. Ce fait, elle l'explique même, si l'on peut dire, trop bien: là où nous désirons une explication, elle en fournit deux, deux explications non seulement différentes, mais opposées, deux excès inverses. Utiliser le concept d'adaptation en biologie, c'est se condamner à passer d'un extrême à l'autre, en manquant à chaque fois la véritable explication.
Ces deux extrêmes, Bergson les illustre en soulignant les verbes “répéter” et “répliquer”. Ce sont là, nous dit-il, les deux sens que l'on peut donner au verbe “s'adapter”. Un être s'adapte aux conditions extérieures, soit en se conformant à elles, en reproduisant passivement leur “forme”, leur “configuration”, en se moulant sur elle afin de s'y “insérer”, soit en percevant ces conditions, leurs “inconvénients” et “avantages”, comme un “problème” qui lui est posé, problème auquel il lui faut “répondre” activement, par une “solution” adéquate. Or il est clair qu'à chaque fois l'adaptation “explique”, d'une certaine façon, la production de “formes semblables” par des “processus différents”. Elle l'explique dans le premier cas, si on la conçoit comme une répétition: deux liquides aussi différents par leur “matière” que le vin et l'eau ne prennent-ils pas “la même forme” quand ils doivent s'adapter l'un et l'autre au même verre? Et elle l'explique encore dans le second cas, si on voit en elle une réplique: deux organismes différents, soumis aux mêmes conditions, apporteront forcément “la même solution” à ce qui leur apparaît comme étant “le même problème”.
Il y a donc bien deux explications possibles par l'adaptation: deux explications tout à fait différentes, et malgré cela tellement solidaires que si l'une doit être rejetée, l'autre devra l'être également, et pour la même raison. Ne nous laissons donc pas tromper par la préférence manifeste que Bergson accorde, dans ce texte, à la seconde explication: nous devons comprendre pourquoi cette seconde explication, bien qu'elle soit, en un certain sens, beaucoup plus “près de la vérité” que la première, n'en est pas moins, en un autre sens, aussi fausse qu'elle, et surtout fondée sur la même erreur.
Considérons la critique bergsonienne de la première explication, celle qui invoque l'exemple du vin et de l'eau “adaptés” au même verre. Raisonner sur un pareil exemple, admettre que ce qui vaut pour l'eau, le vin et le verre, autrement dit pour des choses inertes, doit valoir aussi bien pour ce qui relève de la vie, c'est être “dupe d'une métaphore”, et d'une mauvaise métaphore, d'une image inadaptée par nature à ce qu'elle prétend illustrer. Car l'inerte, c'est l'être déjà fait, l'être accompli, tandis que le propre de la vie est d'être en train de se faire. C'est seulement du côté de l'inerte, là où tout est au passé, là où l'avenir est entièrement contenu dans le présent, qu'il est possible de trouver une forme “déjà là”, “toute faite”, “préexistante”, un “moule” dans lequel on peut prédire à coup sûr que la matière s'insérera. Il est certes permis d'utiliser le même mot “forme” à propos des conditions que rencontrera un être vivant. Mais dans la mesure où cet être n'est justement pas une chose inerte, dans la mesure où l'écoulement du temps a pour lui de l'importance, la forme en question ne se présentera pas à lui comme un “déjà là”, plutôt comme un “pas encore”: c'est à lui, souligne Bergson, “qu'il appartiendra de se créer … une forme appropropriée aux conditions qui lui sont faites”.
Ainsi, tant que le concept d'adaptation signifie une pure et simple reproduction, une “insertion mécanique”, son domaine d'application exclut par principe la vie et les vivants. D'évidence, il ne saurait y avoir de pire erreur en biologie: tout ce qui s'éloigne de cette erreur suprême se rapproche forcément de la vérité. C'est le cas de la seconde explication mentionnée dans le texte, du second recours au concept d'adaptation. Ce second recours est d'emblée préférable au premier parce qu'il fait de l'adaptation, non la reproduction passive d'une forme préexistante par une matière “indifférente”, mais la réponse active d'un être intéressé à “tirer parti” des conditions qui lui sont faites. Quel que soit le jugement qu'on portera en fin de compte sur cette conception active de l'adaptation biologique, il faut au moins convenir qu'elle n'est pas dès le départ incompatible avec son objet.
Admettons donc que l'évolution d'un être vivant soit un processus actif, admettons en outre que cette activité consiste dans la “construction de machines” biologiques, autrement dit d'organes susceptibles de répondre adéquatement aux conditions extérieures, admettons enfin que ce soit pour cette raison que deux êtres vivants indépendants l'un de l'autre présentent des organes semblables. Il reste encore à savoir si la construction de machines biologiques par l'être vivant est une “création” ou une “fabrication”. La fabrication, c'est l'“activité intelligente” par excellence, l'activité d'un être capable de percevoir un problème en tant que problème, d'éprouver l'absence, le manque de la solution que ce problème “appelle”, et de tirer ensuite cette solution de l'analyse du problème. Il y a création, au contraire, quand la solution jaillit d'abord, quand c'est elle, une fois inventée, qui révèle rétrospectivement les données du problème. Dans l'être qui crée, l'activité est première; dans l'être qui fabrique, elle est seconde. Auquel de ces deux types d'activité pensons-nous lorsque nous disons qu'un être vivant “s'adapte à son milieu”? Il est clair que c'est à la fabrication, et à elle seule. Dans la forme verbale “s'adapter à ...”, la préposition “à” indique bien que l'adaptation n'est pas première, que quelque chose doit lui préexister. Cette nécessaire préexistence, ce n'est certes plus, comme au commencement du texte, celle de la forme rigide où une matière vient s'insérer. C'est maintenant celle d'un problème qu'une intelligence doit se représenter pour que la solution soit élaborée. Si l'adaptation était la vérité de la vie, l'ouvrage exprimant cette vérité devrait avoir pour titre, non pas, comme celui de Bergson, “L'évolution créatrice”, mais “L'évolution fabricatrice”.
Nous pouvons désormais comprendre pourquoi les deux explications fondées sur le concept d'adaptation sont aussi fausses l'une que l'autre: elles partagent finalement, à des degrés divers, la même erreur, la même incompréhension de ce qui distingue l'être vivant de la chose inerte. Il y a vie, disions-nous, quand un être est en train de se faire, quand son futur n'est pas contenu dans son présent: toute vie est créatrice de nouveauté imprévisible. Une fois créé, toutefois, ce qui était imprévisible peut sembler rétrospectivement prévisible. Pour une pensée qui, au lieu de coïncider avec l'élan créateur, le saisit en quelque sorte “à l'envers” afin de le reconstituer après coup, la création apparaît comme une fabrication, et le secret de la vie est perdu.
Passer de l'adaptation qui répète à l'adaptation qui réplique, c'est donc passer d'une certaine erreur à une autre version, plus subtile, de la même erreur. La première erreur, celle qui traite l'adaptation comme une simple insertion mécanique, consiste manifestement dans un refus exagéré de toute finalité. La seconde erreur consiste dans l'excès inverse. Prétendre que l'organe permettant l'adaptation a dû être planifié à partir d'une représentation préalable du problème à résoudre, c'est en effet supposer que l'être vivant, végétal ou animal, est guidé par une sorte d'intelligence humaine ou du moins “par une cause qui se comporte de la même manière”. C'est alors, remarque Bergson, “la finalité qu'on réintroduira”, mais une finalité excessive, une finalité “beaucoup trop chargée, cette fois, d'éléments anthropomorphiques”. Les deux usages du concept d'adaptation en biologie se rapportent donc l'un à l'autre comme deux exagérations opposées. Or cette situation est source d'illusion. Elle nous incite à croire que le partisan de l'adaptation comme insertion mécanique aurait pour principal adversaire celui qui soutient la thèse située à l'autre extrême, autrement dit le partisan de l'adaptation comme solution d'un problème: d'un côté le pur mécanisme, de l'autre le pur finalisme, d'un côté l'idée qu'un animal voit simplement “parce” qu'il a des yeux, de l'autre l'idée que des yeux lui ont été donnés “pour” qu'il puisse voir. La leçon que nous devons tirer de ce texte, c'est qu'un tel conflit est fallacieux, que les deux positions apparemment antagonistes sont en réalité des thèses complices, deux variantes de la même incompréhension de la vie. La véritable ligne de partage ne passe pas entre l'une et l'autre, mais entre les deux prises ensemble et l'intuition de l'évolution créatrice.
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":
- Bergson: L'idée de néant
Dans le chapitre "Explications de textes":
- Bergson: Le possible et le réel
Et dans le chapitre "Notions":
- La Cause finale
BIBLIOGRAPHIE
Yvette CONRY, L'évolution créatrice d'Henri Bergson, Investigations critiques, Paris, Éd. L'Harmattan, 2001
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