PLOTIN : LA BEAUTÉ DE L’ART
ENNÉADE V, 8, [31], 1
Dans le volume « Plotin, Du Beau », traduction de Paul Mathias,
Paris, Éditions Pocket, Collection « Agora », 1991, p. 72-73
Soit donc, si l’on veut, deux blocs de pierre d’une certaine taille, et placés à proximité l’un de l’autre. L’un ne représente aucune figure déterminée, et n’a pas été ouvré ; l’autre en revanche a déjà été sculpté artistement et représente l’image d’un dieu ou d’un homme. Forme divine, ce sera celle d’une Grâce, ou de l’une des Muses ; forme humaine, ce ne sera pas une silhouette quelconque, mais l’art y aura cristallisé tous les caractères de la beauté humaine.
Il paraît alors évident que la pierre qu’aura façonnée l’art, et à laquelle il aura donné la beauté d’une forme, sera belle non du fait d’être une pierre – car l’autre serait alors également belle – mais du fait de la forme, qui est précisément ce qu’y introduit l’art. Ce n’est par conséquent pas la matière qui possède une telle forme : la forme est dans la pensée qui la conçoit avant que d’advenir à la pierre. Elle se trouve donc dans le statuaire, non dans la mesure où il a des yeux et des mains, mais parce qu’il participe de l’art.
C’est donc en effet dans l’art que se trouve cette beauté, et de la façon la plus éminente. Dès lors, la beauté qui est dans l’art ne parvient pas en tant que telle à la pierre, mais tandis qu’elle reste où elle est, une autre y arrive qui en émane, et qui lui est inférieure. Et d’ailleurs, cette beauté a perdu sa pureté dans la pierre, et ne s’y exprime pas telle que le souhaiterait le statuaire, mais pour autant seulement que l’art a pu briser la résistance de la pierre.
Si donc l’art procède conformément à sa nature et à ses fins, s’il produit la beauté à partir de l’idée de l’objet qu’il façonne, il est bien plus beau, et avec plus de vérité, que son propre produit, possédant la beauté de l’art même, plus élevée et plus belle que cette beauté qui réside dans l’extériorité des choses. De fait, autant la beauté s’engage dans la matière et s’y répand, autant elle perd de cette vigueur qu’elle possède quand elle réside dans son unité. Car tout ce qui se sépare de soi s’éloigne en même temps de soi : si c’est une force, dans l’exercice de sa force, si c’est une chaleur, dans l’échauffement qu’elle produit, et d’une manière générale si c’est une puissance dans l’actualisation de cette puissance, et par exemple si c’est la beauté dans le rayonnement de cette beauté. Il est ainsi nécessaire que toute cause créatrice primitive soit en elle-même supérieure à ce qu’elle crée.
Où « se trouve » la « beauté », demande Plotin, où « réside », par exemple, la beauté d’une statue représentant « l’image d’un dieu ou d’un homme » ? Une réponse possible consisterait à dire que la beauté se trouve précisément « dans » la statue elle-même, « dans la pierre » que le statuaire a façonnée pour lui donner la forme d’un dieu ou d’un homme, et qu’elle ne peut se trouver que là. Tant que cette forme n’a pas été incarnée en pierre, tant qu’elle n’est qu’un projet « dans la pensée qui la conçoit », on ne saurait parler de beauté, car aucun projet n’est « beau » par lui-même . Il n’y aurait pas d’art si la simple « idée » de l’œuvre suffisait à combler l’artiste, si elle lui procurait par elle-même un contentement que toute tentative de réalisation risquerait ensuite de compromettre. Il n’y aurait pas d’art si l’artiste n’éprouvait la nécessaire supériorité de ce qu’il fait sur ce qu’il avait l’intention de faire.
Le texte de Plotin s’oppose point par point à cette réponse possible. Ce n’est pas, apprenons-nous, dans la pierre sculptée, dans la statue achevée, c’est « dans l’art » du sculpteur que la beauté se trouve « de la façon la plus éminente ». Lorsque le sculpteur « introduit » dans la matière la forme d’un dieu ou d’un homme, lorsque cette beauté qui est dans l’art « advient » à la pierre, elle n’y parvient pas « en tant que telle » : « émane » d’elle « une autre » beauté « qui lui est inférieure », une beauté qui a perdu « sa pureté », perdu « de sa vigueur » et ne s’exprime donc pas « telle que la souhaiterait le statuaire ». Cette déception, ce déficit de l’œuvre accomplie par rapport à ce qui l’engendre, a le caractère inéluctable d’une loi : il est « nécessaire que toute cause créatrice primitive soit en elle-même supérieure à ce qu’elle crée ».
Le point de départ du texte est une supposition, celle de « deux blocs de pierre » de même taille, placés côte à côte, l’un étant resté à l’état brut tandis que l’autre a été façonné par l’artiste à l’image d’un dieu ou d’un homme. Plotin ne se demande pas pourquoi, face à deux blocs de pierre, un sculpteur préférera celui-ci à celui-là. Il n’imagine pas que telle sorte de pierre pourrait avoir plus d’affinité, dans sa substance même, avec la représentation d’un dieu, telle autre étant peu-être plus favorable à la représentation d’un homme. La « matière » est posée d’emblée comme indifférente, comme étant « n’importe quelle » matière, n’importe quel support pour ce que l’artiste veut exprimer : si c’est ce bloc de pierre qui a été travaillé, cet autre aurait pu l’être aussi bien. La différenciation, la détermination de la beauté, nous ne devons les chercher que dans la « forme », laquelle, en revanche, ne saurait être n’importe quelle forme, mais celle d’un dieu « ou » d’un homme : et non pas n’importe quelle « forme divine », mais celle « d’une Grâce ou de l’une des Muses », non pas n’importe quelle « forme humaine », non pas une « silhouette quelconque », mais la silhouette parfaite dans laquelle « l’art » a déjà, avant toute mise en œuvre dans la matière, « cristallisé tous les caractères de la beauté humaine ».
Le premier moment de l’argumentation repose, d’une part, sur cette opposition initiale entre l’indifférence de la matière et la différenciation et détermination de la forme, d’autre part sur un principe de raisonnement que Plotin utilise comme une évidence, sans même le formuler explicitement : le principe selon lequel tout ce que contient un effet doit déjà être contenu dans sa cause. Voyons d’abord ce qui dépend de l’opposition entre matière et forme. S’il est permis de dire que la pierre sculptée est « belle », elle ne l’est certainement pas, argumente Plotin, « du fait d’être pierre », car alors, en vertu de l’indifférenciation de tout ce qui est matériel, la pierre qui n’a pas été sculptée serait « également belle », ce qui n’est pas le cas. Mais si la statue n’est pas belle « du fait » de sa matière, elle l’est forcément « du fait de la forme » que le statuaire « introduit » dans cette matière. Faisons alors intervenir le principe « tout ce que contient un effet est nécessairement déjà contenu dans sa cause » : puisque la forme, unique responsable de la beauté, est introduite "par" le statuaire, c’est donc « dans le statuaire » que la beauté doit se trouver en premier. Toutefois, précise Plotin, elle ne se trouve pas dans le statuaire en tant qu’il a « des yeux » pour voir la pierre qu’il travaille et « des mains » pour la travailler : ses yeux et ses mains ne font que lui permettre d’introduire, dans un bloc de pierre quelconque, la forme déterminée que sa pensée conçoit. C’est donc là, « dans la pensée » du statuaire en tant qu’il « participe de l’art » », que la beauté réside d’abord. Or une beauté qui réside dans la pensée est une beauté que personne ne peut voir, une beauté invisible, une beauté purement intelligible : celle que Plotin, un peu plus loin, appellera « la beauté de l’art même ».
Pour le moment, rien ne permet encore de soutenir que cette beauté intelligible, cette beauté originelle de la forme seulement conçue, doit être « plus élevée et plus belle » que celle qui réside « dans l’extériorité des choses » quand la forme en question y est introduite. Cette thèse ne se déduit en toute certitude, ni de l’idée que la matière constitue l’élément indifférencié d’une œuvre d’art, ni du principe selon lequel une cause doit contenir ce que son effet contiendra. En premier lieu, une matière indifférente à la forme particulière qu’on veut introduire en elle pourra de ce fait se plier aussi docilement et aussi parfaitement à cette forme qu’à n’importe quelle autre. En second lieu, le principe qui interdit à un effet d’être supérieur à sa cause n’implique pas que cet effet doive forcément lui être inférieur : il peut lui être égal. Parti de ce principe, Plotin doit encore accomplir un grand pas pour pouvoir conclure qu’il est « nécessaire que toute cause créatrice primitive soit en elle-même supérieure à ce qu’elle crée ». Qu’est-ce qui l’autorise à accomplir ce pas ? Pourquoi juge-t-il impossible que la beauté intelligible contenue dans la pensée du statuaire devienne immédiatement et directement visible dans la statue, sans le moindre déficit ? Parce qu’à ses yeux la matière n’est pas seulement l’élément indifférencié de l’art, elle est aussi – et surtout - l’élément qui « résiste » à l’art : peu importe le bloc de pierre choisi, il résistera, quel qu’il soit, à l’art du statuaire, qui devra « briser » sa résistance et n’y parviendra jamais comme il l’aurait voulu. C’est le second moment – décisif – de l’argumentation, développé dans le troisième et le quatrième paragraphes du texte.
Si la matière résiste à l’art, estime Plotin, c’est parce qu’elle est rebelle à « l’unité » : « De fait, écrit-il, autant la beauté s’engage dans la matière et s’y répand, autant elle perd de cette vigueur qu’elle possède quand elle réside dans son unité. » Pris au sens le plus fort, le mot « unité » exclut toute multiplicité, toute division. C’est en ce sens fort qu’est « une » la belle forme d’un dieu ou d’un homme lorsqu’elle est seulement conçue dans la pensée de l’artiste : invisible, purement intelligible, elle ne se déploie pas dans l’espace, n’est pas composée de parties différentes et ne saurait donc être décomposée. Mais quand le statuaire l’introduit dans la matière, autrement dit dans l’élément dont la propriété essentielle est précisément de se déployer dans l’espace et de permettre la distinction de ce qui est en haut et de ce qui est en bas, de ce qui est à gauche et de ce qui est à droite, de ce qui est devant et de ce qui est derrière, etc., la même forme ne peut plus être « une » au même sens. Loin d’exclure toute multiplicité, toute division, elle doit désormais son unité, et sa beauté, à sa capacité d’unifier une multiplicité d’éléments, d’intégrer harmonieusement leurs oppositions : unité « synthétique », unité impure en quelque sorte, et surtout unité précaire, toujours confrontée à une menace de désunion, de dispersion. Car telle est la tendance fondamentale de la matière, comme le montrent la destruction, le pourrissement, la mort inéluctables de toutes choses : une tendance à la dislocation, à l’éclatement, une tendance à l’informe, donc à la laideur. La statue sera belle dans la mesure exacte où le sculpteur aura pu contenir cette tendance, imposant à la pierre l’unité synthétique visible d’un dieu et d’un homme, mais elle ne sera jamais aussi belle qu’il le souhaitait en concevant dans sa pensée l’unité pure, l’unité intelligible de ce dieu ou de cet homme.
De par sa construction, la phrase que nous avons citée pourrait donner l’impression que c’est la même beauté qui, résidant d’abord « dans son unité », s’engage et se répand ensuite « dans la matière », perdant à cause de cela « de sa vigueur ». Il n’en est évidemment rien. La « beauté qui est dans l’art », la beauté intelligible, ne parvient pas "en tant que telle" à la pierre, précise Plotin. Loin de s’engager et de se répandre, cette beauté « reste où elle est », vierge, dans le lieu où elle réside, à savoir l’unité pure d’une belle forme qui exclut toute multiplicité et par conséquent tout contact avec la matière. C’est « une autre » beauté qui parvient à la pierre et se rend visible dans l’unité synthétique que l’artiste façonne pour se rapprocher au mieux de cette forme en luttant contre la résistance de la matière. Si le même terme « beauté » convient à l’une comme à l’autre, c’est, lisons-nous dans le texte, parce que la seconde « émane » de la première. Le verbe « émaner » se réfère à un foyer originel d’où quelque chose se diffuse, et dans cette diffusion s’épuise progressivement : la loi de l’émanation, commente Plotin, est que « tout ce qui se sépare de soi s’éloigne en même temps de soi ». C’est cette loi qui régit l’émanation de la beauté visible à partir de la beauté intelligible. Le foyer originel est ici l’unité sans parties de la belle forme, telle qu’elle est conçue. Plus la beauté se diffuse à partir de cette unité pure, plus elle se « sépare de soi » en devenant unité d’une multiplicité de parties, plus elle « s’éloigne de soi » en donnant prise au pouvoir de dispersion de la matière.
Le fait que Plotin invoque, pour illustrer la loi en question, d’autres cas n’ayant rien à voir avec la beauté, en particulier celui « d’une force » et celui de « la chaleur », la première se dissipant peu à peu « dans l’exercice de sa force », la seconde dans « l’échauffement qu’elle produit », nous incite à nous demander ce qu’il y a de spécifique dans l’émanation de la beauté : selon quel mode particulier de diffusion, foncièrement différent de la propagation purement physique de la force ou de la chaleur, ce qui émane du foyer originel de la forme pure se disperse-t-il dans la forme incarnée ? La réponse tient, dans l’avant-dernière phrase du texte, en un seul mot, sans doute le plus important de ce passage, le mot « rayonnement » : la beauté sensible est le rayonnement de la beauté intelligible. On dit d’un visage qu’il est « rayonnant » lorsqu’une lumière semblant venir de l’intérieur se répand sur tous ses traits. Selon Plotin, c’est d’après un critère de ce genre que nous jugeons « belle » la statue d’un dieu ou d’un homme : quand nous sentons que cette statue ne baigne pas uniquement, comme n’importe quelle autre chose, dans la lumière extérieure que fournissent les rayons du soleil, qu’elle doit sa visibilité particulière à une autre lumière qui lui est propre, à d’autres rayons, jaillissant d’une source interne cachée et l’illuminant dans ses moindres aspects. Toute vraie beauté est radieuse.
Ce texte de Plotin disqualifie l’approche purement esthétique où l’on conçoit l’œuvre d’art comme un objet essentiellement ouvert à la sensation, et comme tel source de plaisir. L’approche esthétique ne retient du rayonnement que ce qu’il éclaire, ce qu’il rend visible. L’œuvre d’art doit plutôt être pour nous l’occasion d’une conversion de l’esprit vers le foyer invisible de cette visibilité.
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :
- Platon : Les ombres
Dans le chapitre « Explications de textes » :
- Kant : Le jugement de goût
- Platon : La participation
- Schopenhauer : La musique
Et dans le chapitre « Notions » :
- L’Art
- La Forme
- La Matière
On peut également consulter dans l’Index les thèmes suivants : Beau, beauté – Cause, causalité
BIBLIOGRAPHIE
Pierre HADOT, Plotin ou la simplicité du regard, Paris, Éd. Gallimard, Coll. « Folio Essais », 1997
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