LA MORT N’EST RIEN POUR NOUS

ÉPICURE

 

     Les trois siècles qui s’écoulent entre la mort d’Alexandre le Grand (323 av. J.-C.) et le commencement du règne d’Auguste à Rome (27 av. J.-C.) constituent ce qu’on appelle la période « hellénistique ». De l’Égypte à l’Asie, les conquêtes d’Alexandre ont donné naissance à d’immenses royaumes centralisés, dans lesquels la langue et la culture grecques se répandent, alors même que l’ancien esprit civique disparaît dans les cités grecques d’Athènes et de Sparte, épuisées par les guerres. Les hommes commencent à se sentir citoyens du monde, les religions tendent à s’unifier, mais en même temps l’individualisme se développe. Toutes les écoles philosophiques qui naissent à l’époque hellénistique ont pour thème central la recherche du bonheur individuel.

     L’une de ces écoles est l’épicurisme, du nom de son fondateur, Épicure (341-270). On l’appelle également « école du jardin » parce que c’est dans un jardin situé au pied des murs d’Athènes qu’Épicure réunit ses disciples et dispense son enseignement à partir de 306 et jusqu’à sa mort. Mais il est significatif que cette école, à la différence des écoles rivales, ait gardé comme nom prédominant celui de son premier maître : génération après génération, et cela jusqu’au commencement de l’ère chrétienne, de fidèles disciples formeront des communautés dans lesquelles Épicure sera vénéré à l’égal d’un dieu.

     À cette vénération au sein de l’école répond, hors de l’école, une haine et un mépris tenaces de la part de tous ceux qui, à l’époque, ont quelque prétention intellectuelle. Cette haine et ce mépris s’accompagnent d’une déformation systématique de la doctrine enseignée par Épicure : nul philosophe n’a été victime d’autant de contresens malveillants. Sous prétexte qu’Épicure rejette une bonne partie de la culture traditionnelle et proclame son désintérêt pour la logique, on l’accuse d’être inculte, de proposer une philosophie simpliste et incohérente. C’est en réalité une philosophie qui pare au plus pressé, parce qu’être heureux est pour tout homme, et à tout âge, une urgence absolue. La philosophie est comparable à la médecine : de même qu’un traitement médical n’a aucune utilité s’il n’expulse la maladie du corps, une philosophie est nulle et non avenue si elle ne contribue pas à chasser la souffrance de l’âme.

     Le traitement prescrit par Épicure consiste dans ce qu’on appelle à l’époque le « quadruple remède », plus exactement le « remède à quatre ingrédients » : nous devons nous mettre dans la tête que les dieux ne sont pas à craindre, que la mort n’est rien pour nous, que le bonheur est facile à atteindre et enfin que la douleur est facile à supporter. L’exposé le plus développé du quadruple remède se trouve dans un texte écrit pour un disciple, l’un des rares textes d’Épicure qui nous soit parvenu intégralement conservé, la Lettre à Ménécée. Pour tester la valeur de l’ordonnance épicurienne, abordons-la à travers l’un de ses remèdes : l’idée que  la mort n’est rien pour nous.

 

 

      " Familiarise-toi avec l’idée que la mort n’est rien pour nous », enjoint Épicure à Ménécée. Le philosophe n’attend pas seulement de son disciple qu’il admette cette idée, il lui demande de s’y accoutumer. Alors que la plupart des humains tiennent la mort pour le plus grand des maux, alors que certains, à l’inverse, voient en elle le bien suprême qui les délivrerait des malheurs de l’existence, le sage parvient à s’imprégner de la pensée tranquille que sa propre mort ne le concerne en rien. Et il a pour cela, prétend Épicure, la meilleure des raisons. Que la mort ne soit rien pour celui qui meurt, c’est en effet ce qui se déduit sans coup férir de deux prémisses que la Lettre à Ménécée présente comme incontestables. La première de ces prémisses est que « tout bien et tout mal résident dans la sensation ». La seconde est que « la mort est la privation complète de sensation ». De fait, si nous admettons que rien ne peut être bon pour nous que ce que nous ressentons comme bon, sous la forme d’un plaisir, et que rien ne peut être mauvais pour nous que ce que nous ressentons comme mauvais, sous la forme d’un déplaisir, si nous acceptons d’enfermer tout le bien et tout le mal dans l’univers des sensations qui affectent l’être vivant, nous devons conclure qu’il n’y a ni bien ni mal, et finalement rien du tout, quand rien ne peut être ressenti, c’est-à-dire dans la mort.

     Ce raisonnement est si simple qu’on ne peut s’empêcher de se demander comment tant d’êtres humains en arrivent à redouter par-dessus tout un événement qui ne saurait leur faire aucun mal quand il se produit, et pourquoi d’autres en viennent à souhaiter une délivrance dont ils ne pourraient recueillir le bénéfice si elle survenait. L’argument qu’Épicure dirige contre ces comportements semble en quelque sorte les réfuter trop bien : il les rend presque incompréhensibles. La raison pour laquelle « la mort n’est rien pour nous » devrait en effet nous empêcher d’avoir avec notre mort le moindre rapport, nous interdire de former sur elle une idée quelconque, fût-elle fausse. Car à suivre Épicure nous n’avons d’idées vraies ou fausses que de ce que nous rencontrons, et il n’y a de rencontre pour nous que si nous sommes vivants. La mort est étrangère à toute rencontre, elle est la non rencontre par excellence, toujours absente quand nous sommes présents, présente seulement quand nous sommes absents. Vraies ou fausses, toutes nos idées ne peuvent alors être que des idées de la vie, aucune ne saurait être une « idée de la mort ». Par quelle curieuse aberration parvenons-nous malgré tout à concevoir quelque chose qui ressemble à une telle idée, à introduire d’une certaine façon notre mort dans notre vie, à en souffrir dès maintenant, à en être malheureux ? D’où vient que le philosophe ait à corriger une erreur là où il devrait n’y avoir « rien » ?

     Demandons-nous justement quelle sorte d’erreur se trouve corrigée lorsqu’un être humain apprend, grâce à Épicure, que sa mort n’est rien pour lui. La réponse est simple : il découvre qu’il avait tort de croire que la mort concerne, affecte et modifie la vie, tort de juger qu’une vie mortelle est une vie amoindrie, amputée de ce qui lui est dû, tort d’estimer qu’un être vivant devrait jouir de l’immortalité pour pouvoir réaliser ses aspirations d’être vivant et atteindre le vrai bonheur, la béatitude parfaite. Voilà le noyau de l’erreur : le désir d’immortalité. C’est par ce désir que la mort, « privation complète de sensation », s’introduit paradoxalement dans la vie sous la forme d’une sensation aberrante d’insuffisance, de frustration. Nous comprenons alors que si le disciple doit se « familiariser » avec l’idée que la mort n’est rien pour nous, c’est parce qu’il lui faut extirper de lui-même toute trace du désir d’immortalité. Il lui faut se convaincre que sa vie mortelle ne manque de rien, strictement de rien, par rapport à une vie immortelle. Il lui faut de même se convaincre que la vie la plus brève ne manque de rien par rapport à la vie la plus longue. C’est à cette conversion intérieure que doit l’inciter la première prémisse du raisonnement épicurien : « tout bien et tout mal résident dans la sensation ». Fût-elle réduite à un seul instant, si cet instant unique était un instant de plaisir, exempt de souffrance ou de trouble, la vie d’un être humain serait aussi heureuse qu’elle peut l’être. Ni la vie la plus longue, ni même la vie immortelle, ne proposent une autre forme de bonheur : si elles sont heureuses, c’est par l’absence de souffrance et de trouble, qui se décide à chaque instant. Quant à la vie que nous considérons, nous autres modernes, comme une vie « bien remplie », la vie chargée de projets et de réalisations, ce n’est jamais par ses projets et ses réalisations qu’elle peut être heureuse, mais de nouveau par l’absence de souffrance et de trouble, qui se joue dans l’instant de chaque sensation, là où réside tout le bien, tout le mal, là où tout est jugé.

     Celui qui supprime en lui le désir d’immortalité comprend alors qu’il a déjà tout vu, tout connu en matière de bien et de mal. Il comprend qu’il lui suffit d’avoir éprouvé le tourment que provoque la moindre insatisfaction, l’apaisement que suscite le plus humble des plaisirs, pour savoir tout ce qui est à savoir. En rejetant le désir d’immortalité, il rejette l’idée qu’il y aurait des biens et des maux inouïs, incomparables à ceux dont il a toujours déjà fait l’expérience. Sachant que l’immortalité ne nous promet aucun bien inconnu qui soit digne d’être regretté, il sait du même coup que la mort ne nous menace d’aucun mal inimaginable, susceptible de nous terroriser. Et il peut apprendre tout cela dès son plus jeune âge : nul n’est jamais trop jeune, ni d’ailleurs trop vieux, pour se préoccuper de son bonheur et trouver en soi le critère de la vie heureuse. Certes, reconnaît Épicure, beaucoup estiment que les jeunes gens n’ont pas encore l’âge de philosopher, qu’ils manquent de la maturité qu’exige la sagesse. Ce sont d’ailleurs les mêmes qui accueillent avec hostilité l’idée que la mort n’est rien pour nous. Ils n’admettent pas que les leçons de la vie se réduisent au bien contenu dans n’importe quelle sensation agréable et au mal contenu dans n’importe quelle sensation désagréable : ils croient que vivre consiste, pour l’être humain, à accomplir une sorte de tâche, une mission, et qu’il lui faut du temps pour la réaliser. Alors, ou bien ils redoutent de ne pas vivre assez pour atteindre leur but, ou bien, jugeant la tâche en question au-dessus de leurs forces, ils souhaitent que la mort vienne les débarrasser de ce fardeau.

     Ces adversaires d’Épicure peuvent se réclamer contre lui de la religion, c’est-à-dire de la façon dont la foule imagine l’intervention des dieux dans notre vie, les honneurs qu’ils exigent que nous leur rendions et les sanctions qu’ils nous réservent. Derrière la multitude d’histoires, souvent contradictoires, que les hommes racontent à ce sujet, quelque chose de stable transparaît : la notion même de la divinité, d’un être immortel et bienheureux, notion enracinée dans la conscience de tout être humain, y compris dans la conscience du philosophe épicurien. Encore faut-il, pense ce philosophe, ne pas faire dire à la notion de divinité autre chose que ce qu’elle dit, et surtout ne rien dire qui soit incompatible avec elle : là est la véritable piété. Or la notion en question se borne à affirmer l’immortalité et la béatitude de ce qui est divin. Elle ne dit pas qu’un dieu est bienheureux parce qu’il est immortel, ce qui reviendrait de nouveau à prétendre que notre condition de mortels nous interdit le bonheur et fournirait ainsi une justification religieuse aux vaines angoisses que le philosophe entreprend de combattre. La vraie notion de la divinité dit seulement qu’un dieu est immortel et bienheureux, différent de nous parce que sa vie n’a pas de terme, et en même temps capable d’atteindre à chaque instant cette autosuffisance, cette absence de trouble qui définit, pour lui comme pour nous, le bonheur. En conséquence, autant nous ne devons jamais attribuer aux dieux ce qui contredirait leur immortalité, autant nous pouvons nous fonder sur notre intuition de ce qu’est une vie heureuse pour rejeter, comme incompatible avec leur parfaite béatitude, l’idée qu’ils se soucieraient de nous, s’inquièteraient de savoir si nous sommes bons ou méchants et se préoccuperaient de nous punir ou de nous récompenser.

     Celui qui comprend que l’être immortel et bienheureux est libre de tout souci comprend du même coup qu’un tel être ne saurait causer du souci à qui que ce soit : cette compréhension le libère à son tour de toute crainte et de toute espérance à l’égard des dieux. Or si la mort n’est rien pour nous, et si les dieux ne se soucient pas de nous, plus rien d’étranger, de transcendant, d’inouï ne risque de survenir dans notre vie. La clôture qui enferme dans la sensation tout le bien et tout le mal, les réduisant à la familiarité du plaisir et du déplaisir, ne laisse aucune brèche par où pourrait surgir cet inconnu dont l’éventualité nous angoisse. Pour autant, si la philosophie d’Épicure nous ramène ainsi à nous-mêmes, nous met en quelque sorte à l’abri dans notre propre maison, il ne semble pas qu’elle puisse nous rendre maîtres de notre bonheur. Car elle le fait apparemment dépendre de ce qui nous arrive d’agréable ou de désagréable, de la souffrance qui nous atteint inopinément, du hasard qui favorise ou défavorise la satisfaction de nos désirs. Ne sommes-nous pas toujours soumis aux coups du sort, à l’événement ? Cette soumission n’est-elle pas inscrite dans notre condition mortelle, qui nous condamne à devoir profiter au plus vite de ce qui se présente parce qu’il nous est interdit de revenir sur les occasions perdues ? N’ont-ils donc pas finalement raison, ceux qui estiment qu’il faudrait être immortel comme un dieu pour être comme lui indifférent à l’événement, et par conséquent bienheureux ? N’ont-ils pas raison de rejeter comme bien superficielle la maxime selon laquelle « la mort n’est rien pour nous » ?

     Demandons-nous toutefois si c’est réellement soumettre l’être humain à l’événement que d’identifier son bonheur au plaisir qu’il ressent. Ce qui  justifie cette identification aux yeux d’Épicure, c’est le caractère accompli du plaisir. Le plaisir n’est pas le processus instable par lequel un désir en train d’être satisfait nous fait encore sentir la pointe douloureuse de son avidité, c’est l’état apaisé qui résulte de la suppression d’un manque, de l’élimination d’une souffrance, de la fin d’un trouble, bref d’une réplétion achevée. Quiconque éprouve cet état de complétude sent qu’il a retrouvé son intégrité, que son être est de nouveau conforme à ce qu’il doit être, à sa nature. Nous parlons donc sans rigueur lorsque nous disons qu’un débauché « se perd » dans le plaisir ou qu’il en est « esclave ». Si le débauché, effectivement, se perd, c’est dans la souffrance qu’entraîne une recherche pervertie ; et s’il est esclave, c’est de désirs que leur raffinement rend impossibles à satisfaire. Mais au moment précis où il éprouve du plaisir, il faut dire au contraire de lui, comme de tout homme éprouvant n’importe quel plaisir, qu’il se retrouve et redevient autosuffisant. Tout, certes, est à dénoncer dans la façon dont le débauché consacre sa vie aux plaisirs, mais rien n’est à reprocher aux plaisirs qu’il atteint. On ne saurait soutenir, par exemple, que ce sont de « mauvais » plaisirs, car un plaisir ne peut être que bon : il n’y a que la souffrance qui soit mauvaise, contre nature. On ne saurait même prétendre qu’il s’agit de plaisirs « différents », car une fois qu’ils sont accomplis tous les assouvissements sont identiques, quel que soit le manque antérieur qu’ils sont venus combler.

     Quand on a compris que tous les plaisirs sont bons, quand on a compris qu’ils sont tous identiques, alors seulement on peut comprendre pour quelle raison au juste ils ne doivent pas tous être recherchés. Épicure recommande en effet à ses disciples l’habitude d’une vie simple, sans opulence, et leur enjoint de savoir se contenter du strict nécessaire. Si ce précepte implique le renoncement à la recherche de plaisirs plus raffinés, ce n’est pas que de tels plaisirs soient à proscrire au nom d’un ascétisme moralisateur, c’est qu’étant très difficiles à atteindre ils condamnent celui qui les recherche à souffrir de l’absence du superflu autant qu’il souffrirait s’il était privé du nécessaire, et à n’éprouver pourtant, aux rares moments il parvient enfin à assouvir son désir, aucune jouissance supplémentaire par rapport à celle que lui procurerait la satisfaction de ses besoins élémentaires. C’est ainsi la parfaite identité des plaisirs qui justifie, paradoxalement, leur hiérarchie. L’épicurien ne rejette aucunement le luxe, il sait au contraire s’y accorder en apprenant à ne pas en avoir besoin : capable de trouver sa plénitude dans les plaisirs les plus simples, il est prêt à recevoir comme une grâce le raffinement qu’il ne recherchait pas. Cette aptitude à accueillir intelligemment chaque instant le rend indépendant des coups du sort, des faveurs ou des défaveurs de l’événement : sachant puiser dans tout ce qui se présente l’occasion d’un plaisir, il maintient quoi qu’il arrive son intégrité, son autosuffisance. On serait tenté de dire que son art de vivre est un art de « profiter de la vie » si cette expression ne signifiait pas, trop souvent, qu’il convient de se dépêcher de jouir, pendant qu’il est temps, de cette existence menacée par la mort. Rien n’est plus opposé à l’épicurisme qu’une telle frénésie de plaisirs sur fond d’angoisse. Ce n’est pas la peur de mourir qui doit donner sa valeur au plaisir actuel, ce n’est pas la crainte fébrile de le perdre à jamais si on le laisse passer. Épicure enseigne exactement le contraire. Seul celui qui se familiarise avec l’idée que sa mort n’est rien pour lui, celui qui se libère des vains espoirs et des vaines frayeurs qu’inspirent de prétendus biens ou maux inouïs, peut trouver sereinement son bonheur dans le plaisir de l’instant.

     Celui-là comprend donc, écrit encore Épicure, que le bien que nous cherchons tous est « à notre portée, et facile à se procurer ». Cette facilité du bonheur a toutefois de quoi surprendre. Comment la concilier avec les exhortations, les appels à la vigilance, l’injonction perpétuellement adressée au disciple de méditer les principes de la vraie philosophie pour être heureux ? N’est-il pas difficile pour lui de délivrer son esprit d’habitudes de penser enracinées, d’inverser même ces habitudes, de se débarrasser des attentes et terreurs liées au désir d’immortalité, de s’imprégner de la conviction qu’en dehors de tout ce qu’il a déjà pu ressentir il n’y a rien ? Certes, mais pourquoi doit-il le faire ? Pourquoi lui faut-il rejeter l’idée que les dieux se soucient de nous, l’idée qu’une vie mortelle est une vie incomplète, et d’autres idées encore? Parce que toutes ces idées mènent à la conclusion que le bonheur devrait être difficile à atteindre, voire impossible. Et c’est bien ce qu’il est tant que l’on croit qu’il doit l’être, tant que n’a pas été accompli le travail sur soi que réclame l’épicurisme. C’est la croyance en la difficulté du bonheur qui rend le bonheur difficile, et c’est la certitude péniblement acquise qu’il est à notre portée, dans le plaisir actuel, qui le rend accessible.

     Mais est-il facile d’être heureux quand on subit la maladie ou l’oppression ? À quoi sert à l’être humain de se délivrer de maux imaginaires quand il est confronté à des maux bien réels, à des souffrances qu’aucun art de vivre ne semble pouvoir l’aider à réduire, parce qu’elles ne dépendent pas de lui et qu’il ne peut faire autrement que les endurer ? L’expérience de la douleur n’est pas celle d’un manque qu’il suffirait de savoir combler : elle prouve que, si « tout bien et tout mal résident dans la sensation », ils ne se réduisent pas pour l’individu à une simple alternative entre le plaisir de se sentir complet et le déplaisir de se sentir incomplet. Elle semble même, cette expérience, fournir la matière d’une objection contre l’idée que la mort est absente tant que la vie est là, et n’est présente que lorsque la vie a disparu. Car ce que nous éprouvons dans la douleur, c’est le mal de devoir loger chez nous notre pire ennemi, de devoir vivre ce qui détruit notre vie. N’est-ce pas notre mort qui vient déjà à notre rencontre ? Allons-nous persister à soutenir qu’une vie mortelle est aussi peu affectée par la mort qu’une vie immortelle, et peut donc être aussi heureuse qu’elle ?

     Épicure ne serait pas un maître à penser s’il ne répondait à l’objection en puisant au contraire, dans l’expérience même de la douleur, une bonne raison de persister sur son chemin. Comme il se doit, sa réponse a la forme d’une alternative : ou bien … ou bien … Ou bien, affirme-t-il, la douleur est extrême et elle ne dure pas longtemps parce qu’elle nous tue, ou bien elle est durable, mais alors nous pouvons la supporter, l’atténuer judicieusement par le souvenir, en lui-même plaisant, des moments heureux du passé, et éprouver finalement plus de plaisir que de douleur. Cette expérience qui semblait témoigner de la présence de la mort au sein de la vie, il nous demande donc de la scinder en deux expériences complètement disjointes, l’une des deux basculant du côté de la mort, c’est-à-dire de ce qui n’est « rien pour nous », l’autre trouvant sa place dans la vie, c’est-à-dire dans la sensation où résident « tout bien et tout mal ». La douleur qui s’anéantit dans la mort se dissout elle-même par sa brièveté : son intensité insupportable détruit ce qui fait proprement le mal de la souffrance, la nécessité de la « souffrir », de l’endurer patiemment. Quant à la douleur qui s’installe au contraire dans le temps, elle ne peut le faire sans nous donner du même coup la possibilité de l’endurer grâce à toutes les ressources de notre art de vivre. En faisant passer entre elles la ligne qui sépare le « tout » et le « rien », Épicure maintient jusqu’au bout l’idée qu’une telle ligne est pour nous comme une clôture protectrice, enfermant notre vie mortelle sans l’amputer de ce qui lui serait dû, sans la frustrer en quoi que ce soit.

 

En lien avec cette étude, on pourra lire, dans le chapitre "Explications de textes":

- Épicure: Rien d'autre que les corps et le vide

- Lucrèce: L'évidence des sens

Et dans le chapitre "Notions"

- La Douleur

- L'Espace

- La Matière

- Le Plaisir

 

BIBLIOGRAPHIE

ÉPICURE, Lettres et maximes, trad. et intr. de Marcel Conche, édition bilingue, Paris, Éd. P.U.F., 1987

Benoït SCHNECKENBURGER, Apprendre à philosopher avec Épicure, Paris, Éd. Ellipses, Coll. "Apprendre à philosopher avec", 2011

Jean SALEM, Tel un dieu parmi les hommes, L'éthique d'Épicure, Paris, Éd. Vrin, 2002

Commentaires

  • Hubert Houdoy

    1 Hubert Houdoy Le 07/05/2020

    <<Le troisième jour au matin, le vent s'étant abattu durant la nuit, la mer étant calme, je m'aventurai. Que ceci soit une leçon pour les pilotes ignorants et téméraires ! À peine eus-je atteint le cap, – je n'étais pas éloigné de la terre de la longueur de mon embarcation, – que je me trouvai dans des eaux profondes et dans un courant rapide comme l'écluse d'un moulin. Il drossa ma pirogue avec une telle violence, que tout ce que je pus faire ne put la retenir près du rivage, et de plus en plus il m'emporta loin du remous, que je laissai à ma gauche. Comme il n'y avait point de vent pour me seconder, tout ce que je faisais avec mes pagaies ne signifiait rien. Alors je commençais à me croire perdu ; car, les courants régnant des deux côtés de l'île, je n'ignorais pas qu'à la distance de quelques lieues ils devaient se rejoindre, et que là ce serait irrévocablement fait de moi. N'entrevoyant aucune possibilité d'en réchapper, je n'avais devant moi que l'image de la mort, et l'espoir, non d'être submergé, car la mer était assez calme, mais de périr de faim. J'avais trouvé, il est vrai sur le rivage une grosse tortue dont j'avais presque ma charge, et que j'avais embarquée ; j'avais une grande jarre d'eau douce, une jarre, c'est-à-dire un de mes pots de terre ; mais qu'était tout cela si je venais à être drossé au milieu du vaste Océan, où j'avais l'assurance de ne point rencontrer de terres, ni continent ni île, avant mille lieues tout au moins ?
    Je compris alors combien il est facile à la providence de Dieu de rendre pire la plus misérable condition de l'humanité. Je me représentais alors mon île solitaire et isolée comme le lieu le plus séduisant du monde, et l'unique bonheur que souhaitât mon cœur était d'y rentrer. Plein de ce brûlant désir, je tendais mes bras vers elle. – « Heureux désert, m'écriais-je, je ne te verrai donc plus ! Ô misérable créature ! Où vas-tu ? » (Daniel Defoe, "Robinson Crusoé", chapitre, "Séjour sur la colline")>>.
    Dans cette sagesse d'esprit je vécus près d'un an, d'une vie retirée et sédentaire, comme on peut bien se l'imaginer. Mes pensées étant parfaitement accommodées à ma condition, et m'étant tout-à-fait consolé en m'abandonnant aux dispensations de la Providence, sauf l'absence de société, je pensais mener une vie réellement heureuse en touts points. (Daniel Defoe, "Robinson Crusoé", chapitre, Poor Robin Crusoe, Where are You ?)>>.
    Quand Robinson Crusoé dit "je pensais mener une vie réellement heureuse en touts points", il est devenu capable de pratiquer l'auto-limitation. En effet, la frayeur de la seconde pirogue lui a fait comprendre que la peur de rester sans descendance sur l'île le poussait à mourir plus rapidement (et toujours sans descendance) que s'il restait tranquillement sur l'île. Après la frayeur de la seconde pirogue, Robinson est devenu capable de penser méthodiquement, logiquement et non pas fantasmatiquement, à sa mort. Robinson devient capable de faire le raisonnement non-fantasmatique d'Épicure, exposé dans la "Lettre à Ménécée" : l'idée que la mort n'est rien pour nous.
    Robinson jouit enfin du caractère mortel de la vie quand il se débarasse du désir d'immortalité (directe ou indirecte).
    <<la juste prise de conscience que la mort ne nous est rien autorise à jouir du caractère mortel de la vie : non pas en lui conférant une durée infinie, mais en l'amputant du désir d'immortalité. (Epicure, "Lettre à Ménécée")>>.
    <<Le plus effrayant des maux, la mort ne nous est rien, disais-je : quand nous sommes, la mort n'est pas là, et quand la mort est là, c'est nous qui ne sommes pas ! Elle ne concerne donc ni les vivants ni les trépassés, étant donné que pour les uns, elle n'est point, et que les autres ne sont plus. (Epicure, "Lettre à Ménécée")>>.

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