LE TRAVAIL
L’abstraction du travail
Pour définir la notion de « travail », nous faisons abstraction de tout ce qui rend tel travail particulier incompatible avec tel autre, nous décidons ne pas prendre en compte la familiarité exclusive que chaque métier développe à l’égard du matériau et des outils qui lui sont propres, et nous aboutissons à l’idée générale selon laquelle tout travailleur est un homme contraint de dépenser une partie de son énergie pour produire des objets socialement utiles.
On dira peut-être que cela n’est pas spécifique au travail : toute notion exige de notre pensée un effort d’abstraction similaire. Mais dans le cas du travail, l’abstraction à laquelle nous venons de procéder ne concerne pas uniquement notre pensée : le point important est qu’elle est devenue une réalité, qu’elle existe en tant que telle. Car si le travail se présente parfois à nous sous la forme du métier, de la profession, il prend très souvent, partout dans le monde, celle du travail « tout court », du travail que l’on offre et que l’on demande sur le « marché du travail », du travail que l’on « cherche » en se présentant comme un pur travailleur, prêt pour gagner sa vie à exercer n’importe quelle activité, selon ce qui sera proposé.
Cette curieuse abstraction du travail, abstraction certes intellectuelle, philosophique, mais aussi terriblement réelle, appelle deux remarques. D’abord, elle est tardive, sur ces deux plans. Elle est tardive dans l’histoire économique et sociale. Il a fallu attendre la société capitaliste pour qu’apparaisse un type d’homme qui, sans y être contraint par esclavage comme dans l’Antiquité, ne peut se définir socialement que comme un pur travailleur, un « prolétaire ». De ce fait, elle est tardive également dans l’histoire de la philosophie : avant les temps modernes, les philosophes se sont peu intéressés au travail en général, se référant généralement à un monde dans lequel chacun était enfermé dans son métier.
Mais il y a une seconde remarque à faire. D’un point de vue philosophique, l’abstraction qui dépouille la notion de travail de toutes les particularités exclusives des métiers permet ensuite de les comprendre toutes comme des aspects d’un même concept, donc d’envisager, écrit Marx, un travailleur « pleinement développé qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail » (Le Capital, livre I, chap. 15). Or ce qui s’est réalisé jusqu’à présent dans notre histoire économique et sociale, c’est plutôt la face négative, privative, du travail abstrait. Si nous disons du prolétaire moderne qu’il peut faire tous les métiers, c’est au sens où il n’en a plus aucun, non pour désigner chez lui une polyvalence positive, la richesse d’un accomplissement.
Ce dépouillement ne serait-il qu’un moment transitoire, une étape à dépasser pour que la disparition des anciens métiers donne enfin naissance au travailleur pleinement développé dont parle Marx ? C’est en prenant cette idée pour guide que nous aborderons, en premier lieu la question de la division du travail, puis la théorie économique selon laquelle le travail est créateur de valeur, et enfin la thèse ontologique qui identifie l’homme et le travailleur.
La division du travail
Prise au pied de la lettre, l’expression « division du travail » est un truisme. Le travail, en effet, est divisé par sa nature même, divisé d’abord en d’innombrables tâches, relatives à d’innombrables besoins, chacune de ces tâches étant ensuite divisée en plusieurs opérations devant se succéder selon un ordre strict. La question n’est donc pas de savoir si le travail est divisé ou non, elle est de savoir comment il l’est. Vaut-il mieux qu’il soit divisé en chaque individu, qui serait tour à tour cultivateur, maçon, tailleur et cordonnier, ou divisé dans la société, entre des individus qui se consacrent pleinement à l’agriculture pendant que d’autres passent tout leur temps à construire des maisons, confectionner des vêtements ou des chaussures? Cette question, Platon la pose au livre II de La République. La division sociale du travail, montre-t-il, est préférable à la division individuelle, d’abord parce qu’elle correspond davantage à la diversité des aptitudes naturelles, et surtout parce qu’elle répond mieux que l’autre à la dure loi du travail, à l’obligation faite au producteur de se soumettre à la particularité de ce qu’il produit, d’accomplir telle action, non au moment qui l’arrange en fonction de son propre emploi du temps, mais quand l’objet le lui impose.
Telle que la comprend Platon, la division du travail est donc une division des métiers, chacun devant exercer le sien. Toute différente est la division industrielle du travail, telle que la connaissent les sociétés modernes. L’activité productrice ayant été décomposée mécaniquement, le travailleur se voit imposer la répétition à longueur de journée d’un geste par lui-même dépourvu de sens. Il n’est plus un homme de métier, rien qu’un homme qui travaille, un travailleur abstrait interchangeable avec n’importe quel autre travailleur abstrait. Depuis qu’il est apparu, on n’a cessé de critiquer, de dénoncer ce « travail en miettes », ce travail qui déshumanise l’homme, et on l’a souvent fait d’un point de vue nostalgique, « réactionnaire » au sens premier du terme, c’est-à-dire au nom d’un retour au métier au sens platonicien, à l’ancienne harmonie entre l’homme et la tâche qui lui convenait exclusivement.
Ouvrons toutefois Le Capital au chapitre 14, consacré précisément à ce que Marx appelle la division « manufacturière » et au « travail parcellaire » qu’elle engendre. « Ce n’est pas seulement le travail, écrit-il à ce propos, qui est divisé, subdivisé et réparti entre divers individus, c’est l’individu lui-même qui est morcelé et métamorphosé en ressort automatique d’une opération exclusive ». La différence entre cette critique marxiste et la critique habituelle tient dans le mot « individu », étymologiquement « ce qui ne doit pas être divisé ». Ce que divise en fait la prétendue division du travail, nous dit Marx, c’est ce qui ne devrait jamais être divisé : l’individu. Cela est vrai, bien entendu, de la division manufacturière, mais cela est vrai également (précise-t-il quelque pages plus loin) de la division des métiers dans la république de Platon, réduisant chaque individu à une tâche exclusive. Toute division du travail est un crime contre l’épanouissement de l’individu, et doit être abolie dans une société communiste, où chacun, selon la formule de L’idéologie allemande, aurait « la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas » : exactement l’hypothèse rejetée par Platon.
Reste alors à comprendre pourquoi, loin de permettre ce développement intégral des possibilités de chacun, la destruction des métiers et la promotion du travail abstrait ne peuvent au contraire qu’aggraver, dans le système capitaliste, la mutilation des travailleurs. Il faut pour cela se référer à la théorie économique selon laquelle c’est le travail, et lui seul, qui crée de la valeur.
Le travail créateur de valeur
Revenons à la conception antique d’une cité des métiers où le maçon travaille à bâtir une maison pour loger le cordonnier, qui de son côté travaille à confectionner des chaussures pour chausser le maçon. La question se pose de savoir comment doit se faire entre eux le juste échange des produits respectifs de leur travail. Rien ne garantirait la justice de cet échange s’il se fondait uniquement sur le besoin qu’a le cordonnier d’être logé, ou le maçon d’être chaussé : certaines circonstances pourraient, par exemple, rendre ce dernier besoin si pressant, si impérieux, qu’il mettrait le maçon à la merci du cordonnier, l’obligeant à donner une maison pour prix d’une paire de chaussures, ce qui est manifestement disproportionné. Mais où trouver la juste proportion, et surtout où trouver la commune mesure entre des chaussures et une maison ? Aristote soulève cette question au moment où il aborde la notion de justice, au livre V de son Éthique à Nicomaque, et conclut à l’impossibilité de rendre vraiment commensurables deux choses aussi différentes, même si, reconnaît-il, on y parvient de façon satisfaisante « pour l’usage courant ». Commentant vingt-deux siècles plus tard cette conclusion ambiguë (Le Capital, chapitre 1), Marx l’attribue au fait qu’Aristote vivait dans une société esclavagiste, une société ignorant l’égalité des hommes et l’équivalence de leurs travaux. Car il y a bel et bien, soutient-il, une commune mesure entre la maison et la chaussure : l’une et l’autre représentent une certaine quantité de travail humain en général, de travail abstrait, et c’est le rapport entre ces deux quantités qui définit, avant tout échange, leur valeur respective.
Cette théorie ne se borne pas à faire du travail l’étalon de la valeur des choses que les hommes échangent entre eux, elle fait de lui l’unique source de cette valeur. Lorsqu’un menuisier transforme des planches en un meuble, non seulement son travail crée une valeur supplémentaire, mais il conserve également la valeur du bois, qui finirait par pourrir quelque part s’il n’était jamais travaillé. Appelons « force de travail » l’ensemble des aptitudes physiques et intellectuelles permettant à un être humain d’effectuer un travail quelconque : nous voyons que celui qui acquiert le droit d’exploiter cette force, après l’avoir payée à sa valeur en offrant à son détenteur de quoi la renouveler, dispose d’un moyen unique de créer une valeur supérieure à celle qu’il a dépensée.
Voilà ce qui rend possible un « mode de production capitaliste », mode de production fort différent de celui que Platon et Aristote avaient en tête, car il consiste à produire de la valeur à partir de l’exploitation du travail humain. Certes, il s’agit toujours en un sens de produire des choses utiles à la société, mais l’objectif essentiel du capitalisme est la valeur, et l’accroissement de la valeur. Certes, il s’agit toujours de travailler le bois, l’acier ou le tissu, mais l’élément déterminant est le travail en général, le travail abstrait, considéré dans son aspect quantitatif, c’est-à-dire dans sa durée tant qu’on peut allonger la journée de travail, ou dans sa productivité quand on ne le peut plus. De là résulte, en particulier, le travail en miettes et la mutilation scandaleuse qu’il inflige au prolétaire. Le caractère négatif de l’abstraction du travail est imputable au mode de production capitaliste.
Nous savons que le communisme représente au contraire pour Marx la face positive de l’abstraction du travail, celle de l’individu intégral, développant librement toutes ses capacités. Cette émancipation du prolétariat, Marx souligne dès ses premiers écrits, par exemple sa Critique de la philosophie du droit de Hegel (1843), qu’elle n’est pas seulement à ses yeux l’émancipation d’une classe sociale, mais l’émancipation de l’humanité tout entière, l’émancipation de l’homme. Or si c’est en tant que travailleur que l’homme doit être libéré, c’est sans doute que le travail est bien davantage pour lui qu’une nécessité incontournable. Peut-on dire que le travail définit l’être même de l’homme ?
L’ontologie du travail
L’idée que Platon et Aristote se font du travail repose sur une certaine « ontologie », autrement dit une certaine conception de ce que signifie le mot « être » : être, pour la philosophie antique, c’est être quelque chose, avoir un nom bien déterminé, et mériter ce nom par sa propre stabilité. Or le travail est un processus instable, une action qui disparaît dans son résultat. Pour nommer un homme qui travaille, nous ne pouvons pas simplement le regarder agir, nous devons penser à ce qui sortira de ses mains, et nous disons alors « c’est un boulanger, un cordonnier, un maçon », bref un homme exerçant un certain métier. Tout processus de production est ontologiquement subordonné, donc inférieur, au produit qu’il engendre.
C’est en relation avec une ontologie toute différente que s’impose en philosophie l’idée du travail abstrait, du travail humain en général, capable de produire une multitude d’objets indéterminés. « Être » ne veut plus dire alors être quelque chose, avoir un nom, mais être un objet pour un sujet. L’homme aspire à « s’objectiver », il ne se satisfait pas du sentiment intime qu’il a de lui-même, il désire se faire reconnaître, faire reconnaître son humanité, et il ne peut le faire qu’à travers les produits de son travail, qui valent donc moins pour eux-mêmes qu’à titre de témoignages de son activité : renversement complet de perspective par rapport à la philosophie antique. Cette thèse est développée par Hegel au chapitre 4 de la Phénoménologie de l’Esprit, dans un passage qu’on a coutume d’appeler la « dialectique du maître et de l’esclave ». La véritable humanité n’est pas du côté du « maître », du héros, du guerrier courageux qu’admiraient les Anciens, de l’homme qui, certes, prouve sa transcendance en risquant sa vie, mais ne domine les autres que pour mener, sans contact avec les choses, une existence stérile et vaine. La véritable humanité est du côté de celui que les Anciens tenaient pour un « esclave », du travailleur abstrait, asservi, certes, à la chose qu’il travaille, souffrant, certes, de devoir retarder la satisfaction de son désir, mais se formant par là-même, en même temps qu’il donne forme à l’objet.
Encore faut-il, riposte Marx, tenir compte de l’opposition entre la face négative et la face positive de l’abstraction du travail, entre le travail qui accentue encore le morcellement de l’individu et celui qui lui permettrait de s’épanouir. Dès 1844, dans un manuscrit intitulé Ébauche d’une critique de l’économie politique, Marx soutient que le travail, tel qu’il existe réellement dans la société capitaliste, est un travail « aliéné », ce qui signifie qu’il apparaît au travailleur comme une chose étrangère, hostile : cette thèse est en un sens contraire à Hegel, puisque le travailleur ne se reconnaît pas dans son travail, mais reste hégélienne en un autre sens, car elle présuppose justement que le travailleur devrait se reconnaître dans son travail. Toutefois, l’un des arguments invoqués par Marx l’éloigne davantage de Hegel : le travail est aliéné, écrit-il, quand le travailleur ne voit en lui qu’un moyen de satisfaire des besoins, et non la satisfaction d’un besoin. Il n’est plus question ici d’objectivation, de reconnaissance, mais de la satisfaction que devrait procurer à l’individu le déploiement d’une « libre énergie physique et intellectuelle ». La distance entre Hegel et Marx est encore plus marquée si nous considérons le titre du manuscrit : « critique de l’économie politique ». Cette formule, qui se retrouvera dans le titre de la plupart des ouvrages de Marx, signifie que la science nommée « économie politique », science théorique dont le thème d’étude est la valeur, autrement dit l’objectivation du travail humain, doit être « critiquée », ce qui veut dire, précisément, « dés-objectivée », ramenée sans cesse à la subjectivité de ce travail humain qui est son unique fondement, sa source secrète, son noyau de vérité.
Pour les philosophes de l’Antiquité, une vie passée à travailler, soumis aux exigences de l’objet à produire, est un genre de vie inférieur, dégradé, si on le compare à celui du philosophe contemplant librement les vérités éternelles. Dans la hiérarchie antique des genres de vie, la vie contemplative ou « théorique » (du grec theoria = contemplation) se situe au-dessus de la vie pratique. En faisant du travail l’essence de l’homme, Hegel et Marx renversent l’un et l’autre cette hiérarchie, mais de façon différente. Hegel élève la pratique au statut de véritable théorie : c’est en produisant que l’homme peut contempler ce qu’il est. Marx, lui, maintient l’opposition de la théorie et de la pratique, mais à l’avantage de cette dernière. Il y a selon lui une fausseté irréductible dans toute théorie, une fausseté propre à la théorie en tant que telle, et une vérité propre à la pratique en tant que telle. Aussi écrit-il, dans la deuxième de ses Thèses sur Feuerbach : « La question de savoir s’il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique. C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité … ».
En lien avec cette notion, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":
- Platon: Les ombres
- Aristote: La fatigue d'être
- Hegel: Le désir de reconnaissance
- Marx: Question de vie ou de mort
Dans le chapitre "Explications de textes":
- Marx: Le fétichisme de la marchandise
Dans le chapitre "Conférences":
- Exemples, théorie et histoire dans Le Capital
Et dans le chapitre "Notions":
- Le Désir
- L'Individu
- La Machine
- La Technique
BIBLIOGRAPHIE
PLATON, La République, trad. G. Leroux, Paris, Éd. GF-Flammarion, 2002
Alexandre KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Éd. Gallimard, Coll. "Tel", 1980
Karl MARX, Friedric ENGELS et Joseph WEYDEMEYER, L'idéologie allemande, trad. J. Quétier et G. Fondu, Paris, Éd. Sociales, 2014
MARX, Le Capital, livre I, trad. J.-P. Lefebvre, Paris, Éd. P.U.F., Coll. "Quadrige", 2014
Hannah ARENDT, Condition de l'homme moderne, trad. G. Fradier, Paris, Éd. Presses Pocket, Coll. "Agora", 2018
Ajouter un commentaire