L’INCONNU

 

Ramener l’inconnu au connu ?

Pouvons-nous, de façon sensée, former un concept qui engloberait tout ce que nous ignorons, toutes les entités partageant la propriété de « ne pas être connues de nous » ? Dans la mesure où ce point commun, purement négatif, signifierait l’impossibilité de formuler quoi que soit d’autre sur les entités en question, on voit mal quel usage nous pourrions faire d’un pareil concept. Pourtant, nous utilisons assez couramment le mot « inconnu » sous la forme substantivée « l’inconnu », et parvenons sans trop de peine à faire comprendre ce que nous entendons par ce mot. Voilà un fait étonnant, qu’on ne peut expliquer que d’une seule manière : ce qui fait l’unité du concept « l’inconnu » dans son usage courant, ce n’est pas la propriété purement négative « ne pas être connu », c’est une autre propriété que nous estimons lui être équivalente.

Cette autre propriété, c’est l’absence de familiarité : quand nous disons « l’inconnu », nous voulons dire l’étranger, l’inhabituel, voire l’inquiétant. Nous suggérons alors que le caractère propre du « connu » est d’être familier, habituel et rassurant. Nous suggérons du même coup que « connaître » a pour effet de nous nous familiariser avec ce qui nous semblait étranger, de nous accoutumer à ce qui paraissait choquer nos habitudes, de nous révéler la dimension rassurante de ce qui d’abord nous inquiétait. L’usage courant de l’expression « l’inconnu » implique ainsi une sorte de théorie « populaire » de la connaissance et de son progrès, théorie selon laquelle ce progrès n’est pas une aventure, mais une assimilation : nous ne quittons pas la patrie du connu pour nous lancer dans l’inconnu, nous nous efforçons au contraire de ramener l’inconnu au connu.

Le moins qu’on puisse demander à une théorie de la connaissance, c’est de s’accorder à ce qu’est effectivement la connaissance humaine dans sa forme la plus élaborée, celle qu’on appelle la « science ». Il est manifeste que ce n’est pas le cas de la théorie populaire qui vient d’être esquissée. Si cette théorie était correcte, le progrès scientifique aurait dû substituer, à une vision originellement déroutante et angoissante du monde, une vision de plus en plus familière et rassurante. C’est le contraire qui s’est produit : la science moderne nous donne de la réalité une image infiniment plus déconcertante et inquiétante, plus étrangère à nos schémas coutumiers, que celle qui se dégage des premières théories formulées par l’humanité.

S’il s’avère que le monde paraît d’autant moins familier qu’il est mieux connu, la théorie populaire qui assimile le connu au familier doit être rejetée. Notre première tâche sera de comprendre en quoi consiste exactement la fausseté de cette assimilation. Et notre seconde tâche sera de déterminer ce qui en résulte au juste pour la science. Devons-nous renoncer à dire que l’objectif de la science est de ramener l’inconnu au connu ? Devons-nous aller jusqu’à dire que son objectif est au contraire de ramener le connu à l’inconnu ?

 Ce qu’il y a de plus difficile à connaître (Nietzche)

Le livre V du Gai savoir de Nietzsche contient un important aphorisme (§ 355) consacré à ce que nous avons appelé la théorie populaire de la connaissance. Le caractère populaire de cette théorie est d’ailleurs affirmé d’entrée par Nietzsche, puisque c’est la remarque d’un « homme du peuple », nous dit-il, qui déclenche sa réflexion. « Peuple » désigne ici, de façon assez péjorative, ceux qui se satisfont de peu, intellectuellement parlant. D’un point de vue nietzschéen, qualifier de « populaire » la théorie selon laquelle connaître consiste à ramener l’inconnu au connu, l’étranger au familier, c’est souligner le fait que cette théorie manque d’ambition : c’est une théorie de la satisfaction à bon compte. Il suffit à l’homme du peuple de retrouver d’une façon quelconque ses habitudes dans ce qui l’avait un moment dérouté : il appelle cela « connaissance », et il s’en tient là.

Mais ce qui intéresse vraiment Nietzsche, ce n’est pas l’homme du peuple, c’est le philosophe, plus exactement les philosophes, la communauté des philosophes, à laquelle, en un sens, il appartient. Nous autres les philosophes, demande-t-il, quand nous prétendons vouloir la « connaissance », exigeons-nous davantage que la satisfaction facile que le peuple baptise de ce nom ? Il est clair, suggère-t-il sans le dire, que les philosophes doivent exiger bien davantage s’ils sont fidèles à leur engagement de chercher la vérité avec témérité, d’être des explorateurs audacieux de l’inconnu. Or voyons ce qu’il en est réellement, voyons quel genre de solutions ces philosophes, en particulier le premier, le plus grand d’entre eux, proposent aux énigmes du monde : si Platon considère que la réalité est connue quand il est parvenu à la ramener à « l’Idée », n’est-ce pas tout simplement parce que l’Idée le rassure ? Et il en va de même, soutient Nietzsche, pour tous les philosophes de l’Histoire. En dépit de leur prétention intellectuelle, ils se comportent comme les hommes du peuple : ils baptisent « connaissance » l’interprétation du monde qui dissipe leur crainte, et ils s’en contentent.

Que Platon ait proposé une théorie des Idées parce que cela le rassurait particulièrement, c’est possible, mais cela ne prouve pas que la théorie des Idées soit fausse : la vérité ou la fausseté d’une théorie n’a rien à voir avec son origine. Et cela vaut pour la théorie populaire de la connaissance : tant qu’il se borne à montrer que cette théorie est trop commode, qu’elle permet à ses partisans de se satisfaire à peu de frais, Nietzsche parvient certes à la discréditer, il ne la réfute pas. C’est seulement dans ses dernières lignes que l’aphorisme passe du dénigrement à la réfutation, et que nous trouvons un argument digne de ce nom. Non seulement, déclare Nietzsche, l’assimilation du « connu » au « familier » est dictée par « l’instinct de la crainte », mais c’est une erreur, c’est même « l’erreur des erreurs ». Pourquoi ? Parce que le familier, loin d’être plus reconnaissable que le non-familier, est au contraire « ce qu’il y a de plus difficile à connaître, c’est-à-dire de plus difficile à considérer comme problème, à voir par son côté étrange, lointain, extérieur à nous-mêmes ». L’erreur populaire est de croire que pour connaître il faut ingurgiter, intérioriser la réalité, la ramener à soi, alors qu’il s’agit, à l’inverse, de la distinguer de soi pour en faire un objet : la connaissance n’est pas une assimilation, c’est une objectivation. Voilà pourquoi la théorie populaire est contredite par la science.

Cet argument a un résultat évident : il brouille complètement l’opposition entre le connu et l’inconnu, peut-être même jusqu’à la rendre inconcevable. Car si nous persistons, comme cela paraît légitime, à ranger dans l’inconnu ce qui nous déconcerte par son étrangeté, nous découvrons qu’il faut y ranger également ce qui nous est au contraire familier, ce que nous avons du mal à traiter en objet. Quel sens donner alors au connu, si l’inconnu est partout ? Et que devient l’idée, si plausible en apparence, selon laquelle la science aurait pour but de ramener l’inconnu au connu ?

 L’hypothèse selon Alain : expliquer l’inconnu par le connu

Nous trouvons une réponse à ces deux questions dans les Éléments de philosophie d’Alain, plus précisément dans le chapitre intitulé « De l’hypothèse et de la conjecture » (Livre II, chap. 9), ainsi que dans la « Note » jointe à ce chapitre : Alain y affirme que « le grand secret des hypothèses tient dans cette formule très simple, expliquer l’inconnu d’après le connu ».

Bien qu’étant aussi éloigné de Nietzsche qu’il est possible de l’être, Alain affirme également que le familier est ce qu’il y a de plus difficile à connaître, et que la science procède par objectivation. La perception des choses qui nous entourent, souligne-t-il, n’est pas pour la science un humble point de départ d’où elle devrait s’élancer pour parvenir à son véritable objectif, la formulation des lois de l’univers. Toute notre science n’a d’autre but, au contraire, que de nous permettre de voir le monde comme il est, non comme nous imaginons qu’il est : les lois qu’elle formule sont nos outils dans cette entreprise. Ce n’est pas la science, c’est l’ignorance qui nous fait croire qu’un fait se réduit à la loi qui l’explique : on dit alors, par exemple, que si un homme tombe à l’eau et est dévoré par un requin, c’est parce que Dieu a voulu le punir de cette façon. Quand le même fait est expliqué scientifiquement, aucune des lois invoquées ne permet de le justifier : les lois physiques qui règlent le chute de cet homme n’expliquent pas le requin, et les lois biologiques qui règlent la façon dont un requin cherche sa nourriture n’expliquent pas pourquoi l’homme tombe. Plus l’explication scientifique est parfaite, plus elle révèle ce qui, dans le fait, reste irréductible à toute explication : la rencontre, purement contingente, de plusieurs séries causales indépendantes les unes des autres. Ainsi, avant qu’une explication scientifique soit fournie, son objet est « inconnu » au sens où nous ne le voyons pas tel qu’il est ; après explication, nous le voyons tel qu’il est, c’est-à-dire irréductible à ce qui l’explique, donc encore « inconnu », en un autre sens.

Les lois qui permettent « d’expliquer l’inconnu » au double sens du terme, Alain les appelle ici des « hypothèses », non pour suggérer une sorte d’incertitude, mais pour indiquer que ces lois ne sont pour nous que des outils : elles sont ce que nous devons supposer pour appréhender correctement la réalité, pour expliquer tout ce qui est explicable dans chaque fait, en cernant au plus près le résidu inexplicable qui constitue ce fait en tant que fait. Supposons alors un fait de nature biologique, un fait relevant de cet ordre de réalité que nous appelons la « vie », ordre soumis aux lois de la physique et de la chimie mais présentant des aspects irréductibles à ces lois : l’explication adéquate d’un tel fait, soutient Alain, devra être fournie par des hypothèses physico-chimiques. Supposons maintenant un fait de nature sociologique, relevant d’un ordre de réalité soumis aux lois biologiques, mais présentant des aspects irréductibles à ces lois : son explication adéquate devra être fournie par des hypothèses biologiques. La recherche de la bonne hypothèse est ainsi guidée par une hiérarchie des niveaux de réalité et des sciences qui leur correspondent. Alain attribue à Auguste Comte le mérite d’avoir découvert cette hiérarchie, cette série ascendante des six sciences fondamentales, chacune dépendant des sciences antérieures sans toutefois s’y réduire : mathématique, astronomie, physique, chimie, biologie, sociologie. Pour chaque science de la série, les sciences antérieures constituent le « connu », ce qui doit être admis si l’on veut appréhender correctement « l’inconnu », la dimension nouvelle, irréductible, que cette science prend pour objet. « Tout le secret des hypothèses » tient alors à l’obligation de les choisir exclusivement dans les sciences antérieures, donc à l’obligation d’expliquer « l’inconnu à partir du connu ». Si nous enfreignons cette règle, si par exemple nous voulons expliquer un phénomène physique par une hypothèse biologique, nous nous condamnons à l’absurdité. Ce n’est pas formuler une véritable hypothèse que de supposer, pour rendre compte du mouvement des aiguilles, une petite bête enfermée dans la montre. Celui qui procède ainsi « substitue au problème posé un problème bien plus difficile », à savoir « celui de la petite bête, de la vie, de l’âme, etc. » : il inverse le rapport nécessaire entre le connu et l’inconnu.

 La conjecture selon Popper : expliquer le connu par l’inconnu

Au-delà de l’exemple volontairement ridicule qui l’illustre, la remarque précédente attire notre attention sur les suppositions qui ne méritent pas pour Alain d’être nommées des « hypothèses », et qu’il appelle des « conjectures ». On l’a vu, il reproche à ces suppositions de créer un nouveau problème, différent de celui qu’elles devraient résoudre, et plus difficile que lui. Est-ce réellement un défaut, un motif légitime de rejet ?

Si toute la valeur d’une supposition scientifique résidait dans son aptitude à résoudre le « problème posé » sans en faire naître d’autres, autrement dit dans son aptitude à expliquer strictement ce qu’elle est destinée à expliquer, comment faudrait-il s’y prendre pour tester cette supposition ? Il y aurait manifestement un cercle vicieux à vouloir la mettre à l’épreuve sur le fait qu’elle explique : après avoir supposé une force d’attraction pour expliquer la chute des corps, nous ne pouvons pas en retour présenter la chute des corps comme une preuve de la force d’attraction ! Pour que notre supposition soit testable, elle doit être capable, non seulement d’expliquer les phénomènes pour lesquels nous l’avons conçue, mais aussi de prédire d’autres phénomènes, indépendants des premiers, sur lesquels il sera possible de la mettre à l’épreuve. Le raisonnement hypothético-déductif des sciences de la nature ne peut pas se borner à dire : « Si nous supposons telle loi, alors ce fait qui nous intrigue s’explique parfaitement. » Il doit plutôt dire : « Si nous supposons telle loi pour expliquer ce fait qui nous intrigue, alors tel ou tel autre fait doit se produire dans le monde », puis à chercher si c’est bien le cas. Or quand elle est comprise de cette façon, la supposition ne peut manquer de « remplacer » le problème qu’elle résout « par d’autres problèmes bien plus difficiles ». Si nous voulons conserver le vocabulaire d’Alain, nous dirons donc que les suppositions dont la science a besoin ne sont pas celles qu’il appelle des « hypothèses », plutôt celles qu’il appelle des « conjectures ».

Le caractère conjectural de l’explication scientifique est une thèse majeure de Karl Popper, thèse développée en particulier dans un chapitre de La connaissance objective intitulé « Le but de la science ». Dès les premières pages de ce chapitre, Popper insiste sur la différence essentielle entre l’explicandum (le phénomène à expliquer) et l’explicans (ce que nous supposons pour l’expliquer). Alors que l’explicandum est forcément déjà reconnu comme vrai (nous ne cherchons pas l’explication de phénomènes imaginaires), il n’en va pas de même de l’explicans. Ce qui nous intéresse dans ce dernier, outre le fait qu’on peut en déduire l’explicandum, c’est surtout le fait qu’on peut en déduire d’autres conséquences, totalement indépendantes de l’explicandum, et qui permettraient de tester l’explication proposée. Dès qu’elle est formulée, l’explication détourne ainsi notre attention des réalités qui nous sont familières pour la diriger vers des secteurs encore inexplorés du monde. C’est ce que Popper exprime par une formule curieusement inverse de celle que nous trouvons chez Alain : « l’explication scientifique », écrit-il, est « l’explication du connu par l’inconnu ».

Dans cette formule, les mots « connu » et « inconnu » retrouvent leur signification ordinaire de « familier » et de « non familier », mais le sens de leur relation est inversé par rapport à la théorie populaire de la connaissance. La science n’est pas une assimilation, une façon de se retrouver chez soi dans ce qui semblait d’abord étranger. Elle n’est pas non plus, comme le pensait Alain, l’ensemble des outils qui nous permettent d’appréhender la réalité en percevant dans chaque fait ce qu’il a d’unique, d’irréductible. Ce qu’est vraiment la science, l’image totalement dépaysante que ses théories les plus récentes nous donnent de l’univers l’indique assez : la science, affirme Popper, est une aventure. L’intitulé « le but de la science » ne signifie pas que cette aventure pourrait avoir un terme, que la science pourrait parvenir à une explication ultime. Prise au sérieux, la formule « expliquer le connu par l’inconnu » contient au contraire l’idée que toute explication proposée devra à son tour être expliquée, et cela sans fin, faisant apparaître à chaque fois un niveau plus profond de la réalité, une nouvelle figure de l’inconnu.

 

En lien avec cette notion, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":

- Nietzsche: Petits agneaux et grands oiseaux de proie

- Alain: L'éveil

- Popper: L'erreur est humaine

Et dans le chapitre "Notions":

- L'Habitude

- L'Ignorance

 

BIBLIOGRAPHIE

NIETZSCHE, Le Gai Savoir, trad. P. Wotling (dir.), Paris, Éd. GF-Flammarion, 2007

ALAIN, Éléments de philosophie, Paris, Éd. Gallimard, Coll. "Folio-essais", 1991

POPPER, La connaissance objective, une approche évolutionniste, trad. J.-J. Rosat, Paris, Éd. Flammarion, Coll. "Champs", 2009

Claude DEBRU, Philosophie de l'inconnu: Le vivant et la recherche, Paris, Éd. P.U.F., Coll. "Science, histoire et société", 1998

 

 

 

 

 

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