ÉPICURE : RIEN D'AUTRE QUE LES CORPS ET LE VIDE

Lettre à Hérodote, 39-40

Traduction d'Octave Hamelin

Revue de Métaphysique et de Morale, 18, 1910, p. 401-402

 

L'univers est composé de corps et de vide. L'existence des corps est garantie par-dessus tout par la sensation, car c'est sur elle que se règlent, comme je l'ai dit, toutes les conjectures que le raisonnement dirige vers l'invisible. Quant à l'espace, que nous appelons aussi le vide, l'étendue, l'essence intangible, s'il n'existait pas, les corps n'auraient ni siège où résider, ni intervalle où se mouvoir comme nous voyons qu'ils se meuvent. Hors de ces deux choses, on ne peut plus rien saisir d'existant, ni sensiblement, ni par analogie au sensible ; rien d'existant à titre de substances complètes, car il n'est pas question ici de ce que nous appelons les attributs ou accidents de ces substances.

 

Pris au sérieux, le premier mot de ce texte, « l'univers », implique nécessairement une sorte de clôture conceptuelle. En prononçant ce mot, en effet, nous voulons désigner tout ce qu'il y a, mais rien d'autre que ce qu'il y a. À supposer qu'un homme sache de quoi l'univers est « composé », il sait du même coup, et pour toujours, à quoi il doit s'attendre, tout au long de sa vie, où qu'il aille. Il sait qu'il ne rencontrera jamais rien d'inouï, qu'il n'est exposé à aucune véritable surprise, n'ayant rien d'autre à craindre ou à espérer que ce qu'il connaît déjà.

Mais comment savoir de quoi l'univers est composé sans devoir l'explorer, comment s'assurer que cette exploration n'a rien négligé, comment être certain qu'il n'y aura jamais rien d'autre dans l'univers que l'inventaire qu'on en propose ? C'est clairement à une telle certitude qu'Épicure prétend ici : elle imprègne tout le texte, de la première à la dernière ligne. Et il est non moins clair que cette certitude n'a besoin, selon lui, d'aucune exploration. Pour faire le tour complet de tout ce qui existe, suggère-t-il, nous n'avons pas à sortir de nous-mêmes. Car c'est toujours à nous-mêmes, à nos critères, que nous nous référons pour affirmer ou nier quoi que ce soit. Alors ou bien ces critères ne sont pas fiables, et nous devons nous taire à jamais, ou bien ils sont fiables et nous pouvons sans crainte en faire les instruments de mesure universels de ce qui existe et de ce qui n'existe pas.

Les critères en question doivent évidemment être connus avant que soit connu ce qui ne peut l'être que grâce à eux. Ils doivent donc être connus au moment où le texte commence. « Comme je l'ai dit », précise ainsi Épicure, rappelant au destinataire de cette lettre, Hérodote, ce qui a déjà été énoncé quelques lignes auparavant, à savoir que le premier de nos critères, celui auquel nous devons nous fier « par-dessus tout », est « la sensation ». Point de contact entre nous et l'être, la sensation ne saurait en effet être fausse : on peut se tromper à propos de ce qu'on voit, mais aucune erreur n'est à craindre dans le simple fait de le voir. Se fier par-dessus tout à la sensation, c'est d'abord, bien entendu, tenir pour évident tout ce qu'on voit, tout ce qu'on touche, etc. Mais ce n'est pas que cela. Même à propos de ce qu'on ne peut ni voir, ni toucher, même à propos de « l'invisible », quand, privé de l'évidence intuitive, on doit s'en remettre aux « conjectures » d'un « raisonnement », ces conjectures ne valent que si elles « se règlent », en fin de compte, sur la sensation.

C'est précisément, explique Épicure, ce réglage des conjectures sur la sensation qui permet à cette dernière de garantir « l'existence des corps », donc de fournir à la question posée une première réponse : nous pouvons déjà affirmer avec certitude que « l'univers est composé de corps ». Le lecteur peut être déconcerté par cette argumentation initiale, qui semble excessive par rapport à son objet. S'il s'agit uniquement, en effet, de garantir par la sensation qu'il y a des choses corporelles ou matérielles dans l'univers, est-il nécessaire de former des conjectures sur l'invisible ? Ne suffit-il pas, sans aller plus loin que le visible, de noter que nous savons avec évidence que de telles choses existent, puisque nous les voyons et les touchons ? Il est clair que cela suffit si on admet que la formule « l'univers est composé de corps » signifie simplement : « il y a des corps dans l'univers ». Nous devons donc supposer que cette formule signifie davantage dans l'esprit d'Épicure. Or la seule façon de donner un sens plus fort à la proposition « il y a des corps dans l'univers », c'est de la transformer en la proposition exclusive « il n'y a que des corps dans l'univers ». En d'autres termes, tout est corps : les âmes sont des corps, les dieux sont des corps. C'est ce qu'on a coutume d'appeler le « matérialisme ». On comprend alors pourquoi Épicure ne borne pas son argumentation au domaine du visible. Certes, le nom même de ce domaine indique bien qu'il faut, pour lui appartenir, être donné à la sensation, donc être de nature corporelle. Mais qu'en est-il alors de l'invisible, des conjectures que nous formons sur ce qui n'est pas donné actuellement à notre sensation ? Pouvons-nous conjecturer l'existence, quelque part dans l'univers, de choses incorporelles ? Non, puisque nos conjectures doivent se régler sur la sensation : ne peuvent exister, là où nous ne sommes pas, que des choses que nous pourrions voir et toucher si nous y étions, autrement dit des corps. Si la sensation est bien le révélateur de l'être, l'être doit se ramener exclusivement à ce qui se laisse révéler par la sensation, donc à l'être corporel.

Nous venons, pour surmonter une difficulté d'interprétation, de donner un sens exclusif à la proposition « L'univers est composé de corps ». Ce sens exclusif va toutefois susciter une nouvelle difficulté d'interprétation, puisque la thèse complète d'Épicure est que « L'univers est composé de corps et de vide ». S'il n'y a dans l'univers que des corps, comment comprendre qu'autre chose puisse entrer dans sa composition ? La seule façon de le comprendre est d'admettre que l'univers, qui par définition contient tout, doit contenir à la fois de l'être et du non-être, du réel et de l'irréel, du « quelque chose » et du « rien », donc des corps, certes, mais aussi du vide. Le mot « vide » se prête d'ailleurs assez bien à cette lecture, de même qu'un des termes synonymes proposés un peu plus loin par Épicure pour ce deuxième composant de l'univers, à savoir « l'essence intangible ». En disqualifiant la sensation, point de contact entre nous et l'être, cet adjectif « intangible » indique clairement que nous avons affaire ici à une sorte de non-être. Mais ce non-être, suggère le substantif, est quand même doté d'une « essence » : c'est un néant pensable, concevable, sensé. Pour avoir une idée précise de ce sens, nous pouvons nous référer aux deux autres termes synonymes mentionnés dans le texte : « l'espace » et « l'étendue ». Puisqu'il y a des corps dans l'univers, chacun de ces corps doit avoir une certaine grandeur, donc occuper une certaine « étendue » qui reste « vide » quand le corps en question se déplace. Et puisqu'il y a dans l'univers, non pas un unique bloc corporel, mais une multitude de corps, deux corps quelconques doivent être séparés par un « espace » que l'absence de corps intermédiaires rend également « vide ».

Il reste encore à expliquer de quelle façon notre critère suprême d'existence, la sensation, peut garantir, non seulement l'existence des corps, mais aussi celle du vide, de l'essence intangible, de l'espace, de l'étendue. La réponse qui semble d'abord s'imposer est que la sensation ne peut pas garantir cette existence. Il est évident qu'elle ne peut pas garantir directement l'existence d'une entité qui échappe par définition, son « essence » étant « intangible », à toute sensation. Et pour la même raison, la sensation ne peut pas non plus fournir à l'existence du vide une garantie indirecte semblable à celle qu'elle fournit à l'existence des corps : les corps que nous ne voyons ni ne touchons, nous pourrions les voir et les toucher si nous nous rapprochions, mais ce qui est intangible ici demeurera intangible plus loin, intangible partout. Il ne reste donc qu'une possibilité, c'est que la sensation fournisse, à l'existence du vide, une garantie indirecte d'un type différent. C'est cette garantie originale que formule la phrase suivante : « s'il n'existait pas [le vide], les corps n'auraient ni siège où résider, ni intervalle où se mouvoir, comme nous voyons qu'ils se meuvent ». L'expression « s'il n'existait pas » énonce une des « conjectures que le raisonnement dirige vers l'invisible ». Dans le cas des corps, le raisonnement consiste à conjecturer, à juste titre, qu'il existe des corps, conjecture que la sensation est habilitée à confirmer, donc à transformer en certitude. Mais dans le cas du vide, Épicure part au contraire d'une conjecture fausse que la sensation est habilitée à infirmer. Si nous supposons, à tort, que le vide n'existe pas, nous supposons du même coup qu'il n'existe ni étendue, ni espace, ni « siège » occupé par un corps, ni « intervalle » lui permettant de se déplacer. L'univers est alors une plénitude d'être sans faille, un bloc matériel où rien ne peut bouger. Or « nous voyons » que les corps se meuvent : faute de pouvoir confirmer l'existence du vide, la sensation peut ainsi infirmer l'hypothèse de sa non-existence.

Un matérialiste, suggère ici Épicure, ne saurait se contenter d'affirmer sa thèse fondamentale, la thèse selon laquelle tout est corps. Son ambition est de rendre compte, à partir de cette thèse, de toute la variété, de toute la diversité du réel, de tout ce qui fait que l'univers ne ressemble justement pas à un bloc matériel immobile. Il lui faut donc adjoindre à sa thèse fondamentale une thèse secondaire, ajouter à la matière l'espace de jeu permettant à la matière de se scinder en une multitude de corps, et à ceux-ci de s'agréger et de se désagréger d'une multitude de façons. Certes, l'existence de cet espace de jeu ne sera jamais confirmée par la sensation, qui peut seulement ne pas l'infirmer, alors qu'elle infirme l'hypothèse inverse. C'est ce qui fait que cette deuxième thèse est bien « secondaire » : dans la proposition « L'univers est composé de corps et de vide », les deux composants ne sont pas sur un pied d'égalité. Leur addition n'en est pas moins nécessaire pour que l'univers soit ce qu'il est.

Elle est nécessaire, et elle est suffisante : « Hors de ces deux choses, déclare Épicure, on ne peut plus rien saisir d'existant ». Pourquoi est-ce impossible ? Parce que notre seul instrument, pour « saisir » l'existence, c'est la sensation, soit la sensation directe, soit la sensation réglant les conjectures que le raisonnement dirige vers l'invisible. Or nous avons épuisé l'intégralité des usages possibles de ce critère pour pouvoir affirmer, d'une part l'existence des corps, d'autre part celle du vide. Il ne reste donc rien qui puisse être saisi, « ni sensiblement ni par analogie au sensible ». L'argument a beau être convaincant, un doute risque toutefois de subsister dans l'esprit du lecteur, doute fondé sur la disproportion entre le petit nombre des types d'existence admissibles (deux seulement, dont le second, en outre, n'« existe » qu'à peine!) et la réalité infiniment diverse et complexe dont ce matériau rudimentaire est censé rendre compte. De même qu'il a été nécessaire d'ajouter le vide aux corps pour éviter la monotonie d'un bloc matériel immobile, n'est-il pas également nécessaire, demandera ce lecteur insatisfait, d'ajouter aux corps et au vide d'autres types d'existence pour éviter la monotonie d'un tourbillon de particules identiques les unes aux autres ? Derrière cette objection fausse, estime Épicure, il y a une idée vraie, et même triviale : le vocabulaire disponible pour décrire l'univers ne se réduit évidemment pas aux deux mots « corps » et « vide ». Nous pouvons parler en outre des formes, des couleurs, des grandeurs, des poids, nous pouvons parler d'une multitude de propriétés, physiques ou psychologiques. Mais ce ne sont là, justement, que des propriétés, qu'il convient de décrire par des adjectifs, non par des substantifs. Nous utilisons les substantifs pour décrire des « substances complètes », et les adjectifs pour décrire ce qui s'attribue à ces substances, et qu'on nomme pour cette raison des « attributs », ou alors des « accidents » quand l'attribution n'est pas permanente, mais circonstancielle. Les attributs et les accidents ne sont certes pas rien, mais ils ne sont pas non plus « quelque chose », puisqu'ils ne peuvent exister tout seuls, indépendamment des substances dont ils sont les attributs ou les accidents. Telles sont les formes ou les couleurs, qui sont toujours les formes ou les couleurs « de » certains corps. Les corps, en revanche, ne s'attribuent à rien, ne sont les accidents de rien : ils existent par eux-mêmes, en tant que substances complètes. Il en va de même du vide, de l'espace. L'espace existe en soi, sans être la propriété de quoi que ce soit, mais il peut avoir certaines propriétés : on parle ainsi d'un « grand » ou d'un « petit » espace. Or « il n'est pas question ici », souligne Épicure, des multiples propriétés pouvant être attribuées aux substances composant l'univers. Il est uniquement question de ces substances, qui se réduisent donc à deux, les corps et le vide. On commet certes une erreur à vouloir tout réduire à une seule substance, la substance corporelle, en oubliant le vide nécessaire pour que cette substance se déploie. Mais on commettrait une erreur plus grave encore, une confusion totale, à vouloir englober, parmi les composants de l'univers, les attributs et les accidents au même titre que les substances.

Aussi loin que nous allions dans l'univers, nous ne rencontrerons donc jamais rien d'autre que ce que nous avons toujours déjà rencontré : des corps dans du vide. S'il y a encore pour nous de l'inconnu, c'est une délivrance que d'apprendre que cet inconnu n'a rien d'inouï, rien qui puisse donner prise à l'angoisse.

 

En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :

- Epicure : La mort n'est rien pour nous

Dans le chapitre « Explications de textes » :

- Lucrèce : L'évidence des sens

Et dans le chapitre « Notions » :

- Le Corps

- La Douleur

- L'Espace

- La Matière

- Le Monde

- Le Plaisir

 

BIBLIOGRAPHIE

Pierre-Marie MOREL, Épicure, la nature et la raison, Paris, Éditions Vrin, 2009

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