ROUSSEAU: Le contrat social

ROUSSEAU : LE CONTRAT SOCIAL

Du contrat social, livre I, chapitre 6

Œuvres complètes de Rousseau, tome 3, Paris, Éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1970, p. 360-361

 

Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être.

Or comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autres moyens pour se conserver que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert.

Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs : mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté ramenée à mon sujet peut s’énoncer en ces termes :

« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ? » Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution.

Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu’elles n’aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues, jusqu’à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits et reprenne sa liberté naturelle en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.

Ces clauses bien entendu se réduisent toutes à une seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. Car premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres.

De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle ne peut l’être et nul associé n’a plus rien à réclamer. Car s’il restait quelques droits aux particuliers, comme il n’y aurait aucun supérieur commun qui put prononcer entre eux et le public, chacun étant en quelque point son propre juge prétendrait bientôt l’être en tous, l’état de nature subsisterait et l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine.

Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd et plus de force pour conserver ce qu’on a.

Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants : Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale, et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.

 

Dans un ouvrage intitulé Du contrat social, le chapitre le plus important est certainement celui où l’auteur formule le contrat en question. C’est ce que fait Rousseau dans ce passage, qui s’achève par l’énoncé solennel du « pacte social ». Ce pacte, ce contrat, nous est présenté comme la « solution » d’un « problème ». Exposé dans la première moitié du texte (les quatre premiers paragraphes), le problème en question a la forme d’un conflit à surmonter : deux exigences à première vue inconciliables, incompatibles, doivent pourtant être impérativement satisfaites l’une et l’autre. Ce problème en apparence insoluble, la seconde moitié du texte montre qu’en réalité il contient lui-même sa solution, qui est précisément le « contrat » : en nous engageant à satisfaire pleinement l’une des deux exigences, nous obtenons en retour la pleine satisfaction de l’autre exigence.

La première des deux exigences censées s’accorder grâce au contrat social est la nécessité pour les hommes de « s’associer ». Cette nécessité, Rousseau prend la peine, dans le premier paragraphe du texte, de l’expliquer, de la justifier : à ses yeux, il ne va pas de soi, il n’est pas naturel que les hommes forment une société. Si nous imaginons une situation dans laquelle les êtres humains vivraient selon leur seule nature, chacun ne commandant et n’obéissant qu’à lui-même, bref si nous imaginons un « état de nature », nous ne pouvons déduire de cet état aucune tendance spontanée à l’association. L’explication demandée doit donc passer par une supposition : « Je suppose », écrit Rousseau, que des causes extérieures à l’état de nature, des « obstacles », empêchent les hommes de « se maintenir dans cet état ». Quels obstacles ? Rien ne peut faire obstacle à ce maintien tant que les hommes vivent dans la dispersion et l’isolement qui permettent la « conservation » de leur indépendance mutuelle. Il faut donc « supposer » que certaines circonstances les contraignent à se rencontrer et à entretenir, les uns avec les autres, des relations de soumission réciproque incompatibles avec ce qu’exige cette indépendance. Les « forces » que chaque individu mobilise au service exclusif de lui-même prennent alors l’aspect dénaturé d’une aspiration à commander aux autres sans jamais leur obéir, ce qui suscite évidemment chez tous la « résistance » d’une aspiration inverse. L’état de nature dégénérant ainsi en une guerre de tous contre tous, « le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être ».

Il faut aller jusqu’à ce « point », affirme Rousseau, il faut supposer ce péril extrême pour justifier la formation des sociétés humaines. S’associer est pour les hommes le dernier recours, l’ultime « moyen » de « se conserver ». Faute de pouvoir « engendrer de nouvelles forces », condamnés à n’utiliser que les forces individuelles déjà mobilisées dans la guerre de tous contre tous, leur seule ressource est de transmuer ces forces de guerre en forces de paix, de faire en sorte qu’au lieu d’être dirigées les unes contre les autres elles puissent « former par agrégation une somme de forces » capable de « l’emporter sur la résistance ». Cela implique évidemment, de la part de chaque individu, un abandon, un renoncement : il doit renoncer à sa liberté naturelle d’exercer ses propres forces comme il l’entend, il doit remettre à l’association elle-même, c’est-à-dire à la totalité dont il est devenu membre, le pouvoir de les « unir » avec les autres et de « diriger » l’ensemble, « de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert ».

Ainsi, au moment où commence le troisième paragraphe du texte, Rousseau a établi que c’est pour « se conserver » que les hommes s’associent, que c’est donc en vue de sa « conservation » que chacun doit renoncer, au profit de l’association dont il est membre, à sa liberté de diriger lui-même ses propres forces. Rien ne saurait donc nous étonner davantage que l’objection qui surgit, sous forme interrogative, au cours de ce paragraphe : « mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu’il se doit ? » À ce qui était exigé auparavant au nom de la conservation, Rousseau oppose ici, toujours au nom de la conservation, une exigence apparemment contraire, l’exigence de « ne pas négliger ce qu’on se doit » en « engageant sa force et sa liberté ». Autant il a pris la peine de justifier la première exigence car elle n’allait pas de soi à ses yeux, autant il se contente d’évoquer abruptement la seconde, sans la développer. C’est que nous n’avons plus affaire maintenant au résultat d’une supposition historique, mais à un principe de droit, à vrai dire au principe même du droit. S’il y a une chose à laquelle l’être humain n’a pas le droit de renoncer sous peine de se perdre complètement et cesser d’être lui-même, une chose telle qu’il ne saurait légitimement la transférer à un autre, bref s’il y a dans l’être humain quelque chose « d’inaliénable » à conserver, c’est précisément sa liberté, en particulier sa liberté de diriger ses propres forces. Mais alors, comment pourra-t-il à la fois y renoncer pour satisfaire ce que réclame l’association et ne pas y renoncer comme l’exige son droit imprescriptible ? Voilà la « difficulté », écrit Rousseau.

Cette difficulté, le quatrième paragraphe l’expose comme un « problème fondamental ». Commençant par rappeler la raison d’être de l’association, l’impossibilité de défendre et de protéger « la personne et les biens » de chacun sans constituer une « force commune », donc sans que chacun concoure à cette force commune en renonçant à la libre disposition de sa propre force, Rousseau précise que cette association, pour être légitime, devrait être telle que « chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ». Le mot « pourtant » marque bien la dimension conflictuelle qu’à cet endroit il entend donner au rapport entre les deux exigences, « s’unir à tous » d’un côté, « n’obéir qu’à soi-même » de l’autre. Cette dimension conflictuelle, la suite du texte va toutefois montrer qu’elle n’est qu’une apparence. Car le « problème fondamental » aura une « solution ». Là où le problème dit « pourtant », la solution dira « parce que » : c’est précisément « parce qu’il » s’unit à tous, démontrera Rousseau, que chacun n’obéit qu’à lui-même, conservant ainsi, sous une forme différente, la liberté qui était la sienne à l’état de nature. Loin d’être le contraire de « s’unir à tous », « n’obéir qu’à soi-même » en est la contrepartie obligatoire, ce que doit obtenir en retour l’individu qui s’engage dans l’union. La solution du problème fondamental sera donc un contrat : le « contrat social ».

Alors que les premières lignes du texte, mettant exclusivement l’accent sur la menace d’une guerre de tous contre tous et d’une destruction du genre humain, pouvaient nous faire penser que n’importe quelle forme d’association, pourvu qu’elle agrège, d’une façon ou d’une autre, les forces de ses membres, est préférable à ce chaos, nous savons désormais que tout n’est pas permis au nom de la « protection des personnes et des biens » : il n’y a qu’une seule forme légitime d’association, celle qui laisse chaque associé aussi libre qu’avant. C’est pourquoi, au moment où il aborde, dans le cinquième paragraphe, la seconde partie du texte, au moment donc où le lecteur s’attend à ce qu’il explique enfin la solution contractuelle qu’il vient d’annoncer, Rousseau retarde cet explication pour insister d’avance sur la perfection unique qui doit caractériser cette solution : le moindre écart, « la moindre modification » dans les « clauses » du contrat social « les rendrait vaines et de nul effet ». Et il sera toujours facile, ajoute-t-il, de repérer cette modification, aussi petite soit-elle, car même si elles n’ont « jamais été formellement énoncées », les clauses en question sont « partout tacitement admises et reconnues ». Admises et reconnues par qui ? Par les individus, par chaque individu, qui sait parfaitement si la société dont il est membre lui permet ou non de « n’obéir qu’à lui-même ». Dès lors que l’association est contractuelle, c’est à chaque individu qu’il appartient de décider si le « pacte social » est « violé ». Quand bien même cette violation trouverait un semblant de justification dans la nécessité de garantir la sécurité des personnes et des biens, elle doit être pour chacun une raison suffisante de rentrer « dans ses premiers droits » et de reprendre «  sa liberté naturelle », faute de pouvoir jouir d’une « liberté conventionnelle » équivalente.

Il est utile de garder cela à l’esprit si on veut comprendre correctement la formule qui résume, au paragraphe suivant, les clauses du contrat. Ce que réclame l’association légitime, affirme Rousseau, c’est « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ». Trois clauses doivent donc être respectées : se donner « tout entier », donner « tout », donner à « tous ». On pourrait avoir l’impression qu’en exigeant cette dépossession trois fois « totale » le contrat social sacrifie l’individu à l’association. Il n’en est rien. Considérons en effet le terme nouveau qu’introduit ce passage, le terme « communauté ». Si ce terme est nouveau dans le texte, c’est parce que la « communauté » n’existe pas avant le contrat. Dans un contrat ordinaire, les deux parties contractantes préexistent au contrat : l’une de ces parties (A) s’engage à satisfaire l’autre partie (B) à condition que cette dernière s’engage réciproquement à lui fournir une satisfaction jugée équivalente. Ce qui fait l’originalité du contrat social, c’est qu’il n’y a pas d’autre partie B en face de la partie A au moment de l'engagement. Les individus qui s’associent n’ont pas en face d’eux une entité différente d’eux-mêmes, une « communauté » à laquelle ils aliéneraient tous leurs droits. C’est cette aliénation, à condition que tous l’effectuent, qui produit, qui crée la communauté en question. Tel que l’entend Rousseau, le contrat social n’est donc pas un contrat entre le même et l’autre, mais un contrat entre le même et le même, entre « tous les associés » et « tous les associés » : d’un côté tous les associés séparés les uns des autres, chacun aliénant pour son propre compte tous ses droits, de l’autre tous les associés unis en communauté grâce à cette aliénation de tous. L’engagement que chaque associé prend à titre d’individu séparé des autres, c’est envers lui-même qu’il le prend, envers lui-même en tant que membre de la communauté. Pour le dire autrement, c’est parce que chacun « s’unit à tous » qu’il « n’obéit qu’à lui-même » et reste donc « aussi libre » qu’à l’état de nature, bien que d’une façon différente. Tel était, on s’en souvient, le problème à résoudre.

Ce problème est donc résolu, à condition toutefois, rappelons-le, que soient scrupuleusement respectées les trois clauses de l’aliénation « totale », de l’aliénation de « tous » les droits et de l’aliénation « à tous ». La plus petite infraction suffit, à chaque fois, pour que le contrat soit nul et que les hommes reviennent à leur situation initiale de guerre de tous contre tous. Ce principe du tout ou rien se vérifiera si, au lieu d’exiger de chaque associé une aliénation totale qui est par définition « égale » à l’aliénation totale de n’importe quel autre, on s’en tient à une aliénation partielle : selon la partie considérée, la dépossession pourra être très « onéreuse » pour tel individu, pas du tout pour tel autre, qui aura par conséquent « intérêt » à l’imposer aux autres pour profiter de cette inégalité. Le principe du tout ou rien se vérifiera également si, au lieu d’exiger de chaque associé l’aliénation de tous ses droits, on lui permet de rester, même si c’est seulement « en quelque point », « son propre juge » face à la communauté. Comme nous n’avons pas affaire ici à un contrat ordinaire où les litiges entre les deux parties contractantes peuvent être tranchés par un « supérieur commun », rien n’empêchera chacun de prétendre être son propre juge en tous points, donc de revenir à l’état de nature, mais à l’état de nature dégénéré en guerre de tous contre tous. Le principe du tout ou rien se vérifiera enfin si ce n’est pas « à tous », si c’est seulement à une partie de la communauté, que chaque associé aliène tous ses droits. Dès lors que le pur état de nature est devenu impossible, la seule possibilité qui reste à l’individu de « ne se donner à personne », de ne ne pas aliéner, en l’abandonnant à un autre, ce qui est proprement inaliénable, c’est précisément de le « donner à tous », à l’entité dont il fait lui-même partie. L’aliénation doit être totale pour ne pas être aliénante, elle devient une soumission à autrui dès qu’elle est, si peu que ce soit, partielle. Le contrat social, contrat entre le même et le même, est une machine à supprimer l’altérité.

Il n’y a donc rien de « totalitaire », malgré l’apparence, à exiger l’aliénation totale de tout à tous, rien de totalitaire non plus dans l’injonction finale, adressée à chaque associé, de mettre en commun sa personne et toute sa puissance « sous la suprême direction de la volonté générale ». Ce qu’on lui demande ici, ce n’est pas de se soumettre à la « volonté » d’une sorte de monstre collectif dont il serait devenu un infime rouage. Qu’est-ce au juste que la « volonté générale » ? Dès que l’être humain a une existence sociale, dès qu’il est incité à vouloir, non seulement pour lui-même, mais aussi pour d’autres que lui, il éprouve nécessairement la tentation de vouloir pour lui-même autre chose et parfois le contraire de ce qu’il veut pour les autres, de vouloir par exemple imposer à ces derniers des désagréments dont il serait par définition exempté, ou de vouloir leur interdire des avantages dont il serait par nature le seul à bénéficier. Il lui est plus difficile, mais non impossible, de concentrer au contraire sa volonté sur ce qu’il juge bon « en général », bon pour les autres comme pour lui. Rousseau qualifie la volonté de « particulière » dans le premier cas, de « générale » dans le second : générale ou particulière, il s’agit toujours de la volonté de l’individu. Or nous l’avons vu, l’engagement que, dans le contrat, l’individu prend envers la communauté, c’est envers lui-même qu’il le prend, mais envers lui-même en tant « qu’uni à tous ». À quoi s’engage-t-il ? À se laisser diriger en tout par sa volonté générale et non par sa volonté particulière, à ne jamais vouloir que ce qu’il estime devoir être voulu « en général ». Certes, un tel engagement le transforme, fait de lui la « partie » d’un « tout », mais cette partie demeure « indivisible ». Toute cette théorie est foncièrement individualiste.

 

     En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :

          - Rousseau : Le droit du plus fort

          - Hobbes : Le pouvoir absolu

          - Locke : Le propriétaire

     Dans le chapitre « Conférences » :

          - La démocratie est-elle le pouvoir du peuple ?

     Dans le chapitre « Explications de textes » :

          - Rousseau : Entendement et passions

          - Rousseau : Les deux sortes de dépendances

          - Hobbes : Droit de nature, loi de nature, état de nature

          - Locke : État de nature et société civile

     Et dans le chapitre « Notions » :

          - Le Droit

          - L’État

          - La Loi

          - La Paix

          - La Souveraineté

          - La Volonté

 

BIBLIOGRAPHIE

Lelia PEZILLO, Rousseau et le contrat social, Paris, Éd. P.U.F., Coll. « Philosophies », 2009

 

 

 

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