SAINT THOMAS : L’APPÉTIT

Questions disputées à propos de la vérité, question 25, article 1

Traduction de Joseph Rassam

dans Saint Thomas, L’Être et l’Esprit, Paris, Éditions P.U.F., 1971, pp. 78-79

 

 

Ainsi l’appétit naturel tend vers l’objet du désir sans aucune saisie du motif de désirabilité, car l’appétit naturel n’est qu’une inclination des choses selon l’ordre qui convient à chacune, comme pour la pierre le fait d’être portée vers le bas. Une chose naturelle étant déterminée dans son existence naturelle n’a qu’une seule détermination vers un objet déterminé ; dans ce cas il n’est besoin d’aucune représentation pour distinguer, d’après un motif de désirabilité, ce qui est désirable de ce qui ne l’est pas. Mais une telle représentation préexiste en celui qui, en créant la nature, a conféré à chaque chose l’inclination qui lui convient.

L’appétit supérieur, c’est-à-dire la volonté, tend directement vers le motif de désirabilité pris en lui-même ; la volonté désire premièrement et principalement la bonté elle-même, ou l’utilité, ou une autre qualité du même genre ; et ce n’est qu’ensuite qu’elle se fixe sur un objet, dans la mesure où il participe de cette qualité. Cela s’explique par l’amplitude de la nature rationnelle qui est telle qu’elle ne peut pas se contenter d’une inclination unique vers un objet déterminé, et qu’elle a besoin d’une multiplicité d’objets variés ; son élan vise une qualité formelle qui peut se retrouver dans une multiplicité d’objets ; et c’est par la représentation de cette qualité formelle qu’elle tend vers l’objet désirable, où elle reconnaît la qualité qui le rend désirable.

L’appétit inférieur et sensible, appelé sensualité, tend vers l’objet désirable pour autant qu’il trouve dans cet objet même le motif de désirabilité ; mais il ne tend pas vers un tel motif, car l’appétit ne vise pas la bonté elle-même ou l’utilité ou l’agrément, il cherche une chose utile ou un objet agréable ; et c’est en cela que l’appétit sensible est inférieur à l’appétit rationnel. Mais comme il ne poursuit pas uniquement telle chose ou telle autre, mais tout objet qui peut lui être utile ou agréable, il est supérieur à l’appétit naturel. Voilà pourquoi il a besoin d’une certaine représentation pour distinguer ce qui est agréable de ce qui ne l’est pas.

 

Il y a quelque chose de commun à la pierre qui tombe, à l’animal qui poursuit sa proie et à l’homme qui prend une décision : ces trois actions, affirme saint Thomas, relèvent du même concept, l’ « appétit ». Dans la mesure où ce mot « appétit » prétend désigner une identité conceptuelle, et pas seulement nominale, il est primordial de le définir. Deux groupes de termes présents dans le texte, et revenant régulièrement, nous permettent de construire cette définition : d’un côté les verbes « tendre », « poursuivre », « viser », ainsi que le mot « inclination », de l’autre le mot « objet », plus précisément « objet du désir » ou « objet désirable », caractérisé par sa « bonté », son « utilité » ou simplement le fait qu’il est « agréable ». Nous pouvons donc dire que l’appétit, qu’il soit celui de la pierre, celui de l’animal ou celui de l’homme, est toujours une tendance vers le bien.

Est-ce la tendance qui définit le bien, ou le bien qui justifie la tendance ? Dans la première hypothèse, l’unique raison de qualifier un objet de « désirable » serait le fait qu’on le désire : la cause de l’appétit serait à chercher dans l’être qui désire, et ne se rapporterait qu’indirectement à l’objet. Mais il n’en est pas ainsi selon saint Thomas. Même si elle n’y est pas formulée explicitement, la thèse majeure du texte, celle sur laquelle repose toute l’argumentation, est l’existence objective du bien : le désirable existe en tant que désirable, logiquement antérieur à l’appétit. Deux éléments du texte témoignent clairement en faveur de cette thèse : d’abord l’expression « motif de désirabilité », ensuite le terme « représentation ». Ce qui est désirable, suggèrent-ils, ne l’est pas seulement du fait qu’on le désire, mais en vertu d’un motif ; sa désirabilité s’explique, se justifie, elle peut être connue, reconnue, « saisie » dans une représentation, laquelle permet de « distinguer … ce qui est désirable de ce qui ne l’est pas », et d’orienter ainsi l’appétit.

Voilà qui s’applique sans doute à l’appétit humain, peut-être à l’appétit animal, mais certainement pas, objectera-t-on, à l’appétit d’une pierre tendant irrésistiblement « vers le bas » quand on la lâche. Dans ce cas, comme l’indique avec force le premier paragraphe du texte, « il n’est besoin d’aucune représentation », la tendance à tomber se manifestant « sans aucune saisie du motif de désirabilité ». En conséquence, ajoutera-t-on peut-être, si vous voulez que l’appétit soit bien une notion commune à la pierre, à l’animal et à l’homme, vous devez renoncer à faire du « motif de désirabilité », et de sa « représentation », le critère de l’appétit ; si en revanche vous tenez à conserver ce critère, alors parlez d’appétit exclusivement pour l’animal et pour l’homme, pas pour la pierre. Il y a pourtant, soutient saint Thomas, une troisième voie, permettant, à la fois, de ranger la pierre, l’animal et l’homme sous le concept commun d’appétit, et de maintenir que cet appétit, en tant que tendance vers le bien, implique toujours la représentation d’un motif de désirabilité. Que la pierre n’ait pas « besoin » de se représenter son objectif pour tendre vers lui, cela ne signifie pas, en effet, qu’une telle représentation soit inexistante. Cela signifie qu’elle « préexiste » à la pierre, qu’elle préexiste à toutes les choses semblables à la pierre. Elle préexiste « en celui qui, en créant la nature, a conféré à chaque chose l’inclination particulière qui lui convient ». C’est en Dieu, créateur de la nature, qu’est donnée d’avance la représentation du bon ordre naturel, c’est à Lui qu’il revient, en particulier, de connaître le motif qui rend le bas désirable pour tous les corps lourds, le haut désirable pour tous les corps légers.

Il en résulte que la représentation n’est pas seulement le critère de l’appétit, elle est aussi un critère de différenciation à l’intérieur de l’appétit, permettant de le diviser en plusieurs catégories. L’appétit doit en effet être qualifié différemment selon que la représentation du bien lui préexiste (comme dans le cas de la pierre) ou qu’elle existe en lui (comme dans le cas de l’animal et de l’homme). On peut parler, dans le premier cas, d’un « appétit naturel ». Le mot « nature » désignant ce que Dieu a créé, dans l’état où il l’a créé, l’adjectif « naturel » doit qualifier le maintien de cette création, ou son rétablissement lorsqu’elle a été dérangée : est « naturel » le mouvement de la pierre retournant « vers le bas », qui est son lieu « naturel ». L’appétit naturel est ainsi « une inclination des choses selon l’ordre qui convient à chacune ».

Passons maintenant à l’autre catégorie. Comment nommer l’appétit quand il contient en lui la représentation du motif de désirabilité ? Si le texte de saint Thomas ne répond pas précisément à cette question, s’il ne nous propose aucun adjectif pour faire pendant à « naturel », c’est parce que cette seconde catégorie de l’appétit doit elle-même être divisée en deux, selon le rôle qu’y joue la représentation en question. Ou bien ce rôle est seulement d’orienter l’appétit, de l’éclairer sur ses objets, ou bien il est de lui fournir « directement » un but. Le premier cas est celui de l’animal. Alors que la pierre n’a « besoin d’aucune représentation » pour aller où elle doit aller, l’animal ne se dirige vers un objet que si cet objet lui apparaît en tant que désirable, s’il lui est annoncé par un espoir de jouissance. Ce genre d’appétit mérite d’être « appelé sensualité ». Ce qu’il recherche, c’est à chaque fois une chose, mais une chose en tant qu’elle est « utile », ou « agréable ». Ce n’est pas la chose brute, ce n’est pas non plus « la bonté elle-même », l’utilité en soi, l’agrément en soi. L’objet de l’appétit sensuel, animal, n’est ni la pure matière, ni la forme seule, mais la matière informée, la forme incarnée.

C’est au contraire « directement vers le motif de désirabilité pris en lui-même », autrement dit vers « la bonté elle-même, ou l’utilité, ou une autre qualité du même genre », que tend, selon saint Thomas, l’appétit proprement humain, « c’est-à-dire la volonté ». Ce que vise la volonté, insiste-t-il, c’est « premièrement et principalement » une « qualité formelle ». Si elle « se fixe sur un objet », ce ne sera donc « qu’ensuite », et uniquement dans la mesure où l’objet en question « participe » de cette qualité formelle. Mais n’en va-t-il pas de même, objectera-t-on, du désir animal ? Où est la différence entre l’appétit sensuel, qui « a besoin d’une certaine représentation pour distinguer ce qui est agréable de ce qui ne l’est pas », et la volonté qui, grâce à la représentation d’une certaine qualité formelle, « tend vers l’objet désirable où elle reconnaît la qualité qui le rend désirable » ? Dans les deux cas, la représentation du motif de désirabilité ne peut jouer son rôle qu’à la condition de précéder la fixation sur l’objet : comment comprendre que ce rôle soit un critère discriminant entre le premier cas et le second ?

Pour répondre à cette question, considérons ce que saint Thomas écrit sur la « qualité formelle » qu’est la bonté en soi, ou l’utilité en soi, bref « le motif de désirabilité pris en lui-même ». Une qualité de ce genre, explique-t-il, « peut se retrouver dans une multiplicité d’objets ». Cette multiplicité s’oppose clairement à la détermination unique qui caractérisait, dans le premier paragraphe, l’appétit « naturel », celui de la pierre vers le bas : « une chose naturelle étant déterminée dans son existence naturelle n’a qu’une seule inclination vers un objet déterminé ». Dans la mesure où il passe par une représentation, l’appétit animal, sensuel, se démarque de cette détermination unique : « il ne poursuit pas uniquement telle chose ou telle autre, mais tout objet qui peut lui être utile ou agréable ». Toutefois, dans la mesure où il cherche la forme du bien, non en elle-même, mais incarnée dans la matière, c’est à chaque fois sur un objet déterminé que va se fixer cet appétit : l’animal rencontrant un objet utile ou agréable tendra vers lui avec la même nécessité que la pierre tend vers le bas. C’est là qu’est la différence essentielle avec la volonté. Cette dernière ne tend nécessairement que vers la qualité formelle, la bonté, l’utilité, ou l’agrément en soi. Il n’y a rien de nécessaire, en revanche, dans sa fixation sur tel objet plutôt que tel autre. Il ne lui est même pas nécessaire de se fixer sur quelque objet que ce soit. Cela dépend d’un jugement : le jugement que l’homme porte sur l’aptitude de l’objet à représenter une valeur qui ne s’incarne jamais complètement en lui, qui ne se confond jamais avec lui.

Pour exprimer ces différences dans un vocabulaire autre que celui du texte, nous dirons que la pierre agit nécessairement en vertu de la loi naturelle qui la détermine, que l’animal, lui aussi, agit nécessairement, mais en vertu de l’instinct naturel qui le guide, et que l’homme seul agit librement, en vertu de son propre jugement.

C’est de ce point de vue que les trois formes de l’appétit peuvent être hiérarchisées, « l’appétit supérieur » étant la volonté humaine, volonté libre, volonté capable de choisir, parce qu’elle est liée à « l’amplitude de la nature rationnelle », laquelle « ne peut pas se contenter d’une inclination unique vers un objet déterminé », mais « a besoin d’une multiplicité d’objets variés ». L’appétit inférieur est alors celui qui, au contraire, « n’a qu’une seule inclination vers un objet déterminé » : l’appétit naturel de la pierre qui tombe. Quant à l’appétit sensible ou sensuel de l’animal, il est, précise saint Thomas, « inférieur à l’appétit rationnel » car il n’a aucune liberté, ne choisit pas, mais tend irrésistiblement vers l’objet qu’il doit poursuivre, semblable en cela à l’appétit naturel de la pierre. Ce mouvement irrésistible n’est toutefois pas aveugle, mais fondé sur une certaine forme de reconnaissance : la reconnaissance instinctive de la proie par le prédateur, du prédateur par la proie, de la femelle par le mâle, du mâle par la femelle, bref la reconnaissance d’un objet en tant que ceci ou cela, la reconnaissance de la valeur recherchée dans un être qui l’incarne parfaitement. C’est pourquoi l’appétit sensible, s’il est inférieur à l’appétit rationnel, est « supérieur à l’appétit naturel ».

 

En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Notions":

- La Cause finale

- Le Désir

- La Liberté

- La Raison

- La Volonté

 

BIBLIOGRAPHIE

Étienne GILSON, Le thomisme, Introduction à la philosophie de saint Thomas d'Aquin, Paris, Éd. Vrin, 2005

 

 

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