LEIBNIZ: Liberté humaine et justice divine

LEIBNIZ : LIBERTÉ HUMAINE ET JUSTICE DIVINE

Essais de théodicée, troisième partie, § 369

Paris, Éd. GF-Flammarion, 1969, p. 335

 

Lorsqu’on prétend qu’un événement libre ne saurait être prévu, on confond la liberté avec l’indétermination, ou avec l’indifférence pleine et d’équilibre, et lorsqu’on veut que le défaut de la liberté empêcherait l’homme d’être coupable, l’on entend une liberté exempte, non pas de la détermination ou de la certitude, mais de la nécessité et de la contrainte. Ce qui fait voir que le dilemme n’est pas bien pris, et qu’il y a un passage large entre les deux écueils. On répondra donc qu’Adam a péché librement, et que Dieu l’a vu péchant dans l’état d’Adam possible, qui est devenu actuel suivant le décret de la permission divine. Il est vrai qu’Adam s’est déterminé à pécher en suite de certaines inclinations prévalentes : mais cette détermination ne détruit point la contingence ni la liberté ; et la détermination certaine qu’il y a dans l’homme à pécher ne l’empêche point de pouvoir ne point pécher (absolument parlant), et, puisqu’il pèche, d’être coupable et de mériter la punition ; d’autant que cette punition peut servir, à lui ou à d’autres, pour contribuer à les déterminer une autre fois à ne point pécher : pour ne point parler de la justice vindicative, qui va au-delà du dédommagement et de l’amendement, et dans laquelle il n’y a rien aussi qui soit choqué par la détermination certaine des résolutions contingentes de la volonté. L’on peut dire au contraire que les peines et les récompenses seraient en partie inutiles, et manqueraient d’un de leurs buts, qui est l’amendement, si elles ne pouvaient point contribuer à déterminer la volonté à mieux faire une autre fois.

 

Inspirée d’un passage de l’Odyssée, l’expression « tomber de Charybde en Scylla » évoque une situation dans laquelle, tels des marins ne pouvant se sauver d’un écueil qu’en se précipitant sur un autre, nous sommes condamnés à n’éviter un mal que pour subir un mal encore pire. Dans l’article Jansénius de son Dictionnaire historique et critique, le philosophe sceptique Pierre Bayle affirme que cette situation sans issue est celle du chrétien qui tente sérieusement de concilier sa certitude que Dieu prévoit tout et sa foi en la justice divine. De cette certitude et de cette foi résultent en effet deux conséquences : la première que Dieu avait parfaitement prévu qu’Adam pécherait, la seconde qu’il a justement puni cette faute en infligeant au coupable la sanction qu’il méritait. Or ce qui rend compréhensible l’une de ces conséquences, soutient Bayle, rend l’autre incompréhensible. De quoi avons-nous besoin pour admettre que Dieu a prévu le péché d’Adam, qu’il l’a prévu en toute certitude, infailliblement ? Nous avons besoin de supposer qu’Adam était déterminé à pécher, qu’il ne pouvait pas ne pas pécher, bref qu’il n’était pas libre de pécher ou non. La non-liberté d’Adam nous permet donc ici d’éviter Charybde, mais pour nous jeter dans Scylla : car si Adam n’a pas été libre de pécher ou non, s’il n’a pas choisi de pécher, il n’est pas coupable et il n’y a rien de juste dans la punition que Dieu lui inflige. La même mésaventure nous attend si nous suivons le chemin inverse, si nous partons cette fois de la punition divine et nous demandons à quelle condition cette punition est « juste ». Elle est juste, dirons-nous, si Adam mérite d’être puni, s’il est réellement coupable, s’il a librement choisi de pécher alors même que rien n’était déterminé et qu’il pouvait aussi bien ne pas pécher, bref si son acte était par principe imprévisible : pour que Dieu soit juste dans cette histoire, il faut qu’il ait été incapable de prévoir. Nous ne pourrons jamais, conclut Bayle, légitimer ensemble la prévision et la justice, nous ne pourrons jamais naviguer entre ces deux écueils sans que l’un ou l’autre nous fasse faire naufrage.

C’est pour répliquer au scepticisme de Bayle que Leibniz écrit ses Essais de Théodicée, et c’est pour réfuter spécialement l’argument « de Charybde en Scylla » qu’il écrit le présent texte. Il commence par établir que cet argument est fallacieux, que l’impression qu’il nous donne d’avoir affaire à un problème insoluble est trompeuse, et cela parce qu’une des deux thèses qu’il confronte est fausse, reposant sur l’identification erronée de la liberté avec l’absence de toute détermination. Cette critique, Leibniz la confirme ensuite par une contre-épreuve : à condition d’identifier la liberté avec la détermination certaine, montre-t-il, nous pouvons naviguer en toute quiétude, sans risquer de contredire, ni la prévision de Dieu, ni sa justice.

Quel sens donne-t-on au terme « liberté », demande Leibniz, « lorsqu’on prétend qu’un événement libre ne saurait être prévu » ? Et quel sens lui donne-t-on « lorsqu’on veut que le défaut de liberté empêcherait l’homme d’être coupable » ? Ce qui est exigé dans le deuxième cas, ce qui est donc exigé pour qu’Adam soit jugé coupable et punissable, c’est seulement que son action ait été « exempte » de « nécessité » et de « contrainte ». Dès lors que personne ne l’a forcé à faire ce qu’il a fait, dès lors qu’il n’était pas dans l’impossibilité absolue de faire autrement, cela suffit : on n’a pas besoin de plus pour estimer qu’il était libre et méritait la sanction. On ne demande pas en outre que l’action d’Adam ait été exempte de « détermination », de « certitude », on n’exige pas qu’Adam n’ait eu aucune raison décisive le poussant à agir comme il l’a fait. Supposons un instant que cette nouvelle exigence s’ajoute aux deux précédentes : il suffirait alors, pour disculper Adam, que l’inclination à pécher ait été supérieure en lui à l’inclination contraire, le déterminant ainsi à la faute. Ne seraient coupables, à ce compte, que les pécheurs que rien n’incite particulièrement à pécher plutôt qu’à ne pas le faire, ne seraient répréhensibles que les fautes purement gratuites. Il suffit d’envisager cette conséquence pour disqualifier l’hypothèse.

Mais quand on soutient « qu’un événement libre ne saurait être prévu », note Leibniz, ce qu’on entend par « liberté » ne peut pas se réduire à l’absence de contrainte et à l’absence de nécessité. Un acte que personne ne me force à accomplir, un acte qui ne m’est pas prescrit par l’impossibilité de faire autrement, peut quand même être prévisible si j’ai de bonnes raisons de le choisir, de le préférer à n’importe quel autre. Cet acte sera prévu à coup sûr par Dieu, l’être qui connaît les raisons de tout, l’être qui perce le secret des motivations. Pour soutenir, comme le fait Bayle, que la liberté est incompatible avec la prévision, il faut donc concevoir une « liberté » différente de celle qui rend coupable l’auteur d’un péché, une liberté qui ne soit pas seulement absence de contrainte et de nécessité, mais en outre absence de « détermination », absence de motivation à agir dans un sens plutôt que dans l’autre, une liberté consistant dans « l’indifférence pleine et d’équilibre ». Et certes, s’il fallait, pour qu’un acte soit libre, que son auteur ne soit pas plus déterminé à le commettre qu’à ne pas le commettre, s’il fallait qu’il puisse indifféremment faire l’un ou l’autre, s’il fallait que les deux options se présentent à lui en parfait équilibre, alors, effectivement, la liberté impliquerait l’imprévisibilité. L’être humain serait alors d’autant plus libre qu’il agirait gratuitement, irrationnellement : il suffit, une nouvelle fois, d’envisager cette conséquence pour que l’hypothèse soit disqualifiée.

Le « dilemme » de Bayle oppose donc une proposition qui implique l’indifférence d’équilibre à une proposition qui ne l’implique pas. Pour Leibniz, cela signifie tout simplement que la seconde proposition est vraie alors que la première est fausse. Que le défaut de liberté empêche l’homme d’être coupable, cela est vrai ; qu’un acte libre ne puisse être prévu, cela est faux : quiconque le soutient « confond » la liberté avec quelque chose qui n’est pas la liberté. Opposant une proposition vraie à une proposition fausse, le dilemme n’est manifestement « pas bien pris », ce qui rend totalement trompeur l’argument « de Charybde en Scylla » : nous ne serions réellement condamnés au naufrage que si nous nous heurtions à deux vérités antagonistes. Or les vérités ne sont pas, ne peuvent pas être antagonistes : il ne peut pas y avoir de véritable conflit entre la prévision du péché d’Adam et sa juste punition. La critique du prétendu dilemme dans la première partie du texte doit par conséquent être suivie d’une contrepartie positive, d’une sorte de contre-épreuve : puisque la responsabilité du faux dilemme incombe à la confusion entre « liberté » et « indétermination » ou « indifférence », c’est en prenant le contre-pied exact de ces notions erronées, en identifiant la liberté à la « détermination certaine », que nous rendrons compréhensibles à la fois la prévision du péché d’Adam et sa punition. Nous aurons ainsi prouvé, contre Bayle, « qu’il y a un passage large entre les écueils ». Tel est le programme réalisé dans la seconde partie du texte.

Le mouvement de cette seconde partie est semblable à celui de la première : Leibniz traite d’abord de la prévision, puis de la punition. Sur le premier point, le problème qui se pose à lui n’est pas d’accorder l’idée d’une détermination certaine d’Adam à pécher et l’idée que Dieu a prévu qu’Adam pécherait : l’accord entre les deux idées est évident. Le problème de Leibniz est plutôt d’accorder l’idée de la détermination certaine d’Adam à pécher et l’idée qu’Adam « a péché librement ». Il doit pour cela montrer que la détermination certaine ne viole aucune des deux exigences propres au concept de liberté : l’absence de contrainte, autrement dit la spontanéité, et l’absence de nécessité, autrement dit la contingence. Les premières lignes de la seconde partie établissent sans difficulté la compatibilité entre détermination certaine et spontanéité. La détermination à pécher, écrit Leibniz, était contenue dans la notion même d’Adam, elle était présente « dans l’état d’Adam possible » : ayant « vu » Adam péchant, Dieu n’a fait que permettre que cet état possible devienne « actuel ». En même temps qu’elle rejette toute idée de contrainte, cette phrase innocente Dieu de la manœuvre perverse qui consisterait à provoquer le péché pour le punir ensuite : la prévision d’une action coupable ne rend pas Dieu coupable de cette action.

Mais s’il est facile d’admettre qu’Adam « s’est déterminé » de lui-même à pécher, il l’est beaucoup moins de comprendre en quoi cet acte ne fut pas « nécessaire » alors même que des « inclinations prévalentes » l’y poussaient irrésistiblement. La façon dont Leibniz traite ce point délicat est déconcertante. Au lieu de chercher à démontrer que la détermination certaine n’est pas incompatible avec la contingence, il semble se borner à nier qu’elle le soit, puis à répéter cette dénégation. Ainsi écrit-il, d’abord que « cette détermination ne détruit point la contingence ni la liberté », puis que « la détermination certaine qu’il y a dans l’homme à pécher ne l’empêche point de pouvoir ne point pécher (absolument parlant) », ce qui ne fait que répéter la phrase précédente d’une façon un peu plus précise. Une dénégation aussi insistante n’aurait pas lieu d’être s’il n’y avait pas, entre la détermination certaine et la contingence, au moins l’apparence d’une contradiction : la première signifie qu’Adam ne pouvait pas ne pas pécher, la seconde signifie qu’Adam pouvait ne pas pécher. C’est évidemment sur cette contradiction que se fondent ceux qui prétendent que pour sauver la contingence il faut identifier la liberté, non pas à la détermination certaine, mais à l’indifférence d’équilibre. S’il veut les réfuter, Leibniz doit démontrer ici que la contradiction en question n’est qu’une apparence, qu’en réalité les deux choses sont compatibles. Où est alors son argument ? Il est bien présent dans le texte, mais de façon incroyablement elliptique, logé dans la parenthèse qui achève la seconde des deux phrases, et consistant uniquement en ces mots : « absolument parlant ». Quand on dit qu’une action contingente est une action que son auteur « pouvait » ne pas commettre, on prend le verbe « pouvoir », et par conséquent le mot « possible », au sens absolu : est possible, en ce sens, tout ce qui n’est pas strictement, logiquement, impossible, tout ce qui n’est pas inconcevable. En revanche, quand on dit qu’Adam « ne pouvait pas » ne pas pécher, on ne prend pas « pouvoir » au sens absolu : on ne veut pas dire que « ne pas pécher » était logiquement impossible, ni inconcevable, on veut dire au contraire que c’était une des possibilités qui s’offraient à Adam, possibilité qu’il a exclue parce qu’il jugeait préférable la possibilité opposée. Les termes n’étant pas pris au même sens, il n’y a aucune contradiction entre la détermination certaine qui a rendu le péché prévisible (Adam ne pouvait pas ne pas suivre ses inclinations prévalentes) et la contingence qui fait qu’il a péché librement (car absolument parlant il pouvait ne pas pécher).

Toute la force de l’argument « de Charybde en Scylla » formulé par Bayle tenait à ce que la solution d’un premier problème rendait insoluble le second. La fin du texte montre au contraire que ce qui a permis de comprendre la prévision du libre péché d’Adam – à savoir la compatibilité entre « détermination certaine » et « contingence » - permet du même coup de mieux comprendre la juste punition de ce péché. Cela n’est pas seulement vrai, précise Leibniz, de la « justice vindicative » de Dieu, de cette forme supérieure de justice qui a pour objectif d’infliger au coupable une peine équivalente à sa faute afin de maintenir l’ordre et l’harmonie du monde. Il suffit, pour que la faute d’Adam soit punissable en ce sens, qu’il ait eu la possibilité absolue de ne pas la commettre, même s’il ne pouvait pas ne pas suivre ses inclinations prévalentes : en d’autres termes, il n’y a rien, dans la notion de justice vindicative, « qui soit choqué par la détermination certaine des résolutions contingentes de la volonté ». Mais le point que Leibniz entend surtout mettre en valeur est que cela vaut également, malgré les apparences, quand la justice n’est pas vindicative mais seulement « corrective », quand le châtiment est conçu, sans souci d’équivalence, comme un simple outil de « dédommagement » et « d’amendement ». On pourrait estimer qu’il suffit alors de s'être montré nuisible sans avoir pu, même « absolument parlant », faire autrement, bref sans avoir été libre, pour mériter d’être puni : ne châtions-nous pas quelquefois les animaux tout en étant certains qu’une nécessité absolue a guidé leur comportement ? Or il faut « dire au contraire », répond Leibniz, « que les peines et les récompenses seraient en partie inutiles, et manqueraient d’un de leurs buts, qui est l’amendement, si elles ne pouvaient point contribuer à déterminer la volonté à mieux faire une autre fois ». Ce qui distingue en effet la détermination certaine de la pure et simple nécessité, c’est que cette dernière rend impossible toute alternative, alors que les actions autres que l’action déterminée demeurent, même si elles ont été exclues, des actions possibles. L’auteur d’une faute garde donc en lui la capacité de substituer à ce qu’il a fait une de ces actions demeurées possibles, à condition que sa volonté soit déterminée en ce sens par une peine ou une récompense suffisante. Ainsi, non seulement l’existence d’inclinations prévalentes chez le coupable n’empêche pas la justice vindicative de le châtier, mais elle permet en outre à la justice corrective de l’amender en modifiant ces inclinations.

 

     En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :

          - Leibniz : Pourquoi ainsi plutôt qu’autrement ?

     Dans le chapitre « Explications de textes » :

          - Leibniz : La substance individuelle

          - Leibniz : Le meilleur des mondes

     Et dans le chapitre « Notions » :

          - Le Châtiment

          - La Contingence

          - La Liberté

          - Le Mal

          - Le Possible

 

BIBLIOGRAPHIE

Paul RATEAU, La question du mal chez Leibniz. Fondements et élaboration de la Théodicée, Paris, Éd. Honoré Champion, 2008

 

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