WITTGENSTEIN: Ce qui se dit et ce qui se montre

WITTGENSTEIN : CE QUI SE DIT ET CE QUI SE MONTRE

TRACTATUS LOGICO-PHILOSOPHICUS

Traduction de Pierre Klossowski

Paris, Édition Gallimard, Collection « Bibliothèque des Idées », 1961, p. 53

 

 

4. 12 – La proposition peut représenter la réalité totale, mais elle ne peut représenter ce qu’il faut qu’elle ait en commun avec la réalité pour pouvoir la représenter – la forme logique.

Pour nous représenter la forme logique, il faudrait que nous puissions nous situer avec la proposition en dehors de la logique, c’est-à-dire en dehors du monde.

4. 121 – La proposition ne peut représenter la forme logique, celle-ci se reflète dans la proposition.

Ce qui se reflète dans le langage, le langage ne peut le représenter.

Ce qui s’exprime soi-même dans le langage, nous-mêmes ne pouvons l’exprimer par le langage.

La proposition montre la forme logique de la réalité. Elle l’exhibe.

4. 1211 – Ainsi une proposition « fa » montre que dans son sens l’objet a intervient, deux propositions « fa » et « ga » montrent qu’en toutes deux il est question du même objet.

Quand deux propositions se contredisent, leur structure le révèle ; de même quand l’une procède de l’autre, etc.

4. 1212 – Ce qui peut être montré ne peut pas être dit.

4. 1213 – Et dès lors nous comprenons aussi notre sentiment : celui d’être en possession d’une conception logique correcte, pourvu que tout soit correct dans notre langage de signes.

 

Ce qui attire en premier l’attention du lecteur de ce passage, c’est la numérotation particulière des cinq paragraphes. Cette numérotation nous invite à considérer les trois derniers paragraphes, 4. 1211, 4. 1212 et 4. 1213, comme des commentaires du paragraphe 4. 121, ce paragraphe 4. 121 étant lui-même un commentaire du premier paragraphe 4. 12. Tout se rapporte donc, directement ou indirectement, à ce paragraphe initial : c’est sur lui que l’explication doit se concentrer, en tenant compte des éclaircissements fournis par Wittgenstein dans les paragraphes suivants.

Dès les premiers mots, et jusqu’au dernier, il est question dans ce texte de la « proposition », c’est-à-dire d’une des formes que peut prendre le « langage ». On appelle « proposition » n’importe quel énoncé dès lors qu’il est susceptible d’être vrai ou faux : vrai s’il s’accorde à la « réalité », faux s’il ne s’y accorde pas. Prenons le cas d’un énoncé qui ne s’accorde pas à la réalité, par exemple l’énoncé « le ciel est gris » alors qu’en fait le ciel est bleu. Pour pouvoir être faux, cet énoncé doit quand même se rapporter, d’une certaine façon, à la réalité : il parle du ciel, et dans la réalité il y a bien un ciel, il attribue au ciel une couleur déterminée, et dans la réalité le ciel a bien une couleur déterminée … Un énoncé qui n’aurait aucun rapport avec la réalité ne pourrait même pas être faux et ne serait donc pas une proposition. Pour pouvoir être vraie ou fausse, la proposition doit nécessairement entretenir avec la réalité dont elle parle un rapport caractéristique, celui que Wittgenstein désigne ici à l’aide du verbe « représenter ». Quand nous disons qu’une chose en « représente » une autre, nous voulons dire qu’elle en est totalement différente, mais que malgré cela elle peut se substituer à elle et en tenir lieu. Or rien n’est plus différent qu’un état du ciel et une suite de mots : mais si les notions de « vrai » et de « faux » ont un sens, une certaine suite de mots doit pouvoir représenter un certain état du ciel de façon à s’y accorder ou non. Et ce qui vaut pour un état du ciel doit valoir pour n’importe quel état de choses : «  La proposition, affirme d’emblée Wittgenstein, peut représenter la réalité totale ». Entendons par là qu’il n’y a rien de réel qui ne se laisse représenter par des mots, rien qu’on ne puisse « exprimer par le langage ». Si nous nous en tenions à cette affirmation initiale, nous dirions que la thèse de Wittgenstein est qu’il n’y a rien « d’indicible ».

Mais nous aurions tort, comme le montre la suite de la phrase dont cette affirmation n’est que la première moitié. La proposition peut, certes, représenter la réalité totale, « mais », prévient Wittgenstein, il y a quand même quelque chose qu’elle ne peut représenter : « elle ne peut représenter ce qu’il faut qu’elle ait en commun avec la réalité pour pouvoir la représenter ». Il importe donc de tenir compte de ce qu’elle « peut », mais aussi de ce qu’elle « ne peut pas », ce possible et cet impossible n’étant pas séparés l’un de l’autre, mais au contraire intimement liés : ce que nous ne pouvons représenter avec des mots, c’est précisément la condition qui nous permet de représenter avec des mots, à savoir ce qu’il y a de « commun » entre les mots et les choses dont nous parlons, entre la proposition et la réalité.

Qu’y a-t-il donc de commun entre la proposition et la réalité pour que la première puisse représenter la seconde ? La « forme logique », répond Wittgenstein. Le représentant et le représenté étant complètement différents quant au contenu, quant à la « matière », leur seule communauté ne peut en effet être que « formelle ». Mais de quelle forme s’agit-il ? Sous prétexte qu’une proposition rédigée en français représente un certain état de choses, il serait absurde de supposer que cet état de choses est doté de la forme grammaticale propre à la phrase française et ne peut donc être représenté dans une autre langue. Nous devons chercher la forme commune à un autre niveau, recourir à un symbolisme indépendant des différentes langues maternelles, substituer par exemple, aux deux propositions « Socrate est un homme » et « Socrate est mortel », soumises l’une et l’autre à la structure grammaticale caractéristique du français (nom, verbe, adjectif), les deux propositions fa et ga, indiquant que les deux fonctions fx (être un homme) et gx (être mortel) deviennent vraies lorsqu’on donne à la variable x la même valeur a, symbolisant Socrate. On ne pourrait pas parler ici de « vérité » si la forme logique de ces propositions n’était pas également la forme logique de la réalité.

Du fait même que cette forme logique, afin de rendre possible la représentation, est nécessairement présente « dans » toute proposition, nous ne pouvons pas la représenter elle-même « par » la proposition. Il faudrait pour cela, argumente Wittgenstein, « que nous puissions nous situer avec la proposition en dehors de la logique, c’est-à-dire en dehors du monde », ce qui est absurde. Être « en dehors » est une condition incontournable de toute représentation : le représentant doit être extérieur au représenté, différent de lui quant à la matière, n’ayant de commun avec lui que la forme. Que pourrait bien être une proposition située « en dehors de la logique ». Il nous arrive, certes, de commettre des fautes de logique dans ce que nous disons et dans ce que nous pensons. Même si ces fautes sont parfois nommées des « illogismes », elles ne nous situent pas réellement en dehors de la logique : elles mettent en lumière, au contraire, les règles qu’elles transgressent. Nous n’avons pas la moindre idée de ce que pourraient être un discours et une pensée authentiquement « illogiques », étrangers à la logique. Nous pouvons, quand nous parlons, nous situer en dehors de la « réalité » dont nous parlons, et même en dehors de la réalité « totale », de la réalité au sens le plus large possible, mais il y a une totalité plus large encore que celle de la réalité : la totalité du « monde », de la communauté qu’entretiennent la réalité et les propositions formulées sur la réalité. Cette communauté, c’est la logique qui l’assure, c’est elle qui définit le monde et fixe ses limites. Il nous sera toujours impossible de franchir ces limites, de passer de l’autre côté pour considérer le monde du dehors.

Si nous substituons, à l’expression « représenter la réalité par une proposition », le simple verbe « dire », nous pouvons résumer ainsi le paragraphe 4. 12 : ce qui nous permet de dire tout ce que nous disons ne peut pas à son tour être dit et mérite donc d’être qualifié « d’indicible » . Contre l’usage courant qui associe le mot « indicible » à des contenus appartenant à la « réalité totale », mais jugés trop obscurs pour accéder à la lumière ou trop intimes pour ne pas être trahis quand on veut les communiquer, Wittgenstein enseigne que par principe rien n’est si obscur ni si intime qu’on ne puisse le dire. Ce n’est pas de ce côté qu’il faut chercher l’indicible, mais dans la forme logique qui est à la fois celle du discours et de la réalité, dans ce qui « se reflète », « s’exprime », « se montre » et même « s’exhibe » » chaque fois que nous parlons. Loin d’être obscur, dissimulé, l’indicible est la lumière qui, éclairant tout, ne peut être éclairée par aucune autre. Loin d’être intime, incommunicable, il réside au cœur de la communication, « dans » la proposition elle-même, dans tout ce qui se dit. Est-il proprement « inexprimable » ? Oui et non : nous ne pouvons certes pas l’exprimer « par » le langage, mais uniquement parce qu’il s’exprime lui-même « dans » le langage.

L’impossibilité de « dire », de représenter « par » la proposition, est ainsi la contrepartie négative du pouvoir de « montrer », de se présenter en pleine lumière « dans » la proposition : « Ce qui peut être montré ne peut être dit », résume Wittgenstein au paragraphe 4. 1212. C’est d’ailleurs ce qui justifie, explique-t-il au paragraphe suivant, un certain « sentiment » que nous éprouvons, à savoir notre certitude « d’être en possession d’une conception logique correcte » pourvu seulement que « tout soit correct dans notre langage de signes ». Nous avons effectivement ce genre de certitude en logique formelle, par exemple devant un énoncé tel que « Si tout f est g et si x est f, alors x est g ». Nous sentons que cet énoncé est « correct », et nous n’avons besoin pour cela que de regarder ce qui « se montre » en lui, à savoir l’enchaînement des « signes », des symboles, et de constater leur cohérence. S’ils étaient incohérents, nous n’aurions également besoin que de constater cette incohérence pour être certains que l’énoncé est incorrect, contradictoire. On n’a pas affaire dans un tel cas à une « proposition », à un énoncé que sa forme logique rendrait capable de représenter quelque chose, mais dont il faudrait s’assurer en outre, par l’expérience, qu’il est bien conforme à ce quelque chose. Il n’y a ici que la forme logique sans rien d’autre, la forme logique pure en quelque sorte, un langage qui ne fait que « montrer » sans rien « dire ». Certes, nous affirmons que l’énoncé en question est « vrai », tout comme nous affirmons que la proposition « Le ciel est gris » est vraie, « dit » la vérité, quand le ciel est effectivement gris. Mais qu’il faille confronter cette proposition à l’état du ciel pour savoir si elle dit vrai signifie justement que sa vérité ne se « montre » pas à une simple inspection du « langage des signes » : aucune proposition n’est vraie par elle-même, vraie a priori. C’est dans un tout autre sens qu’est vrai l’énoncé que nous avons pris en exemple. Il ne viendra à l’esprit de personne de se demander quels sont les états de fait susceptibles de confirmer cet énoncé et ceux qui pourraient l’infirmer. La question est absurde parce que l’énoncé en question est manifestement vrai pour n’importe quelle valeur donnée aux symboles f, g et x, et par conséquent vrai dans tous les cas, toujours vrai. Cela ne signifie pas qu’il parlerait de tout, dirait la vérité sur tout : cela signifie plutôt qu’il ne parle « de » rien, ne dit rien « sur » quoi que ce soit. Ou bien la vérité peut être dite, mais alors elle ne se montre pas dans la proposition qui la dit, ou bien elle peut se montrer, mais alors l’énoncé qui la montre ne dit rien.

S’il en est ainsi, dans quelle catégorie faut-il inclure les phrases qui constituent le texte de Wittgenstein, les phrases que nous tentons d’expliquer ici ? De toute évidence, ces phrases sont tenues pour vraies par leur auteur. Ne relevant pas de la logique purement formelle, elles prétendent « dire » quelque chose et se donnent par conséquent pour des « propositions » conformes à la réalité qu’elles « représentent ». Pour autant, nous ne pouvons les associer à aucune des sciences dont la tâche est de représenter correctement tel ou tel secteur de la réalité. Notre texte n’est pas extrait d’un traité de physique, de biologie, de sociologie ou de quoi que ce soit de ce genre ; il est extrait d’un traité de philosophie, le Tractatus logico-philosophicus. On reconnaît qu’un texte est philosophique au fait que son auteur, quel que soit l’objet dont il parle, s’interroge sur ce qui lui permet d’en parler, se soucie de savoir s’il est possible, et à quelle condition, de tenir sur cet objet un discours vrai. C’est bien ce que fait Wittgenstein lorsqu’il affirme, au commencement du texte, que si la proposition peut représenter la réalité totale (la réalité physique, biologique, sociologique etc.), elle le doit à la forme logique, cette forme étant commune à la proposition et à la réalité. Voilà, sommes-nous tentés de dire, une proposition authentiquement philosophique. À la différence des propositions des diverses sciences, sa fonction n’est pas de représenter tel ou tel secteur de la réalité : sa fonction est de représenter ce qui permet à toutes les propositions des sciences de représenter tous les secteurs de la réalité : la forme logique.

Mais la forme logique, nous le savons, ne peut justement pas être représentée. Ou bien cette forme ne fait que se montrer dans des énoncés de logique pure qui sont toujours vrais parce qu’ils ne disent rien, ou bien elle donne aux propositions des diverses sciences la capacité de représenter les différents aspects de la réalité totale. C’est tout : il n’y a pas de place pour le troisième type de discours que revendique la philosophie, celui qui se détournerait du conditionné afin de passer de l’autre côté et de représenter la condition elle-même. Ce que nous voudrions, ce qu’il nous importerait au plus haut point de pouvoir dire, bien plus que nous importent les énoncés vides de la logique et les propositions vérifiées des sciences, il nous sera à jamais impossible de le dire, de le développer sous forme de théorie. Encore faut-il pouvoir au moins énoncer cette impossibilité, pouvoir l’expliquer, pouvoir justifier le bannissement de la philosophie, bref pouvoir « dire » que ce qui ne peut pas être dit ne doit pas être dit. C’est à cette mince frange de discours, purement négatif, que se réduit la philosophie contenue dans les paragraphes successifs de ce texte – et dans le reste du Tractatus.

 

          En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Conférences » :

               - La critique de la métaphysique

          Dans le chapitre « Explications de textes » :

               - Carnap : Le langage quantitatif

               - Frege : Les nombres et les choses

               - Goodman : L’énigme de l’induction

               - Russell : Proposition et fonction propositionnelle

          Et dans le chapitre « Notions » :

               - La Forme

               - Le Langage

               - Le Monde

               - La Vérité

On peut également consulter dans l’Index les thèmes suivants : Connaissance, savoir, scienceExtérioritéRéalitéReprésentationSens, signification.

 

BIBLIOGRAPHIE

Mathieu MARION, Ludwig Wittgenstein, Introduction au Tractatus logico-philosophicus, Paris, Éd. P.U.F., Coll. « Philosophies », 2004

 

 

 

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