SCHOPENHAUER : LA DÉMONSTRATION EUCLIDIENNE

Le monde comme volonté et comme représentation, Livre I, § 15

Traduction d’André Burdeau

Paris, Éditions P.U.F., 1989, p. 107-108

 

 

Nous sommes certainement forcés de reconnaître, en vertu du principe de contradiction, que ce qu’Euclide démontre est bien tel qu’il le démontre ; mais nous n’apprenons pas pourquoi il en est ainsi. Aussi éprouve-t-on presque le même sentiment de malaise qu’on éprouve après avoir assisté à des tours d’escamotage, auxquels, en effet, la plupart des démonstrations d’Euclide ressemblent étonnamment. Presque toujours, chez lui, la vérité s’introduit par la petite porte dérobée, car elle résulte, par accident, de quelque circonstance accessoire ; dans certains cas, la preuve par l’absurde ferme successivement toutes les portes, et n’en laisse ouverte qu’une seule, par laquelle nous sommes contraints de passer, pour ce seul motif. Dans d’autres, comme dans le théorème de Pythagore, on tire des lignes, on ne sait pour quelle raison ; on s’aperçoit, plus tard, que  c’étaient des nœuds coulants qui se serrent à l’improviste, pour surprendre le consentement du curieux qui cherchait à s’instruire ; celui-ci, tout saisi, est obligé d’admettre une chose dont la contexture intime lui est encore parfaitement incomprise, et cela à tel point qu’il pourra étudier Euclide en entier sans avoir une compréhension effective des relations de l’espace ; à leur place, il aura seulement appris par cœur quelques-uns de leurs résultats. Cette science tout empirique et non scientifique ressemble à celle du médecin qui connaîtrait la maladie et le remède, mais ignorerait leur rapport. C’est ce qui arrive pourtant lorsqu’on écarte avec un soin jaloux le genre de démonstration ou d’évidence particulier à un genre de connaissance, pour en substituer à toute force un autre qui répugne à la nature même de cette connaissance.

 

 

La première phrase du texte ressemble – mais ressemble seulement – à l’actif et au passif d’un bilan. Schopenhauer indique d’abord ce qu’apporte effectivement la démonstration euclidienne, ensuite ce qu’elle nous refuse : d’un côté nous sommes « forcés de reconnaître … que ce qu’Euclide démontre est bien tel qu’il le démontre », mais de l’autre « nous n’apprenons pas pourquoi il en est ainsi ». À ne considérer que le premier moment, nous serions tentés de dire que la démonstration euclidienne répond quand même à ce qu’on attend d’une démonstration : si on nous « montre » une vérité, nous pouvons la reconnaître ou non, mais nous serons bel et bien « forcés de la reconnaître » si on nous la dé-montre. Le second moment, en revanche, ne peut que décevoir notre attente. Si la démonstration, en effet, doit servir à quelque chose, c’est bien à « apprendre pourquoi il en est ainsi ». Faute d’y parvenir, nous apprenons uniquement « qu’il en est ainsi », et il suffit pour cela qu’on nous le montre : il n’y a de dé-monstration qu’à partir du moment la vérité est rapportée à son « pourquoi ». La déception provoquée par ce second moment ne peut manquer de rejaillir sur le premier. Car ce qui aurait dû nous « forcer à reconnaître » la vérité, c’est justement d’apprendre « pourquoi il en est ainsi ». D’où la question : quelle sorte de contrainte la démonstration euclidienne peut-elle bien exercer sur les esprits, si ce n’est la contrainte du « pourquoi », des raisons qui fondent ses conclusions ?

C’est uniquement « en vertu du principe de contradiction », répond Schopenhauer, que la démonstration euclidienne nous contraint. Réponse attendue, et qui pourtant devrait étonner. Car enfin, il s’agit, dans les livres d’Euclide, de géométrie, de la science des « relations de l’espace », donc d’une science vouée à explorer la « contexture intime » des figures et à trouver dans cette contexture la raison pour laquelle « il en est ainsi ». Or cette science, telle qu’Euclide l’expose, trouve son ressort démonstratif dans un principe qui n’a rien à voir avec l’espace, un principe censé régir le discours humain en général, que ce discours porte sur l’espace ou sur n’importe quoi d’autre. En lisant Euclide, prétend ainsi Schopenhauer, nous n’apprenons pas pourquoi la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits, mais nous apprenons en revanche pourquoi il faut le dire, pourquoi il est impossible, sans se contredire, de dire autre chose. C’est en ce sens que nous sommes « forcés de reconnaître la vérité ».

Voilà qui permet de comprendre la place qu’occupe chez Euclide la « preuve par l’absurde », cette preuve qui ferme « successivement toutes les portes » pour n’en laisser « ouverte qu’une seule, par laquelle nous sommes contraints de passer ». Certes, il est généralement admis que la preuve par l’absurde « n’apprend pas pourquoi il en est ainsi » : on la présente souvent, pour ce motif, comme un pis-aller, un procédé inférieur auquel le géomètre a recours quand il ne peut faire autrement. Cette opinion répandue laisse supposer que l’autre démarche euclidienne, celle où la preuve passe par une construction, fournirait au contraire la raison positive de la chose. Schopenhauer ne l’entend pas ainsi. Loin de tenir la démonstration par l’absurde pour un expédient adopté faute de mieux, il voit en elle l’une des deux stratégies, d’égale valeur (« dans certains cas » … « Dans d’autres » …), permettant à Euclide de conduire son lecteur jusqu’au point où ce dernier ne pourra plus nier, sans se contredire, ce qu’on veut lui faire dire. Il importe peu que cet objectif soit atteint d’une façon négative, en établissant que toutes les autres solutions sont absurdes, ou plus positivement en fragmentant la vérité à démontrer en une multitude de vérités partielles, dont aucune n’est éclairante mais dont il s’avère, quand on les réunit, « que c’étaient des nœuds coulants » destinés à se serrer « à l’improviste ». Dans les deux cas, le lecteur est traité, non comme un esprit « curieux » qui cherche à « s’instruire », mais comme un ennemi potentiel qu’il faut réduire au silence en surprenant son « consentement ». Et si l’on peut parler de « construction » à propos du second type de démonstration, c’est exclusivement dans un sens stratégique. Les lignes que l’on tire, chez Euclide, pour démontrer le théorème de Pythagore, constituent ainsi une manœuvre astucieuse d’encerclement : sans avoir rien vu venir, le lecteur est mis en demeure d’accorder que puisqu’il a déjà accepté toute une série d’égalités, il doit accepter maintenant l’égalité qui en résulte, à savoir l’égalité entre le carré de l’hypoténuse et la somme des carrés des deux autres côtés.

On fera sans doute observer, pour défendre Euclide, que la géométrie a pour ambition de formuler des propositions, non seulement vraies, mais universellement et nécessairement vraies, et qu’il lui faut pour cela bannir les simples constatations de fait, donc exclure toute enquête empirique sur des figures concrètes. Il en résulte, ajoutera-t-on, que le point, la droite, le cercle dont traite le géomètre ne sont pas ceux que nous voyons dans l’espace, mais de pures idéalités, des entités conceptuelles dont la nature est fixée par des définitions : voilà qui justifie la procédure démonstrative, la toute-puissance du principe de contradiction. Mais c’est là, précisément, ce que Schopenhauer entend contester, et même renverser. Il est admis, depuis des siècles, que le caractère exclusivement logique de la démonstration euclidienne est une garantie de pureté, que ce souci de rigueur nous préserve de l’empirisme auquel nous serions condamnés si nous cherchions dans les figures elles-mêmes les réponses aux questions qu’elles nous posent. Or c’est l’inverse qui est vrai, ose soutenir ici Schopenhauer : la pureté est du côté de la vision des figures, l’empirisme du côté de la logique démonstrative.

Cette affirmation incroyablement audacieuse, Schopenhauer la doit à son kantisme, à la thèse selon laquelle l’espace est une « forme pure de notre intuition sensible », mais il tire de cette thèse une conséquence extrême, que Kant n’aurait jamais imaginée : l’idée d’une géométrie « intuitive », d’une géométrie qui établit ses théorèmes en « faisant voir » pourquoi il en est ainsi. Sans être énoncée dans le texte, cette idée y est présente implicitement : reprocher à la démonstration euclidienne de ressembler à « des tours d’escamotage », d’introduire la vérité « par la petite porte dérobée », cela n’a de sens que si on lui oppose le projet, non encore réalisé dans l’histoire, d’une géométrie au grand jour, dans laquelle rien ne serait énoncé qui ne puisse se voir. Certes, nous avons l’habitude d’associer « faire voir » à « montrer » plus qu’à « dé-montrer », comme si l’intuition était bornée au « c’est ainsi » et devait laisser échapper son « pourquoi ». Cela vient, estime Schopenhauer, de ce que nous envisageons uniquement l’intuition empirique, et négligeons la grande découverte kantienne de l’intuition « pure », a priori. Si l’espace est une forme pure de notre intuition sensible, si cette forme est indépendante de ce que nous apprend l’expérience, antérieure à toute expérience, alors nous sommes forcément ouverts, non à de simples vérités de fait, mais aux vérités universelles qui touchent à la « contexture intime » de cet espace, aux « relations » que doivent entretenir ses différentes figures : ce sont là, en effet, les lois mêmes de notre appréhension sensible, de notre représentation. Pour reprendre l’exemple du théorème de Pythagore, dès lors qu’on nous montre les trois carrés construits sur les trois côtés d’un triangle rectangle, nous devons pouvoir saisir intuitivement, non seulement l’égalité entre celui qu’on a construit sur l’hypoténuse et la somme des deux autres, mais la nécessité de cette égalité quand le triangle, justement, est rectangle : cette nécessité est une loi de l’espace, une loi de notre intuition pure.

Si on s’en tenait là, il faudrait conclure que la démonstration euclidienne est un détour absurde, une procédure inutilement fastidieuse pour rejoindre par la bande et de façon précaire, en tâtonnant à l’aveugle, ce que nous sommes tous en mesure de saisir directement en pleine clarté. Mais le texte va bien plus loin dans sa conclusion. Tous ceux qui, depuis Euclide, ont écarté « le genre de démonstration ou d’évidence » qui convenait pourtant à ce « genre de connaissance » qu’est la science de l’espace et de ses lois, par quoi l’ont-ils remplacé ? Lui ont-ils seulement substitué un « genre de démonstration » moins adapté ? Non, leur faute est plus grave : ils lui ont substitué un genre de démonstration « qui répugne à la nature même de cette connaissance ». Il y a « répugnance », répulsion, et pas seulement inadéquation, entre l’intuition géométrique et l’édifice conceptuel de la démonstration euclidienne. Une nouvelle fois, nous voyons Schopenhauer pousser à l’extrême une idée kantienne, en l’occurrence la distinction entre ce qui relève de l’intuition et ce qui relève du concept, les deux domaines étant irréductibles l’un à l’autre et même incompréhensibles l’un pour l’autre. Le meilleur exemple d’une telle « répugnance » réciproque est celui qu’offre le paradoxe des objets symétriques. Rien de plus facile que de « voir » la différence entre la main droite et la main gauche, et l’impossibilité pour la main droite d’enfiler le gant de la main gauche ; rien de plus impossible, en revanche que de « concevoir » cette différence, et cette impossibilité. Aux yeux de l’entendement, de la pensée conceptuelle régie par le principe de contradiction, il n’y a aucune différence entre le gant de la main gauche et celui de la main droite, aucune différence qui puisse se dire, se penser, aucune différence relevant du logos. Eu égard à cette loi caractéristique de l’espace, seule l’intuition est en mesure, non seulement de saisir le phénomène, mais de saisir la nécessité (ou l’impossibilité) du phénomène. L’entendement, au contraire, peut seulement constater qu’il faut tel gant pour telle main. Renversement complet de perspective : la constatation, l’empirisme, ne sont pas du côté de l’intuition, mais du côté de l’entendement, de la logique, ce qui permet à Schopenhauer d’oser affirmer que la géométrie euclidienne est une « science tout empirique et non scientifique », ressemblant à « celle du médecin qui connaîtrait la maladie et le remède, mais ignorerait leur rapport ».

Revenons, pour finir, à la première phrase du texte : toute apparence d’un bilan équilibré a complètement disparu. Cette apparence était soutenue par le mot « mais » : d’un côté nous sommes forcés d’admettre ce que démontre Euclide, « mais » d’un autre côté nous ignorons pourquoi il en est ainsi. Nous comprenons maintenant que ce « mais » est en réalité un « donc » : si nous ignorons pourquoi la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits, c’est « parce » qu’on nous contraint de l’admettre, « à cause » du moyen qu’on utilise pour nous y contraindre.

 

En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":

- Schopenhauer: Métaphysique de l'amour

Dans le chapitre "Explications de textes":

- Kant: La réalité objective de la géométrie

- Schopenhauer: La musique

Et dans le chapitre "Notions"

- La Démonstration

- L'Espace

 

BIBLIOGRAPHIE

Jean-François MARQUET, Représentation et Volonté: Leçons sur la philosophie de Schopenhauer, Paris, Éd. Ellipses, 2020

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