ARISTOTE : LA JUSTICE DES ÉCHANGES

Éthique à Nicomaque, livre V, chap. 8

Traduction de Jules Tricot, Paris, Editions Vrin, 1983, pp. 240-243

 

 

Soit par exemple A un architecte, B un cordonnier, Γ une maison et Δ une chaussure : il faut faire en sorte que l’architecte reçoive du cordonnier le produit du travail de ce dernier, et lui donne en contre-partie son propre travail. Si donc tout d’abord on a établi l’égalité proportionnelle des produits et qu’ensuite seulement l’échange réciproque ait lieu, la solution sera obtenue ; et faute d’agir ainsi, le marché ne tient pas, puisque rien n’empêche que le travail de l’un n’ait une valeur supérieure à celui de l’autre, et c’est là ce qui rend une péréquation préalable indispensable. – Il en est de même aussi dans le cas des autres arts, car ils disparaîtraient si ce que l’élément actif produisait, à la fois en quantité et qualité, n’entraînait pas de la part de l’élément passif une prestation équivalente en quantité et en qualité. - En effet, ce n’est pas entre deux médecins que naît une communauté d’intérêts, mais entre un médecin par exemple et un cultivateur, et d’une manière générale entre des contractants différents et inégaux qu’il faut pourtant égaliser. C’est pourquoi toutes les choses faisant objet de transaction doivent être d’une façon quelconque commensurables entre elles. C’est à cette fin que la monnaie a été introduite, devenant une sorte de moyen terme, car elle mesure toutes choses et par suite l’excès et le défaut, par exemple combien de chaussures équivalent à une maison ou à telle quantité de nourriture. Il doit donc y avoir entre un architecte et un cordonnier le même rapport qu’entre un nombre déterminé de chaussures et une maison (ou telle quantité de nourriture), faute de quoi il n’y aura ni échange ni communauté d’intérêts ; et ce rapport ne pourra être établi que si, entre les biens à échanger, il existe une certaine égalité. Il est donc indispensable que tous les biens soient mesurés au moyen d’un unique étalon, comme nous l’avons dit plus haut. Et cet étalon n’est autre, en réalité, que le besoin, qui est le lien universel (car si les hommes n’avaient besoin de rien, ou si leurs besoins n’étaient pas pareils, il n’y aurait plus d’échange du tout, ou les échanges seraient différents) ; mais la monnaie est devenue une sorte de substitut du besoin, et cela par convention, et c’est d’ailleurs pour cette raison que la monnaie reçoit le nom de νoμισμα, parce qu’elle existe, non pas par nature, mais en vertu de la loi (νoμος), et qu’il est en notre pouvoir de la changer et de la rendre inutilisable.

 

 

Qu’est-ce qui rend « commensurables » entre elles, demande ici Aristote, une maison, des chaussures, de la nourriture, et en général toutes les marchandises qu’échangent des hommes formant une « communauté d’intérêts » ? À cette question unique, il donne, non pas une, mais deux réponses : d’abord « la monnaie », ensuite « le besoin ». Or aucune des deux ne paraît, à première vue, répondre exactement à la question posée.

Commençons par l’examen de cette question. Pourquoi faut-il que les biens échangés soient commensurables, que l’on puisse dire, par exemple, combien de paires de chaussures vaut une maison ? Aristote part de la situation de réciprocité entre un architecte A et un cordonnier B, chacun donnant à l’autre le produit de son travail et recevant en contre-partie ce que l’autre a fait (respectivement Γ et Δ). Il faut alors, insiste-t-il avec force, que soit établie « d’abord … l’égalité proportionnelle des produits », et « qu’ensuite seulement l’échange réciproque ait lieu ». Sinon, si on attend la rencontre des deux désirs opposés pour fixer les quantités à échanger, il est à craindre que « le marché » ne soit pas « égal », autrement dit ne soit pas juste : ce texte est extrait du livre V de l’Éthique à Nicomaque, livre consacré à l’étude du juste et de l’injuste. La justice veut l’égalité Δ = Γ, mais elle veut que cette égalité soit « proportionnelle », tienne compte de la « valeur » respective du « travail de l’un » et du travail « de l’autre », et cela « en quantité et en qualité » : il serait clairement injuste de devoir donner toute une maison pour prix d’une paire de chaussures. Or cela peut arriver sous la pression des circonstances, comme il est arrivé au roi Richard III de proposer « son royaume pour un cheval ». La justice de l’échange viendra donc d’une « péréquation préalable », établissant d’avance, par exemple, que 1 Γ = n Δ. Et cela suppose évidemment que « tous les biens soient mesurés au moyen d’un unique étalon ».

Compte tenu de ce qu’Aristote vient d’écrire, on s’attendrait à ce qu’il cherche cet étalon universel dans le seul élément que des choses aussi différentes qu’une maison et une chaussure ont en commun, à savoir qu’elles contiennent l’une et l’autre du travail, du « travail humain en général » dira Marx bien des siècles plus tard. Pas du tout. En déclarant que les choses faisant l’objet d’une transaction doivent être commensurables « d’une façon quelconque », le philosophe grec nous prévient qu’il ne songe pas à une identité substantielle, mais à quelque chose qui puisse simplement tenir lieu de commune mesure : « c’est à cette fin, affirme-t-il, que la monnaie a été introduite ». Une telle affirmation est déconcertante. En quoi la « convention » instituant une certaine marchandise (l’or, l’argent) en tant que « mesure de toutes choses » serait-elle de nature à satisfaire l’exigence de justice formulée dans les premières lignes du texte ? Admettons qu’il en soit ainsi, et qu’une quantité précise d’or ou d’argent soit bien le « moyen terme » permettant de déterminer, en toute justice, « combien de chaussures équivalent à une maison ». Il faudrait pour cela que soit déjà établie l’égalité proportionnelle entre cette quantité d’or ou d’argent et la maison d’une part, les chaussures de l’autre, donc que soit trouvée une commune mesure entre ces trois marchandises différentes. Loin de résoudre le problème posé, l’introduction de la monnaie ne fait apparemment que le poser de nouveau.

Quel est donc, alors, l’étalon unique mesurant non seulement les biens échangés, mais la monnaie elle-même ? « Cet étalon n’est autre, en réalité, que le besoin », déclare Aristote, proposant une nouvelle réponse à sa question. Cette seconde réponse nous déconcerte autant que la première. Allons-nous mesurer la valeur des chaussures par le besoin que l’architecte a de se chausser, besoin variable selon les circonstances et pouvant le forcer à accepter, dans l’urgence, une contrepartie disproportionnée ? C’est bien pour éviter une telle injustice qu’Aristote a insisté sur la nécessité d’égaliser les valeurs avant l’échange. La notion de « besoin » ne satisfait cette exigence que si elle renvoie à des besoins originels, à ces besoins qui fondent, entre l’architecte, le cordonnier, le médecin, le cultivateur et tous ceux qui exercent les « autres arts » une « communauté d’intérêts ». Le besoin que vient combler chaque membre de cette communauté est fonction de la valeur de son travail, de la plus ou moins grande difficulté que les autres auraient de se passer de lui. Tels sont les besoins qui, selon le texte, constituent entre les hommes un « lien universel », car s’ils n’existaient pas il n’y aurait pas d’échange, et s’ils étaient différents les échanges le seraient aussi.

La rencontre d’un cordonnier désirant se loger et d’un architecte désirant se chausser ne met pas en présence deux individus dont le seul trait commun serait d’être l’un et l’autre des « travailleurs », mais deux membres d’une communauté structurée, soudée par le besoin que chacun a de tous et tous de chacun. Avant même l’invention de la monnaie, lorsque l’échange n’est encore qu’un troc, ce besoin social suffit pour fixer, du moins grossièrement, la valeur respective des biens échangés : ainsi est justifiée la seconde réponse d’Aristote. Du même coup, sa première réponse se trouve également justifiée, car nous comprenons que la monnaie ait pu devenir « une sorte de substitut du besoin ». Par convention, une certaine quantité d’or ou d’argent représente toutes sortes de biens susceptibles de nous faire défaut, donnant ainsi une valeur numérique à nos différents besoins. Contrairement à notre première impression, les deux réponses sont pertinentes, et cohérentes entre elles.

Tel qu’Aristote le conçoit, le problème de la justice n’est pas celui d’accorder entre eux des individus détenant des « droits », mais celui d’établir un partage correct au sein d’une communauté. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la façon dont il aborde ici la question de l’échange, et les deux réponses qu’il formule. Nous pouvons certes, comme le fera Marx dans Le Capital (Livre I, chapitre 1), être surtout sensibles à l’absence dans ce texte d’une théorie de la valeur-travail, et imputer cette absence au contexte esclavagiste de la Grèce antique, contexte qui interdisait à Aristote d’affirmer l’équivalence de toutes les formes de travail humain. Mais si nous revenons de l’interprétation à l’explication proprement dite, nous devons convenir que le texte ne manque de rien, que l’analyse proposée est complète.

En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Conférences":

- La métaphysique d'Aristote

Dans le chapitre "Penser avec les maîtres":

- Aristote: La fatigue d'être

- Marx: Question de vie ou de mort

Dans le chapitre "Explications de textes":

          - Aristote: Le juste milieu

- Aristote: Acte et mouvement

- Aristote: Agir en état d'ignorance

- Aristote: Les futurs contingents

Et dans le chapitre "Notions":

- Le Travail 

 

BIBLIOGRAPHIE

Marcel HENAFF, Le prix de la vérité: le don, l'argent, la philosophie, Paris, Ed. du Seuil, Coll. "La couleur des idées", 2002

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