LE MONDE
Le proverbe « Il faut de tout pour faire un monde » indique assez précisément ce qui est requis pour l’usage du mot « monde ». Que nous parlions du « monde des affaires », du « monde de la mer » ou du « monde du vélo », nous évoquons à chaque fois le type de familiarité exclusive qu’ont entre eux, malgré leurs différences et même leurs oppositions, tous les individus pouvant se rapporter, de près ou de loin, à un centre d’intérêt commun. Mais il n’en va plus ainsi quand notre objet est simplement « le monde », le monde tout court, l’unique monde qui contient en lui tous les autres, qui nous contient tous, avec tout le reste. L’unité que nous lui attribuons, nous ne saurions la fonder sur un centre d’intérêt qui serait commun aux hommes et aux plantes, aux animaux et aux cailloux. En quoi consiste-t-elle, cette unité qui, de tout, fait un unique monde ?
À cette question, les philosophes ont proposé successivement trois réponses au cours de l’histoire. La première repose sur l’idée d’« ordre » : le monde est un « cosmos », une totalité ordonnée, plus précisément une totalité hiérarchisée. Son unité consiste en ce que chacun contribue au bien de l’ensemble en y occupant sa propre place et en y tenant son propre rang. La deuxième réponse s’appuie sur l’idée de « loi » : le monde est un « univers » régi en tout lieu et en tout temps par les mêmes lois, ce qui explique d’emblée son unité. Cette deuxième réponse privilégie la référence aux sciences physiques, alors que la troisième met plutôt en avant le lien biologique entre le vivant et son milieu, le fait que chaque espèce se rapporte à un environnement dont les traits caractéristiques font sens pour elle. La notion fondamentale est maintenant cette idée d’un « sens pour … » : l’unité du monde vient de ce qu’il rend possibles tous les sens, qu’il permet la coexistence de tous les milieux.
Ces réponses, nous verrons qu’elles sont insatisfaisantes, et pour la même raison. Aucune des trois ne propose un concept de monde tel que l’homme, l’être pensant, puisse y être intégré au même titre que le reste, aucune ne parvient donc à « faire un monde » à partir « de tout ». D’où une question de principe : si l’homme fait toujours exception (à l’ordre, à la loi, au sens), cette exception est-elle compatible avec l’idée d’un monde unique, d’un monde qui soit « le monde » ? Nous montrerons qu’il faut répondre par la négative, et admettre une pluralité irréductible des mondes. La seule façon de traiter correctement le sujet « le monde » est de récuser ce sujet.
Critique des trois principes d’unification du monde : l’ordre, la loi, le sens
Que le monde soit, non seulement une totalité ordonnée, mais une totalité bien ordonnée, un cosmos dans lequel toute chose occupe la place qu’elle mérite, cette idée est commune à de nombreux philosophes de la Grèce antique, parmi lesquels Aristote. Parler de « place » suggère que le monde est conçu comme une sorte de maison, un espace fermé, composé de lieux qualifiés tels que le haut et le bas : le haut, c’est-à-dire, dans le langage d’Aristote, le « monde supralunaire », le ciel et les corps célestes ; le bas, c’est-à-dire le « monde sublunaire », la Terre et ses habitants, plantes, animaux et hommes. Les objets peuplant la région supralunaire et ceux de la région sublunaire ont certes quelque chose en commun : ils se meuvent tous, perpétuellement, ce qui marque l’imperfection du monde tout entier : Aristote enseigne déjà que la perfection, à savoir le repos absolu de l’être totalement « en acte », n’est pas de ce monde, bref que Dieu est transcendant. Le mouvement circulaire régulier des astres est toutefois une sorte d’imitation, une approximation de l’éternel repos divin, dont s’éloignent au contraire les mouvements erratiques des êtres terrestres : pour trouver, dans la région « basse » du monde, une image de la stabilité divine, il ne faut pas la chercher dans l’individu, voué à mourir, mais dans l’espèce qui se reproduit sans fin. Toutes les choses du monde sont donc, comme l’affirme Aristote au livre Λ, chapitre 10, de sa Métaphysique, « ordonnées à une seule fin », tendent vers le même repos absolu, avec plus ou moins de succès selon leur degré de perfection.
Cette conception d’un ordre cosmique hiérarchisé serait acceptable si elle permettait de fixer sans ambiguïté la place de chaque être. Or ce n’est certainement pas le cas pour l’être humain. Où le situer, dans le monde d’Aristote, par rapport à cette fin transcendante qu’est l’être divin ? Si on prend pour seul point de référence le repos divin, l’homme est à sa place sur la Terre, mortel parmi les mortels, bien inférieur en perfection aux astres incorruptibles. Mais Dieu atteint le repos absolu parce qu’il est entièrement « en acte », donc sans matière, autrement dit parce qu’il est pure pensée. Et de ce point de vue, l’être le plus proche du divin en ce monde est l’être dont l’âme n’est pas seulement végétative ni sensitive, mais intellective, autrement dit l’homme, particulièrement quand il « s’immortalise » grâce à la pure contemplation, comme il est dit au livre X, chapitre 7, de l’Éthique à Nicomaque.
Rien, sans doute, n’invalide davantage la thèse d’un monde hiérarchisé que la possibilité de placer le même être à la fois au sommet et en bas de cette hiérarchie. Pour autant, si le cosmos antique ne donne pas à l’homme une place déterminée, il ne l’exclut pas : la téléologie humaine est invitée à s’insérer dans la téléologie cosmique. Ce n’est plus le cas lorsqu’on fonde l’unité du monde sur le fait que tout y est régi par les mêmes lois. Cette théorie supplante la précédente au 17e siècle, quand la science découvre que les mêmes lois gouvernent le « monde supralunaire » et le « monde sublunaire », ôtant toute pertinence à la distinction hiérarchique du haut et du bas. À l’espace fermé du cosmos se substitue alors un espace géométrique infini, où tous les lieux sont équivalents. La nécessité mathématique, qu’Aristote réservait au mouvement parfait des astres incorruptibles, concédant une marge d’indétermination aux trajectoires des créatures terrestres, est désormais censée s’imposer partout, sans considération de valeur. La loi des lois de la physique moderne, la loi d’inertie, est celle d’un monde qui suit son cours pour l’unique raison qu’il a déjà commencé de le suivre, un monde sans finalité, indifférent aux desseins humains. Dans un « recoin » de cet « univers muet », écrit Pascal, l’homme est « abandonné à lui-même, et comme égaré » (Pensées, N° 693 de l’édition Brunschvicg). La vraie place du « roseau pensant » (N° 347) est hors de ce monde, à savoir, pour Pascal, en Jésus-Christ, « l’objet de tout, et le centre où tout tend » (N° 556).
Comme le précédent, le nouveau principe d’unification du monde vient donc échouer sur l’exception humaine, mais l’échec prend ici la forme d’une véritable aliénation du monde. C’est en réaction contre une telle aliénation, et pour retrouver le sens de l’habitation du monde, que certains philosophes du 20e siècle ont proposé de nommer « monde » l’ensemble des traits susceptibles de faire sens pour un être vivant et de constituer son habitat. Dans ce que nous appelons « le monde », il y aurait ainsi une multitude de mondes ou « milieux » spécifiques (celui de la tique, du cloporte, de la souris grise, etc.), chacun d’eux étant éclairé par les intérêts vitaux de l’espèce en question : le monde dans son ensemble serait alors ce que Merleau-Ponty, dans la troisième partie de sa Phénoménologie de la perception, appelle le « sens de tous les sens ». Il est toutefois difficile de comprendre comment l’être humain, lié comme tout vivant à un milieu spécifique, peut en faire abstraction pour se référer « au monde », à l’univers anonyme dont la science (y compris la science biologique) étudie la structure. Si nous disons qu’il y parvient grâce à la critique, en disqualifiant les préjugés nés de sa propre façon d’habiter le monde, nous lui reconnaissons, une nouvelle fois, la faculté exceptionnelle de ne pas se laisser complètement intégrer, faculté qu’évoque cette phrase de Buytendijk dans L’homme et l’animal : « L’homme existe non seulement avec son monde et dans son monde comme l’animal, mais en face de son monde. »
L’exception humaine est-elle compatible avec la thèse d’un monde unique ?
Ainsi, quel que soit le principe invoqué, l’unification de tout « pour faire un monde » vient buter sur le fait que l’homme, en tant qu’être pensant, ne s’y laisse jamais intégrer au même titre que le reste. Mais avons-nous raison de parler ici d’une simple « exception », comme s’il était possible de tenir compte de ce fait tout en continuant de soutenir qu’il n’y a qu’un seul monde ? Le problème que pose cette double affirmation, affirmation de la règle et de l’exception à la fois, aucune philosophie ne l’illustre mieux que celle de Descartes. La règle du monde, dans cette philosophie, c’est que tout arrive mécaniquement, par poussée, transmission du mouvement lors du contact entre deux corps. Tout arrive mécaniquement, bien entendu, dans les machines, dans la matière inerte, mais aussi chez les plantes et les animaux. Dans le monde de Descartes, aucune division pertinente ne correspond à la distinction commune de l’inerte et du vivant : ce n’est qu’une différence de degré entre des machines grossières et d’autres plus subtiles. L’unique exception à la règle du monde vient de l’union, en l’homme, d’un corps et d’une âme, et se manifeste par conséquent dans les mouvements volontaires des êtres humains : c’est le seul phénomène dont la cause initiale soit étrangère au mécanisme universel.
Ce phénomène, on pourrait voir en lui une réfutation, la preuve que tout n’est pas mécanique, et peut-être la preuve que s’il y a bien un monde régi mécaniquement, il interagit avec un autre qui suit d’autres lois. Tel n’est pas le choix de Descartes. L’exception humaine reste pour lui une simple exception, qui confirme la règle du monde. Aussi affirme-t-il que c’est exclusivement d’une façon mécanique que la cause non mécanique peut exercer ses effets. Dans le mouvement volontaire, selon Descartes, l’âme meut la glande pinéale en exerçant sur elle une sorte de poussée, et la glande pinéale meut à son tour les esprits animaux en les dirigeant vers telle ou telle partie du corps. Il ne reste donc rien du caractère « extramondain » de la cause dans la façon dont l’effet se produit. On dira, certes, que sans cette cause l’état du monde eût été différent, et que la théorie proposée rend compte de cette modification : l’âme dévie le mouvement des esprits animaux, leur fait prendre une autre direction que celle qu’ils auraient prise si le corps était laissé à lui-même. Mais si Descartes soutient cette idée, c’est parce que la déviation est le seul changement que le monde puisse autoriser, compte tenu du principe qui le régit : le principe de la conservation de la même « quantité de mouvement » (Principes de la philosophie, II, § 36). En vertu de ce principe, dès lors que la vitesse d’un corps reste constante, il est possible de modifier la direction de son mouvement sans augmenter ni diminuer la quantité globale de mouvement dans le monde. Cette quantité serait constante s’il n’y avait aucun mouvement volontaire, elle reste constante avec tous les mouvements volontaires : l’exception confirme bien la règle.
Il peut être intéressant de confronter cette analyse aux remarques que Platon, dans le Phédon, attribue à Socrate au sujet de la différence à faire entre deux sortes de « causes ». Condamné à mort, Socrate reste assis, attendant son exécution, au lieu de s’exiler comme il en avait la possibilité : pourquoi ? La véritable cause est clairement qu’il a jugé préférable de subir une condamnation injuste plutôt que de commettre lui-même une injustice en bafouant les lois de la Cité. Bien entendu, il y a une autre sorte de « cause » que ce principe éthique, il y a la cause mécanique sans laquelle Socrate ne pourrait demeurer assis dans sa prison : il faut pour cela que son corps soit composé d’os et de muscles lui permettant de plier ses membres et de s’asseoir. Nul ne conteste la pertinence d’une cause mécanique de ce genre quand il s’agit d’expliquer ce qui arrive dans le monde sans que l’homme y soit pour quelque chose. Mais à propos d’une action volontaire comme celle de Socrate, invoquer les os et les muscles paraît d’emblée ridicule, incongru. C’est faire preuve d’un manque de tact conceptuel, mentionner ce qui doit être tu, même si chacun sait que c’est vrai. Certes il n’est pas inexact de soutenir, à la manière de Descartes, que l’âme immatérielle de Socrate ne peut rien produire dans le monde qui ne soit conforme aux lois du monde, en particulier celles qui régissent les os et les muscles de Socrate. Mais il est incongru, inconvenant, de mêler cette nécessité triviale à l’explication du comportement de Socrate, comme si l’une et l’autre, la condition matérielle d’un côté, le principe éthique de l’autre, pouvaient coexister dans le même univers. Le sens du ridicule semble ici avoir valeur de test pour la distinction de deux mondes, indépendants l’un de l’autre.
Les trois mondes
Mais que veut-on dire au juste quand on affirme que la prescription socratique « Il vaut mieux subir l’injustice que commettre l’injustice » appartient à un monde différent de celui où se trouvent les os et les muscles de Socrate ? On veut dire d’abord que cette prescription n’est pas un phénomène psychologique, une simple « idée » qui serait logée dans la tête de Socrate, elle-même logée dans le même monde que les os et les muscles de Socrate. Il ne faut pas confondre la pensée et les objets de la pensée. À supposer même que Socrate ait été le premier à concevoir cette prescription, à supposer qu’il l’ait créée, il l’a créée comme quelque chose qui existe objectivement, quelque chose que l’on peut ignorer, rencontrer, méconnaître, découvrir, comprendre bien ou comprendre mal. Lui-même ne pouvait la comprendre intégralement, faire le tour de tout ce qu’elle contient, de ce que contiennent toutes ses implications, toutes ses relations avec d’autres prescriptions. À travers elle, c’est bien un monde qui est apparu, un monde à explorer, un monde dont certaines régions n’ont toujours pas été explorées, et ne le seront peut-être jamais, mais existent déjà, et nous attendent.
Revenons sur les trois principes que les philosophes ont proposés successivement pour penser l’unité « du » monde. Nous constatons que chacun d’eux s’applique avec pertinence au monde particulier que constituent les prescriptions éthiques, les règles logiques, les maximes esthétiques et d’autres objets de ce genre. Ces prescriptions, règles et maximes sont en effet aptes à former un ensemble ordonné, un cosmos hiérarchisé : elles sont liées les unes aux autres, se définissent les unes par rapport aux autres et se déduisent les unes des autres. En outre, et c’est ce que l’exemple de Socrate dans sa prison met bien en lumière, non seulement un tel monde est régit par des lois, mais la légalité de ces lois est sans rapport avec celle des lois du monde physique : aucun esprit n’est obligé par les lois qui contraignent les corps, aucun corps n’est contraint par les lois qui obligent les esprits. Le monde contenant le précepte socratique est donc autonome par rapport à celui qui contient les os et les muscles de Socrate : faire de ce précepte la cause d’un événement du monde physique, c’est reconnaître que le monde physique contient des effets qu’il n’a pas pu produire lui-même, qui ne relèvent pas de sa propre légalité. Reste à considérer le troisième principe d’unification, celui de l’habitat spécifique, de l’environnement sensé d’un point de vue biologique. Le monde des prescriptions, des règles et des maximes est comparable à un habitat construit, fabriqué, il s’apparente à un nid ou à une maison. Or s’il est vrai que « l’oiseau fait son nid », il est encore plus vrai que le nid fait l’oiseau. Nous dirons ainsi, à la suite de Marx, que l’homme est produit par tout ce qu’il produit. Mais quand il s’agit de la production de prescriptions éthiques, de règles logiques ou de maximes esthétiques, nous devons dire que l’homme est transcendé par ce qu’il produit. Car ces libres créations de l’esprit humain lui imposent en retour l’obligation d’assumer toutes sortes de conséquences qu’il n’avait pas prévues, qui peuvent même lui paraître indésirables, mais qui constituent désormais son monde.
Cette dernière remarque éclaire d’un jour nouveau ce que nous avons appelé précédemment « l’exception » humaine, le fait que l’homme, en tant qu’être pensant, semble toujours se trouver en marge du monde, ni franchement à l’intérieur, ni franchement au-dehors. Nous comprenons maintenant que cette position marginale est en réalité une position intermédiaire, celle d’un « passeur » entre deux mondes. Pouvoir penser, c’est à la fois pouvoir créer certaines prescriptions, règles ou maximes, et pouvoir être sensible en retour à la nécessité d’appliquer ces prescriptions, ces règles, ces maximes. C’est donc grâce aux êtres pensants qu’un monde spirituel émerge hors du monde physique, et c’est grâce à eux également que ce monde spirituel s’incarne là où tout doit s’incarner, à savoir dans le monde physique. Si, comme Karl Popper dans La connaissance objective, nous nommons Monde 1 l’univers physique en raison de son évidente primauté, nous devons accorder le statut intermédiaire d’un Monde 2 à l’univers de la psychologie humaine et appeler Monde 3 l’univers autonome des objets spirituels. Il faut trois mondes pour faire un tout.
En lien avec ce chapitre, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":
- Platon: Les ombres
- Aristote: La fatigue d'être
- Descartes: Le malin génie
- Pascal: Faute de mieux
- Leibniz: Pourquoi ainsi plutôt qu'autrement?
- Popper: L'erreur est humaine
Dans le chapitre "Explications de textes":
- Épicure: Rien d'autre que les corps et le vide
- Hume: Le pire des mondes
- Husserl: L'expérience d'autrui
- Leibniz: Le meilleur des mondes
Et dans le chapitre "Notions":
- L'Espace
- La Loi
- L'Ordre
BIBLIOGRAPHIE
Alexandre KOYRÉ, Du monde clos à l'univers infini, Paris, Éd. Gallimard, Coll. "Tel", 1988
Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Éd. Gallimard, Coll. "Tel", 1976
Jakob von UEXKÜLL, Milieu animal et milieu humain, trad. C.-M. Freville, Paris, Éd. Rivages, 2010
HEIDEGGER, Les concepts fondamentaux de la métaphysique: Monde, Finitude, Solitude, trad. D. Panis, Paris, Éd. Gallimard, Coll. "Bibliothèque de philosophie", 1992
POPPER, L'univers irrésolu, trad. R. Bouveresse, Paris, Éd. Hermann, 1984
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