OÙ EST L’EXTRAVAGANCE ?

BERKELEY

 

     Tous les contemporains de George Berkeley (1685-1753) le décrivent comme un homme extrêmement talentueux, brillant, séduisant même, animé d’un zèle infatigable pour défendre le christianisme contre les « libres penseurs ». Qu’il s’agisse de l’étudiant surdoué du Trinity College de Dublin, de l’habitué des salons londoniens, ami de Swift, d’Addison et de Pope, du missionnaire s’embarquant en 1728 pour l’Amérique dans le but d’évangéliser un peuple neuf, et pour finir de l’évêque de Cloyne, dans le sud de l’Irlande, nous retrouvons la même fougue en faveur de la religion, les mêmes aptitudes à la communication.

     Les contemporains s’accordent donc à reconnaître le talent de Berkeley, son zèle religieux, mais la plupart d’entre eux ne le prennent pas au sérieux en tant que philosophe. Ils le tiennent pour un extravagant, un excentrique, voire un provocateur. Ce qui suscite un tel sentiment, c’est ce qu’on appelle dès cette époque l’ « immatérialisme » de Berkeley, la thèse selon laquelle la matière n’existe pas. Cet immatérialisme n’apparaît encore qu’en filigrane dans l’Essai pour une nouvelle Théorie de la Vision de 1709, mais s’exprime ouvertement dans les Principes de la Connaissance humaine de 1710, et trouve sa formulation parfaite en 1713, dans les Trois Dialogues entre Hylas et Philonous.

     La réaction la plus favorable à ces écrits, nous la trouvons chez les contemporains qui se déclarent seulement embarrassés par une philosophie qu’ils jugent fausse, mais irréfutable. Nous savons pertinemment que la matière existe, disent-ils, mais nous sentons qu’il est impossible de le prouver à quelqu’un qui, comme Berkeley, s’est mis en tête de nier son existence. Tel sera encore l’avis du philosophe David Hume : les arguments de Berkeley, dira-t-il, « n’admettent pas de réponse et ne produisent pas de conviction ; leur seul effet est de produire, sur le moment, de l’étonnement, de la perplexité et de l’embarras ».

     Mais reconnaître que nous sommes incapables de prouver l’existence de la matière, c’est reconnaître que nous croyons seulement à son existence, et c’est alors reconnaître toute la force de Berkeley. Car c’est admettre que ce croyant, cet homme de foi confronté au scepticisme des mécréants, a trouvé le moyen d’inverser le débat et de se présenter comme un incroyant, un incrédule, un homme qui ne croit pas à la matière et ne s’en laissera pas conter. Et ce sont maintenant les autres, les athées, les libres penseurs, qui sont appelés à comparaître en tant que croyants, contraints d’assumer comme une foi ce qu’ils sont dans l’impossibilité de prouver, contraints de défendre cette foi en tant que telle, ou alors d’avouer piteusement qu’ils s’imaginent croire à ce qu’ils ne croient pas vraiment. Et qu’y a-t-il de plus extravagant qu’une croyance imaginaire ? À la suite de Berkeley, entrons dans ce débat sur la matière.

 

 

 

 

 

     « Demandez au jardinier pourquoi il pense que ce cerisier-là existe dans le jardin, il vous dira que c’est parce qu’il le voit et qu’il le touche, en un mot parce qu’il le perçoit par ses sens ». Celui qui suggère ainsi à son interlocuteur de demander l’avis d’un jardinier, puis annule sa suggestion en prétendant savoir d’avance ce que répondrait le jardinier en question, c’est Philonous, l’un des protagonistes des Trois Dialogues entre Hylas et Philonous de Berkeley. Philonous défend dans la discussion les idées mêmes de Berkeley : traduit du grec, son nom signifie littéralement « celui qui aime l’esprit », tandis que le nom de son adversaire, Hylas, indique que ce dernier est au contraire du côté de la « matière ».

     L’ami de l’esprit propose donc au champion de la matière de demander à un jardinier à quelle condition une chose quelconque, cet arbre par exemple, « existe » pour lui : « qu’est-ce qui vous fait penser qu’il existe dans ce jardin un cerisier, mais pas d’oranger ? » Nous n’avons certes pas besoin d’interroger un jardinier en chair et en os pour savoir ce qu’il répondrait : « ce qui me le fait penser, dirait-il, c’est uniquement que je vois ce cerisier, que je le touche, alors que je ne perçois ici aucun oranger ». Ce n’est pas plus difficile que cela : exister, c’est être perçu, ne pas exister c’est ne pas être perçu, un point c’est tout, disent les jardiniers, et avec eux le reste de l’humanité, le « peuple » dans sa sagesse native, son « bon sens ». Car ceux qui composent le peuple ont mieux à faire que de douter de ce qu’ils voient et de ce qu’ils touchent : leur avis, écrit Berkeley, est que « les choses qu’ils perçoivent immédiatement sont les choses réelles ». En tant que philosophe, ajoute-t-il, je n’ai pas d’autre ambition que d’exprimer et de défendre cette robuste confiance du peuple dans la perception. Cette confiance, il me faut certes la formuler autrement que le peuple, avec d’autres mots. Je dois d’abord trouver un mot pouvant désigner l’être susceptible de percevoir, de recevoir en lui une autre réalité que la sienne : une telle aptitude est manifestement réservée à un être capable de penser, à un « esprit ». Je dois ensuite trouver un autre mot pour désigner ces « choses » dont la réalité est tributaire de l’esprit puisqu’elles n’existent qu’à la condition d’être perçues par lui. Or y a-t-il une façon plus juste de dénommer les perceptions immédiates de l’esprit, par exemple les sensations de rougeur, d’acidité et de rondeur qui constituent pour lui une cerise, que de les appeler des « idées » ? En conséquence, lorsque le peuple affirme que « les choses immédiatement perçues sont les choses réelles », je dirai, moi, que « les choses immédiatement perçues sont des idées qui n’existent que dans l’esprit ». Il est clair, prétend Berkeley, que la seconde proposition ne dit pas autre chose que la première : elle en est l’exacte traduction philosophique.

     Pour se conformer au bon sens populaire, pour refléter fidèlement l’opinion des jardiniers, la philosophie devrait donc enseigner que les choses sont des idées et qu’elles n’existent que dans l’esprit : voilà ce que Philonous, porte-parole de Berkeley, tente d’expliquer à Hylas. Nous comprenons sans peine la réaction de ce dernier. Allez voir votre jardinier, s’insurge-t-il, demandez-lui si cet arbre est pour lui une idée dans son esprit ou une véritable chose en dehors, interrogez ensuite qui vous voulez, mettez la question aux voix, vous ne recueillerez pas un seul suffrage en votre faveur. Hylas ne conteste pas qu’il y ait des esprits qui perçoivent et des idées perçues par ces esprits, mais il soutient, et nous soutenons avec lui, qu’il y a encore une autre réalité, qui est la vraie réalité des choses : la substance qui les fait exister là où elles existent, hors de l’esprit, hors des idées, autrement dit leur « matière ». Non seulement nous croyons comme Hylas à la matière, mais nous sommes convaincus comme lui que cette croyance est le principe même du bon sens populaire. Parmi toutes les thèses philosophiques, celle qui nie l’existence de la matière et ne reconnaît au monde que des esprits et des idées nous apparaît d’emblée comme la pire extravagance qui soit, le type même de la thèse dans laquelle le peuple ne pourra jamais se reconnaître.

     Rien n’est plus déroutant pour nous que de voir l’auteur de cette extravagance absolue revendiquer le statut de seul représentant authentique du sens commun, voire du « vulgaire », de la « populace ». Il est certes vrai, concède Berkeley, que la plupart des hommes s’imaginent croire à cette matière dont ils ont entendu parler, mais ce n’est pour eux qu’un mot. Se servent-ils jamais de l’idée de matière ? Il est clair que notre jardinier s’en passe fort bien quand on lui demande en quoi consiste pour lui l’existence du cerisier : à quoi lui servirait d’invoquer une substance extérieure à son esprit, et par conséquent inaccessible, quand ses sensations visuelles et tactiles, autrement dit les idées qui sont dans son esprit, lui fournissent une attestation suffisante de la réalité de cet arbre ? La véritable extravagance, affirme Berkeley avec une audace déconcertante, elle est chez ceux qui expliquent doctement au jardinier que le cerisier qu’il voit n’est pas le cerisier réel, lequel serait un « quelque chose » que personne n’a jamais vu, ne peut voir et ne verra jamais.

     Pour dissiper le sentiment d’absurdité que nous inspire sa thèse, Berkeley doit alors parvenir à nous convaincre que nous n’avons au fond jamais cru à la matière, jamais eu réellement besoin de son existence. Plutôt que nous enseigner sa propre philosophie, il doit nous délivrer de celle que nous imaginons être la nôtre. Et c’est bien ainsi qu’il procède. Notre croyance, il n’entreprend pas de la détruire en nous infligeant la preuve que la matière n’existe pas : il nous promet que cette croyance se détruira d’elle-même si nous la formulons sérieusement. Essayez de penser la matière, nous dit-il, et c’est l’absence de matière que vous penserez. Examinez vos raisons d’y croire, et vous n’aurez en face de vous que des raisons de ne pas y croire. La force de Berkeley en tant que maître à penser viendrait donc de ce que nos arguments contre lui se retournent systématiquement en sa faveur. En est-il bien ainsi ?

     Considérons l’une de nos plus puissantes raisons de croire que les choses ont une substance propre qui les fait exister en dehors de l’esprit, indépendamment des perceptions que nous en avons. Il paraît raisonnable de soutenir, contre Berkeley, que ce n’est pas seulement parce qu’il voit et touche un cerisier que le jardinier pense que cet arbre existe dans son jardin. Ce jardinier n’estime certainement pas, en effet, qu’il lui suffit de fermer les yeux ou de se détourner pour que le cerisier cesse d’exister. Comme tout un chacun, il est convaincu que l’existence du cerisier se maintient, qu’il le regarde ou non, qu’elle se maintient lorsque le jardin est désert et que plus personne n’est là pour le percevoir. Il est même convaincu qu’elle se maintiendrait telle quelle dans l’hypothèse où l’humanité disparaîtrait brusquement de la surface de la terre. Voilà, dirons-nous alors, ce que nous fait gagner la supposition de la matière : elle nous permet d’exprimer une conviction fondamentale du peuple, sa certitude inébranlable que les choses existent en elles-mêmes, persistent dans leur existence et subsistent par-delà l’intermittence de nos perceptions. S’il n’y avait au monde que des esprits et des idées, des choses qui perçoivent et des choses perçues, il faudrait dire qu’un arbre dans un lieu solitaire n’existe pas, ni un livre au fond d’un placard : cette absurdité manifeste n’est-elle pas une preuve définitive d’extravagance ?

     Votre argument est sans doute convaincant, reconnaît Berkeley, mais ce n’est pas du tout un argument contre moi : du seul fait que c’est un argument, il est en ma faveur. En concevant dans votre esprit l’idée d’un arbre isolé ou d’un livre caché, vous ne pouvez pas prétendre réfuter la théorie selon laquelle il n’y a au monde que des esprits et leurs idées. Au moment où vous voulez invoquer une sorte d’existence absolue, sans aucun rapport avec nous, vous la mettez justement en rapport avec nous. Pour faire de cet arbre et de ce livre des exemples pertinents, convaincants, vous les rapportez à votre esprit et à tous les autres esprits : vous en faites des idées et prouvez ainsi le contraire de ce que vous vouliez prouver. Exister, c’est toujours être perçu, et rien de plus. Quand je dis qu’une chose existe alors que personne ne la perçoit, je veux seulement dire que quelqu’un la percevrait s’il était là. Pouvez-vous donner un autre sens au verbe « exister » ?

     Voilà comment l’immatérialisme tire avantage de la puissance même d’un argument conçu pour défendre la matière. Il doit en aller ainsi pour tout argument de ce genre : dès lors qu’il est convaincant, apte à rendre la matière accessible à l’esprit, il renforce au contraire l’idée que l’esprit ne sort jamais de lui-même. Si le défenseur de la matière veut éviter de donner prise à un tel retournement de ses arguments, qu’il essaie au moins, demande Berkeley, d’avoir une idée précise de cette substance qui constitue selon lui la vraie réalité des choses. Qu’il considère par exemple une cerise, qu’il fasse abstraction de sa couleur, de sa forme, de sa saveur, bref de toutes ses perceptions qu’il en a, et qu’il se demande sincèrement s’il reste encore quelque chose dont il puisse avoir la moindre idée. Cette épreuve ne le convaincra peut-être pas de l’inexistence de la matière, mais elle lui apprendra que la matière ne lui sert à rien : qu’elle existe ou pas, il a toujours les mêmes idées, à savoir ses perceptions, uniquement ses perceptions. Pour mieux comprendre ce point, supposons un univers dans lequel la matière existe. Puisqu’elle n’affecte l’esprit d’aucune idée spécifique, les hommes vivant dans cet univers auront exactement les mêmes idées que celles qu’ils auraient dans un univers où elle n’existe pas. Et si nous supposons maintenant un univers dans lequel la matière n’existe pas, les hommes vivant dans cet univers auront les mêmes raisons d’y croire que celles qu’ils auraient dans un univers où elle existe. L’existence de la matière, conclut Berkeley, ne nous fait rien gagner, et son inexistence ne nous fait rien perdre : cette hypothèse ne sert strictement à rien, pas même à rendre compte de sa propre formulation.

     Est-il toutefois certain que l’inexistence de la matière, telle qu’elle a été établie jusqu’à présent, ne nous fasse rien perdre ? Cette inexistence signifie que les entités que nous appelons des « choses » sont en fait des idées, et qu’au lieu de se trouver hors de nous elles sont dans notre esprit. Or ce dernier point nous paraît toujours aussi extravagant. Prêts à concéder à Berkeley qu’un jardinier n’a que faire du concept philosophique de matière quand il constate la présence d’un cerisier, nous ne sommes pas du tout disposés à croire qu’il puisse confondre cet arbre avec les pensées qui naissent en lui au gré de sa fantaisie. Si le cerisier est pour lui une chose, c’est précisément parce qu’il le perçoit hors de lui, parce qu’il le sent différent de lui, parce qu’il sait que l’existence de l’arbre ne dépend pas de lui, mais s’impose au contraire à lui, qu’il le veuille ou non. Pour nous convaincre vraiment que c’est à des idées que nous donnons le nom de « choses », Berkeley doit donc nous faire connaître la raison pour laquelle les idées en question nous apparaissent dotées de cette propriété d’extériorité et d’indépendance sans laquelle, aux yeux du peuple, il n’y a pas de chose digne de ce nom.

     Comment une idée, qui est par définition dans l’esprit, pourrait-elle être en même temps extérieure à l’esprit ? Une seule situation répond à ces deux exigences opposées : celle où je découvre grâce à une autre personne des idées auxquelles je n’aurais pas songé par moi-même. Au moment où je les découvre, ces idées sont bien à la fois « dans » l’esprit de cette personne et « hors » du mien. Il n’y a pas d’autre moyen de résoudre la difficulté. Si nous voulons suivre jusqu’au bout le chemin de Berkeley, si nous refusons comme lui de donner à l’expression « hors de l’esprit » le sens d’une extériorité matérielle, d’une extériorité dans l’espace en quelque sorte, et si nous voulons malgré tout que le cerisier soit bien hors de l’esprit du jardinier qui le perçoit, nous n’avons que cette solution : ce cerisier, dirons-nous, est hors de l’esprit du jardinier parce qu’il est dans un autre esprit. La seule extériorité possible, quand on nie la matière, c’est celle d’un autre esprit.

     N’importe quel être humain est évidemment pour moi un autre esprit. Mais il nous faut  concevoir ici un « autre esprit » d’une nature très particulière. C’est dans cet esprit que doivent résider toutes les idées qui nous apparaissent comme autant de choses constituant ce que nous appelons le monde extérieur. Chacune de ces idées, il la perçoit en permanence, assurant la continuité d’existence que nous attribuons à toute chose par-delà l’intermittence de nos perceptions : c’est lui le témoin universel dont nous supposons la vigilance sans faille lorsque nous parlons de l’existence d’un arbre au milieu du désert ou d’un livre au fin fond de son tiroir. Ce qu’il perçoit, cet autre esprit doit en outre avoir le pouvoir actif de nous le faire percevoir : les perceptions dont nous avons conscience de ne pas être les auteurs, les idées que nous savons ne pas pouvoir produire comme nous produisons nos rêveries, c’est de sa puissance créatrice que nous les recevons, et non d’une substance matérielle inerte. Il nous les transmet comme un esprit peut transmettre des idées à un autre esprit, comme nous nous transmettons entre nous nos propres idées, c’est-à-dire en nous parlant. Comme le nôtre, le langage que parle cet esprit est constitué de signes arbitrairement associés à certaines significations. Mais au lieu d’être des mots, ces signes sont des idées, des perceptions associées à d’autres perceptions par des liens constants. La préservation et l’épanouissement de notre vie dépendent de notre aptitude à comprendre ce langage, à déchiffrer le texte dont cet esprit est l’auteur : c’est ce que nous appelons « connaître les lois de la nature ».

     En résumé, cet autre esprit est un esprit infini, omniprésent, créateur et bienveillant. Nous ne sommes donc pas surpris de voir Berkeley l’appeler « Dieu ». Ce qui nous rend perplexes, en revanche, c’est la façon dont il explique pourquoi nous avons le sentiment que nos perceptions ne dépendent pas de notre volonté : c’est, dit-il, parce qu’elles dépendent d’une autre volonté que la nôtre, de la volonté de Dieu. Considérons cette explication du point de vue du bon sens populaire, confrontons-la à l’explication concurrente, celle qui justifie le même sentiment en supposant l’existence d’une substance matérielle : en quoi la première mérite-t-elle d’échapper au reproche d’extravagance qui frappe, selon Berkeley, la seconde ?

     Afin de répondre à cette question, prenons pour exemple un de ces liens entre perceptions différentes qui constituent, à en croire Berkeley, le langage de la nature, le langage que Dieu nous parle. Nous savons tous, en fonction de la grandeur apparente des objets, évaluer à quelle distance de nous ils se trouvent, autrement dit quelle distance nous devrions parcourir pour entrer en contact avec eux. Berkeley prétend que dans un tel cas les perceptions visuelles sont les signes annonciateurs de perceptions tactiles : notre survie dépendant en grande partie de notre aptitude à acquérir et à éviter certaines choses, il est essentiel pour nous d’apprendre à déchiffrer ces signes. Mais, objectera-t-on, avons-nous réellement besoin d’apprendre à les déchiffrer ? N’y a-t-il pas, entre les données de la vue et celles du toucher, une ressemblance telle qu’un aveugle-né retrouvant la vue reconnaîtra aussitôt, sans le moindre apprentissage, les formes qu’il sait déjà repérer tactilement ? Cette ressemblance, cette connexion spontanée apporte la preuve, conclura-t-on, que la vue et le toucher sont deux moyens différents d’accéder à une réalité unique, qui n’est ni exclusivement visuelle, ni exclusivement tactile, qui est donc extérieure aux idées imprimées dans l’esprit par ces deux sens, tout en étant leur source commune : la substance matérielle.

     Tout cela est faux, répond Berkeley. L’expérience montre qu’un aveugle-né retrouvant la vue ne sait pas reconnaître les formes qu’il a l’habitude de repérer au toucher. La vérité est que les idées relevant de l’un et de l’autre sens forment deux univers qui n’ont rien de commun. Le rapport entre une perception visuelle et la perception tactile correspondante est comparable au rapport entre le mot « chien » et un chien : ce n’est pas une connexion naturelle entre deux approches différentes d’une même réalité, c’est un lien arbitraire, institué par la volonté de Dieu pour nous permettre d’assurer notre survie. De même qu’il a appris à comprendre sa langue maternelle, le jardinier a appris à relier les données tactiles aux données visuelles. C’est ce qui lui permet d’affirmer, avec la simplicité du bon sens, que le cerisier existe parce qu’il le voit et le touche. Il ne s’inquiète pas d’une prétendue réalité unique de l’arbre, d’une substance commune qui serait visée par ces deux perceptions différentes et se tiendrait au-delà d’elles. Il prend le monde pour un texte présenté à son esprit, et se borne à le lire. Rien ne devrait donc lui paraître extravagant dans l’affirmation que ce texte a un auteur. Cela revient en effet à dire que derrière le texte il n’y a rien d’autre que la volonté divine de nous parler, bref que le monde que nous révèlent nos sens est transparent : croire en Dieu, c’est croire que ce qu’on voit et ce qu’on touche est toute la réalité du monde. L’extravagance commence lorsqu’on imagine quelque chose derrière ce qu’on voit et ce qu’on touche, quelque chose qui épaissit le monde et le rend opaque. La croyance à la matière brouille le texte, elle fait écran entre l’auteur et son lecteur. Nous savons déjà que les jardiniers n’ont pas besoin de l’idée de matière, nous comprenons pourquoi les athées, eux, en ont besoin.

 

En lien avec cette étude, on pourra lire, dans le chapitre "Conférences":

- Berkeley et les mathématiques

Dans le chapitre "Explications de textes":

- Berkeley: L'abstraction opératoire

- Berkeley: Signes et choses signifiées

Et dans le chapitre "Notions"

- La Distance

- La Matière

 

BIBLIOGRAPHIE

BERKELEY, Oeuvres, sous la direction de G. Brykman, Paris, Éd. P.U.F., Coll. "Épiméthée", 2 vol., 1985-1987

Roselyne DÉGREMONT, Leçons sur la philosophie de George Berkeley, Paris, Éd. Ellipses, Coll. "L'université philosophique", 2013

Geneviève BRYKMAN, Berkeley et le voile des mots, Paris, Éd. Vrin, Coll. "Bibliothèque d'histoire de la philosophie", 1993

 

 

 

 

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