L’ÉVEIL

ALAIN

 

 

     Ceux qui découvrent les écrits d’Émile Chartier, dit Alain (1868-1951), peuvent y retrouver la forme traditionnelle du traité en ouvrant le Système des Beaux-Arts (1920) ou celle du dialogue philosophique en lisant les Entretiens au bord de la mer (1931). Mais c’est une autre forme, tout à fait nouvelle en philosophie, qui attirera surtout leur attention : la forme des Propos.

     Les Propos sont d’abord des articles écrits pour paraître dans un journal. Si nous nous en tenons à la période où le genre connaît sa perfection, la période 1906-1914 durant laquelle Alain s’impose chaque jour la tâche de rédiger, sur la situation politique du moment, sur un fait divers ou sur tout autre sujet, un court texte imprimé aussitôt afin d’être lu le surlendemain, ce sont plus de trois mille Propos d’un Normand qui paraissent dans le journal La Dépêche de Rouen. Ils seront ensuite, avec d’autres, regroupés en recueils thématiques : Propos sur le Bonheur (1928), Propos sur la Religion (1950), Politique (1951).

     Les Propos « sont nés de la philosophie », écrit Alain. Entendons qu’ils sont nourris par la pensée des grands philosophes, celle de Platon ou d’Aristote, celle de Descartes, de Kant ou de Hegel, celle de tous ces auteurs dont le professeur Alain, parallèlement à son activité de journaliste, explique chaque jour les œuvres comme doit le faire un professeur de philosophie, c’est-à-dire d’après l’idée qu’elles sont vraies. Les Propos, de leur côté, montrent que cette grande philosophie peut être mise à l’épreuve du journalisme.

     Mais cela ne nous dit pas encore quelle est la philosophie d’Alain, et en quoi cette philosophie trouve dans les Propos une expression adéquate. Nous pourrions même avoir l’impression que l’objectif d’Alain en écrivant ses Propos n’est pas vraiment un objectif de philosophe, qu’il cherche plus à provoquer ses lecteurs qu’à leur démontrer ce qui est vrai, à les réveiller qu’à les convaincre sereinement. De fait, quand il s’explique sur ce qui l’a poussé à accomplir cette tâche quotidienne, Alain invoque d’abord sa passion politique, ensuite sa découverte du bonheur d’écrire. D’un côté, donc, la fougue partisane, la vivacité de l’engagement en faveur d’opinions qui nous semblent pourtant bien modérées, celles du radicalisme sous la Troisième République. De l’autre la révélation d’une façon d’écrire qui ne consiste pas à transcrire en français quelques idées préalablement conçues, mais à faire surgir les idées de l’écriture même. D’un côté le parti pris, de l’autre l’invention perpétuelle.

     Et si c’était cela, justement, la philosophie d’Alain ? Nous pouvons caractériser chaque grand philosophe par l’idée qu’il se fait de la vérité. Peut-être l’idée que s’en fait Alain est-elle la suivante : la vérité ne se démontre pas, mais s’invente, elle n’est vraie qu’au moment où elle provoque, où elle réveille. Si nous admettons que l’éveil est essentiel à la vérité, la forme même des Propos s’avère éminemment philosophique. Il vaut la peine d’examiner cette hypothèse.

     

 

      Il y a sommeil et sommeil. Il y a le sommeil nécessaire qui nous permet, comme une grâce, de nous absenter du monde et de ses soucis. Mais il y a également le sommeil léthargique de la pensée engourdie, de la pensée qui dit « oui » à tout : le geste coutumier de la tête par lequel nous signifions l’acquiescement est celui d’un être humain qui tombe de sommeil. Acquiescer à tout, c’est croire, et se croire : c’est prendre pour vrai, sans examen, tout ce qui se montre de la réalité extérieure et tout ce qui émane de soi-même. Le maître à penser doit alors être l’éveilleur, celui qui nous apprend à secouer la tête, à dire « non », à ne jamais croire. Mais à quoi bon nous aider à dissiper les brumes du sommeil, à quoi bon nous inciter à la critique des apparences, des faux semblants, des illusions, si ce n’est pour que nous soyons un jour définitivement éveillés, lucides, capables de voir le monde comme il est ? Ou alors faut-il penser que ce serait encore une façon de dormir que de se croire éveillé de cette façon ? C’est bien ce que pense Alain, ce qu’il formule en professeur s’adressant à ses élèves, le 29 juillet 1904, dans un discours de distribution des prix qui sera publié plus tard sous le titre Les marchands de sommeil. Les marchands de sommeil, explique Alain, ce sont tous ceux qui enseignent qu’il y a des idées vraies et des idées fausses : des idées fausses qu’il faudrait rejeter pour toujours, des idées vraies qui le seraient une fois pour toutes, qui se conserveraient vraies après leur usage et avant d’autres usages, de sorte qu’on pourrait se reposer sur elles, les yeux fermés. Si son objectif est de délivrer les hommes de leurs idées fausses pour les doter d’idées vraies sur lesquelles ils pourraient compter de cette façon, le prétendu maître à penser n’est donc pas un éveilleur, mais un marchand de sommeil. Le véritable maître à penser est celui qui apprend aux hommes à ne surtout pas compter sur leurs idées vraies, car toute idée devient fausse quand on compte sur elle : il n’y a de vérité que dans la redécouverte du vrai, et le vrai est toujours à redécouvrir, de même que le monde est à reconstruire chaque matin, au réveil. L’élément décisif de la vérité, ce n’est donc pas la vérité elle-même, c’est l’éveil. Mais pourquoi ? Quelle est au juste la vertu de l’éveil ?

     Partons du principe que nous n’avons jamais affaire qu’à un seul monde, le monde dit « réel », et que ce monde ne se donne pas à nous tel qu’il est : nous ne pouvons le percevoir en ouvrant seulement les yeux, mais en interprétant ce que voient nos yeux. L’homme endormi est alors celui qui perçoit les choses paresseusement, celui qui se prononce sur la réalité en se laissant guider par l’état de son corps, ses émotions ou ses passions, sans se livrer à une enquête sérieuse. C’est ainsi que la surprise de voir la lune apparaître à l’horizon, c’est-à-dire presque parmi nous, juste derrière les toits et les clochers, nous la montre plus grande que lorsque nous la voyons en plein ciel, au zénith. Un examen plus lucide, précise Alain, nous prouverait que nous ne la voyons pas plus grande du tout. Mais nous croyons la voir plus grande, nous l’imaginons plus grande : le mot « imagination » trouve son usage légitime quand il désigne ainsi, non une faculté spécifique nous permettant de percevoir un objet irréel, mais la perception endormie, sans précaution et sans rigueur, d’un objet réel.

     Encore faut-il comprendre comment la perception endormie de notre monde parvient si facilement à se faire passer pour la perception normale d’un autre monde, dit « imaginaire » : le sommeil de la pensée nous fait tomber ici dans une illusion tout à fait particulière, dont seul l’éveil pourra nous délivrer. La langue française nous éclaire sur ce phénomène lorsqu’elle donne au verbe « imaginer » la forme pronominale « s’imaginer que », propre à exprimer la complaisance à soi-même, la propension à se croire qui caractérise l’homme livré sans vigilance à l’émotion ou à la passion. Celui qui a peur, par exemple, est tout disposé à se croire sans sévérité, à croire trop facilement les signes ambigus de son corps affolé. Quelques ombres vagues, quelques bruits indistincts deviennent pour lui des dangers, des ennemis. Dira-t-on que son imagination le rend capable de peupler le monde de dangers et d’ennemis imaginaires qui s’ajouteraient à la réalité ? Non, cet homme n’a vu et entendu que ce qui est, des ombres et des bruits, et Don Quichotte lui-même n’a vu que des moulins à vent. Dira-t-on alors que dangers et ennemis imaginaires ne représentent qu’une perception paresseuse, une interprétation sans rigueur du monde environnant ? Oui, et pourtant cet homme a bien l’impression de les voir et de les entendre, tant est grande sa complaisance à se croire menacé sur la foi du moindre signe. Il s’imagine donc qu’il les voit et les entend, il s’imagine qu’il les imagine. Notre imagination ne nous rend pas capables d’imaginer quoi que ce soit, mais elle peut faire que nous nous imaginions imaginer, dissimulant ainsi son vide, son manque d’objet

    Nous pouvons maintenant tenter une première analyse de l’éveil. Qu’il sorte du sommeil et de ses rêves ou s’arrache à une torpeur, à une habitude, voire à une simple distraction, celui qui s’éveille est censé reprendre contact avec la réalité et pouvoir en même temps revenir avec lucidité sur l’illusion qui l’en tenait auparavant éloigné. Est-ce pour dire adieu à cette illusion, la repousser dans le monde imaginaire auquel elle appartient de plein droit, l’éloigner du monde réel où elle n’a pas sa place ? Bien au contraire, soutient Alain, si l’être humain doit s’éveiller et se tenir éveillé, c’est pour « sauver » les illusions, les rêves et les rêveries, les apparences et les faux semblants. S’il doit se reprendre, s’il doit cesser de se croire lui-même avec complaisance, c’est pour reprendre ses perceptions fausses, pour les empêcher de sombrer dans la fascination vide de l’imagination, pour les maintenir là où elles peuvent se maintenir, parmi les choses, dans l’unique monde réel. S’éveiller est donc le contraire exact de s’imaginer. La perception vraie du monde n’est rien d’autre qu’un patient et méthodique sauvetage de perceptions fausses : percevoir correctement un cube, par exemple, trouver le principe qui unit ses diverses apparences et leur donne consistance, c’est comprendre pourquoi aucune de ces apparences ne doit présenter les six faces et les vingt-quatre angles droits d’un cube, c’est établir sans être trompé le droit qu’a chacune de nous tromper. Si cela vaut pour toute perception vraie, comment la vérité ainsi conquise dans la tension de l’éveil, au moment où l’erreur est à la fois maintenue devant les yeux et surmontée, pourra-t-elle demeurer acquise quand cette tension se relâche ? Elle se perdra chaque fois que l’être humain, retombé dans la passivité, redevenu incapable de surmonter et même de maintenir l’erreur, recommencera à se croire, à croire qu’il voit autre chose que ce qui est. Elle se perdra aussi le jour où il croira être définitivement éveillé : il ne lui servira à rien d’avoir appris comment surmonter l’erreur lorsqu’il cessera de la maintenir devant lui.

     On objectera peut-être qu’il ne s’agit là que de perception, et que la perception correcte des choses n’est pas l’objectif suprême de celui qui veut connaître le monde : elle lui fournit certes des matériaux indispensables, mais son but est d’élaborer à partir de ces matériaux les énoncés généraux, vrais partout et en toutes circonstances, que l’on appelle des lois, et dont le catalogue constitue la science. Or il faut bien, ajoutera-t-on, que la vérité des matériaux soit acquise, et définitivement acquise, pour que soit acquise la vérité des lois qui nous intéressent. Voilà justement ce qu’enseignent ceux qu’Alain nomme des marchands de sommeil : c’est endormir les hommes que de leur dire qu’ils sauront ce qu’il leur faut savoir s’ils gardent en mémoire les lois auxquelles ne peuvent manquer d’obéir tous les faits particuliers qu’ils sont susceptibles de percevoir. Faisons toutefois la part de ce qui est correct dans cette idée. Car il est bon d’apprendre que dans la nature tout arrive selon des lois et non parce que telle ou telle volonté nous l’a destiné : nous n’avons plus alors à supputer le mobile de cette prétendue volonté, nous n’avons plus à redouter ses pièges, nous n’avons plus à chercher les moyens de nous la rendre favorable. En nous révélant que le monde va comme il va et ne nous veut rien, la science nous délivre du fatalisme : ce faisant, elle participe à notre éveil, elle contribue à détruire notre complaisance, notre tendance à croire sans examen tous les signes que nos passions détectent et transforment si facilement en augures. L’esprit scientifique est la condition d’une perception lucide des événements : or le monde est fait d’événements, et de rien d’autre. Qu’un homme tombé à l’eau soit dévoré par un requin qui passait précisément par-là, c’est un événement où nous serions tentés de lire une destinée fatale si la science ne venait nous rappeler que ce n’est pas pour dévorer l’homme que le requin se trouvait à cet endroit de l’océan, mais par une suite d’actions et de réactions gouvernées par des lois ; et que l’homme n’est pas non plus tombé à cet endroit pour y subir son sort, mais par une suite d’actions et de réactions indépendantes des précédentes, et gouvernées par d’autres lois.

     Toutefois, s’il est vrai que l’idée de loi peut nous délivrer du fatalisme en rendant plus lucide notre perception des événements, elle risque en revanche de nous inciter elle-même au fatalisme si nous croyons, conformément à l’enseignement des marchands de sommeil, que la loi énonce une vérité générale contenant en elle la vérité particulière de tous les événements qui obéissent à la loi : car on dirait alors, pour reprendre l’exemple précédent, que c’est parce qu’il est carnivore que le requin dévore l’homme tombé à l’eau, autrement dit que sa nature de requin le destine depuis toujours à dévorer cet homme. Il s’agit bien d’une conception fataliste, et paresseuse : celui qui la soutient pense pouvoir dormir sur ses deux oreilles parce que la vérité générale qu’il connaît déjà lui fournit d’avance une infinité de vérités particulières et le dispense d’aller les chercher. Or ce qui est vrai dans tout événement, c’est la rencontre, l’intersection de plusieurs lois, indépendantes les unes des autres : rencontre d’un requin carnivore et d’un homme soumis à la chute des corps, rencontre d’un requin conduit là par les lois qui régissent le déplacement des bancs de poissons et d’un homme conduit là par les lois qui régissent le déplacement d’un bateau, etc. Quand on prend pour point de départ le croisement effectué, l’événement accompli, il est raisonnable de dire que cet événement a lieu à cause de toutes les lois qui se croisent en lui, qu’il est expliqué par elles, qu’il leur obéit. Mais quand on part des lois elles-mêmes, ce qu’on met en lumière est au contraire le caractère parfaitement accidentel de leur croisement : le recours aux lois fait ressortir ce qui n’obéit à aucune des lois qui se rencontrent, à savoir leur point de rencontre, l’événement unique et inexplicable. Loin de contenir d’avance en elle la vérité particulière de l’événement, la loi est l’instrument permettant de révéler cette vérité comme ce qui lui échappe. Notre objectif, dans la connaissance du monde, n’est donc pas de rendre la réalité intégralement prévisible en formulant ses lois, et d’utiliser pour cela le matériau fourni par les perceptions. Ce sont au contraire les lois qui sont nos moyens, le seul véritable but étant de percevoir correctement ces écarts imprévisibles de la réalité que sont les événements.

     Ce qui vaut pour la loi vaut pour toute théorie, tout concept, toute idée. Il n’y a pas d’idées vraies ou fausses car une idée n’a pas à être vraie, pas plus qu’une règle ou un thermomètre : l’idée est un instrument au service d’une juste perception des débordements du réel, elle permet de mesurer ce qui se rapproche ou s’éloigne d’elle. Ce qui est vrai ou faux, ce n’est jamais l’idée, c’est l’utilisateur de l’idée, c’est l’homme lui-même, selon qu’il est éveillé ou endormi, car il ne suffit pas de dire la vérité, il faut la dire à propos. Mais la pensée endormie ne se borne pas à la croyance en des idées vraies ou fausses : une autre de ses illusions est de croire qu’il y a des idées nouvelles ou anciennes, novatrices ou dépassées. Celui qui est toujours en retard sur l’événement s’imagine facilement, en effet, que son retard vient de ce qu’il lui a manqué telle ou telle idée nouvelle. Il fait alors partie de ceux qu’Alain appelle les « esprits coureurs », ceux qui cherchent à attraper la vérité comme une chose que personne n’aurait encore jamais aperçue. Mais il n’y a pas plus d’idées nouvelles qu’il n’y a d’idées vraies ou fausses : c’est avec des idées vieilles comme le monde qu’il nous faut penser une réalité toujours neuve. Car il est vrai que cet unique monde réel, ce monde d’événements uniques, présente à chaque instant quelque chose de neuf à qui se tient éveillé. Tout est neuf, donc, et pourtant tout a été dit, rien n’est nouveau, rien ne peut survenir qui rendrait caduc ou désuet l’enseignement contenu dans les plus anciens lieux communs de la pensée : les sens nous trompent, les passions nous aveuglent, la force n’est pas le droit, etc. Tous ces lieux communs usés et piétinés, nous les connaissons forcément déjà, mais ce n’est pas une raison pour passer en courant comme si l’on avait mieux à faire. Il nous faut les penser à neuf, sur l’occasion, car ils ne sont vrais que dans cette reprise. Partir de la forme pieusement conservée de ces sentences vénérables pour s’approprier leur contenu en le réinventant, c’est le mouvement de l’éveil. C’est également le vrai mouvement de la culture et celui de l’éducation, ce qui justifie les récitations de notre enfance.

     Tout est neuf, rien n’est nouveau. En particulier, rien n’est nouveau au sens où l’entendent ceux qui n’apprécient un événement qu’en fonction de sa place dans la trame historique. Ceux-là ont ce qu’Alain appelle « l’esprit historien » : un roman de Balzac est pour eux une œuvre d’époque, venue après d’autres et avant d’autres, non un livre utile à lire aujourd’hui. Et quand ils en viennent à l’actualité, c’est encore en historiens qu’ils l’abordent, s’efforçant de comprendre comment elle doit s’insérer dans la trame, quel nouveau chapitre doit maintenant s’ajouter à ceux qui ont déjà été écrits. C’est une autre façon de s’endormir, de s’imaginer connaître l’événement avant qu’il ait lieu. Mais si Alain nous propose de négliger superbement toutes les querelles d’anciens et de modernes et de ne nous intéresser qu’à ce qui, dans l’actualité ou ailleurs, nous donne l’occasion d’exercer les plus vieilles idées pour faire jaillir les vérités les plus neuves, ne nous propose-t-il pas au fond de penser et même de vivre hors de l’histoire ? Il faut au contraire ne pas avoir l’esprit historien, répond-il, pour penser et vivre selon l’histoire qui se fait réellement. Car ce qui caractérise l’esprit historien, c’est qu’il redouble l’histoire : à l’histoire qui se fait, il ajoute l’histoire qu’il fait lui-même en construisant son récit. Prisonniers de cette trame unique, les événements ne peuvent plus être qu’anciens ou nouveaux. Mais essayons de nous représenter ce que serait une histoire sans histoire, une histoire débarrassée du récit qui la double. Supposons qu’on écrive la retraite de Russie sans en raconter l’histoire, donc sans nommer la Russie, l’Allemagne, Napoléon, etc. On décrirait seulement les hommes qui marchent, qui ont froid et faim, qui mangent, dorment et ont les pensées convenant à ces divers états. Il y aurait là le monde réel, l’unique monde réel, et tous les événements susceptibles d’exercer la sagacité d’une pensée éveillée. Ce serait, prétend Alain, la vraie retraite de Russie.

     Ni esprit coureur, ni esprit historien, l’homme éveillé est prêt à accueillir ce que chaque jour apporte de neuf. S’il a une philosophie, ce n’est pas celle qui s’incarne en un système où le réel serait muselé et toutes les vérités dites d’avance, mais celle qui laisse au monde la liberté de nous surprendre, celle qui invite la pensée à se frotter à tout ce qui survient pour que jaillisse de ce choc un éclair de vérité. Cette distinction entre deux sortes de philosophies peut toutefois nous abuser si nous la prenons sérieusement pour un principe de classification. Car nous oublions alors que la tradition scolaire a souvent transformé après-coup en système achevé ce qui n’était qu’une façon de préparer l’esprit à la perception correcte de la réalité. Nous oublions surtout que c’est à nous de penser ce que contiennent les systèmes que lègue cette tradition, et cela parce qu’il n’y a pas pour nous d’autre façon de penser que celle qui consiste à continuer, à reprendre une pensée ancienne et éprouvée, à la travailler en tous sens jusqu’à en faire la nôtre, notre instrument pour saisir la vérité. Je n’ai pas à lire Platon pour savoir ce que Platon voulait exactement dire, mais pour savoir grâce à Platon ce que je veux exactement dire. C’est de cette façon que Platon, mais aussi Descartes et Spinoza, Kant et Hegel, sont des maîtres à penser pour le professeur de philosophie qu’est Alain. Et si le philosophe Alain est pour nous un maître à penser, c’est en un autre sens encore : au sens où le maître est celui qui donne l’exemple. Alain donne l’exemple de la pensée éveillée, et chaque jour réveillée. Tous ceux qui, un sourire ironique aux lèvres, attendent le philosophe au tournant, à ce moment où l’événement survient comme un voleur et où il ne faut pas seulement bien penser mais penser à propos, nous pouvons les renvoyer aux Propos d’Alain. Ils y trouveront la philosophie éternelle au jour le jour, la philosophie des grands auteurs confrontée à ce qui arrive, non pour se mettre à la remorque de l’événement ni pour le dissoudre dans l’éternité, mais parce qu’il n’y a rien d’autre à penser.

 

En lien avec cette étude, on pourra lire, dans le chapitre "Explications de textes":

- Alain: Idée générale et idée universelle

- Comte: Le positivisme n'est pas un empirisme

Et dans le chapitre "Notions":

- L'Art

- L'Enfance

- L'Ennui

- Le Hasard

- L'Imaginaire

- L'Inconnu

- L'Intelligence

- Le Jugement

- La Paix

 

 

BIBLIOGRAPHIE

ALAIN, Propos I, édition de Maurice Savin, Paris, Éd. Gallimard, Coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1956

ALAIN, Propos II, édition de Samuel S. de Sacy, Paris, Éd. Gallimard, Coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1970

Georges PASCAL, L'idée de philosophie chez Alain, Paris, Éd. Bordas, 1970

Jérôme PERRIER, Alain ou la démocratie de l'individu, Paris, Éd. "Les Belles Lettres", 2017

 

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