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Expérience et témoignage du libre arbitre selon Descartes
EXPÉRIENCE ET TÉMOIGNAGE DU LIBRE ARBITRE SELON DESCARTES
Dans un passage bien connu de sa Lettre du 9 Février 1645 au Père Mesland, Descartes soutient que « lorsqu’une raison fort évidente nous meut vers un côté, bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère nous porter à l’opposé, absolument parlant, néanmoins, nous le pouvons. Car il nous est toujours loisible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité manifeste, pourvu seulement que nous pensions que c’est un bien d’attester par là notre libre arbitre (modo tantum cogitemus bonum libertatem arbitrii per hoc testari) [1].» Nous avons donc dans l’absolu, même si c’est hautement improbable, ou strictement improbable, la possibilité de refuser l’évidence ou de nous détourner de ce que nous savons être le bien.
Je voudrais mettre particulièrement l’accent sur l’idée d’attestation, ou de témoignage du libre arbitre (Testari : attester, témoigner, faire la preuve de …). Comment un acte quelconque, toujours unilatéral par rapport au pouvoir de choisir entre des contraires, peut-il à lui seul porter témoignage de ce pouvoir ? Et puisque le témoignage invoqué dans ce passage prétend manifestement avoir valeur de preuve, peut-il y avoir quelque chose comme une preuve de la liberté ? Ces deux questions nous renvoient, par-delà
Je partirai de l’idée d’une expérience sans témoignage, d’une expérience qui n’a pas besoin de témoignage, et je montrerai que la nécessité du témoignage correspond toujours chez Descartes à une certaine disqualification de cette expérience. Une première disqualification est celle qui a lieu dans
Un mouvement contraire de réhabilitation de l’expérience a donc lieu, dès
Il nous faudra donc comprendre ce qui justifie chez Descartes ces deux mouvements contraires, et aussi ce qui les arrête autour d’un point d’équilibre où se conjuguent l’expérience et le témoignage de la liberté.
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Nous connaissons notre liberté, affirme Descartes, parce que nous l’ « expérimentons », la « sentons » ou « ressentons » [2] en nous-mêmes, parce que nous l’ « apercevons intérieurement » [3]. Cette expérience suffit à nous en donner une certitude telle que rien ne peut la menacer, et nous dispense d’en fournir une preuve, ou de nous en persuader par raison.
Dans les Troisièmes réponses, Descartes semble soutenir que cette expérience sans preuve est une expérience permanente. À l’objection douzième de Hobbes, selon laquelle, dans
Pourtant, d’autres textes de Descartes semblent assigner à l’expérience de la liberté un lieu privilégié, une situation particulière, et nous incitent à penser que, si notre liberté n’est pas intermittente, l’expérience que nous en faisons doit l’être.
C’est le cas dans la réponse de Descartes aux objections de Gassendi contre
Mais si c’est bien ce pouvoir (le pouvoir de nous déterminer sans être déterminés) que nous expérimentons, alors il est inconcevable que cette expérience soit permanente : je ne puis apercevoir en moi-même ma volonté se porter là où elle n’est pas poussée que si précisément elle n’est pas poussée, étant admis que dans d’autres situations elle est poussée par l’entendement. Je n’éprouve donc proprement ma liberté qu’en situation de risque d’erreur, lorsqu’aucune lumière ne vient de mon entendement et que s’éclaire uniquement, pour l’expérience intérieure, mon pouvoir de juger ainsi ou autrement, ou de m’abstenir de juger.
Si la situation de risque d’erreur rend possible l’expérience de la liberté, c’est parce qu’elle permet d’apercevoir celle-ci sans mélange, « distinctement », écrit Descartes à l’article 39 de la première partie des Principes de la philosophie [6]. Faisant référence à l’article 6, ce texte présente le doute métaphysique comme un cas-limite: c’est lorsque toute autre certitude est suspendue en nous, sous l’hypothèse que celui qui nous a créés emploie tout son pouvoir à nous tromper, que s’offre à nous, en parfaite distinction, la seule certitude de notre liberté. C’est précisément parce qu’elle est exceptionnelle que cette expérience suffit pour établir une certitude de tous les instants. Ce qui est certain, même dans cette situation où toutes les certitudes sont abolies, certain au point de résister à une tromperie universelle, le sera d’autant plus dans des situations plus favorables, et doit donc être considéré comme une certitude supérieure, « une de nos plus communes notions ». L’intermittence de l’expérience de la liberté ne l’empêche donc pas d’être permanente dans sa leçon. Le caractère exceptionnel de la situation dans laquelle nous éprouvons sa certitude nous permet, non seulement d’étendre cette certitude à toute situation, mais de continuer à nous sentir libres lorsque nous nous éloignons du cas-limite qui nous fait apercevoir si distinctement que nous le sommes. Ce sentiment excentré, ce sentiment à distance en quelque sorte, doit nous faire éprouver notre liberté sur un mode contrefactuel : par exemple, même lorsqu’une raison fort évidente nous meut vers un côté, sentir que nous pourrions toujours nous porter vers l’opposé, et le sentir sans avoir à le faire pour nous en assurer.
Mais s’il en est ainsi, on ne voit pas ce que peut signifier un témoignage de la liberté, et ce qu’un tel témoignage peut ajouter à la simple expérience que nous en avons : si l’expérience de la liberté n’a pas besoin de preuve, elle n’a pas besoin non plus de témoignage. C’est au contraire le témoignage qui a toujours besoin de l’expérience, ce qui suffit à l’annuler en tant que témoignage. Reprenons le cas du fameux témoignage du libre arbitre dans la deuxième Lettre à Mesland. Il ne s’agit pas dans ce cas de la possibilité contrefactuelle, expérimentée intérieurement en toute certitude, d’aller contre l’évidence si nous le voulons, mais de la possibilité factuelle (certes hautement improbable ou même strictement improbable) d’agir en ce sens pour témoigner de notre liberté. Mais un tel acte unilatéral ne peut valoir témoignage de liberté (et non témoignage de folie, par exemple) que si l’on sait déjà que celui qui le commet aurait pu tout aussi librement suivre l’évidence. Ce savoir contrefactuel étant le contenu même de l’expérience de la liberté, ou bien il m’est donné (s’il s’agit de moi), ou bien il m’est refusé (s’il s’agit d’autrui) : dans les deux cas, le témoignage ne sert à rien.
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Un témoignage du libre arbitre ne serait légitime que si l’expérience était défaillante, et pour pallier cette défaillance. Or nous trouvons des indications en ce sens chez Descartes, en particulier dans
Une pareille mise en garde ne peut manquer d’affaiblir la valeur de l’expérience de la liberté, ce que montre la remarquable hésitation de Descartes lorsqu’il s’agit justement de définir le libre arbitre, c’est-à-dire l’essence de la volonté considérée « formellement et précisément en elle-même » : « Car elle consiste seulement, écrit-il, en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas (c’est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne » [8]. Il y a donc deux définitions, la seconde étant préférable à la première (« ou plutôt ») sans pour autant l’annuler. Si la première définition, en mettant l’accent sur le pouvoir des contraires, reste attachée à la situation d’indifférence sans laquelle ce pouvoir ne serait pas expérimenté, la seconde seule définit la liberté en elle-même, comme indépendance ou spontanéité : c’est de moi-même, et non par la captation d’un charme ou selon une séduction irrésistible, que je me porte vers le vrai et le bien. La première définition n’est pas supprimée, car elle me présente ma liberté telle que je l’«expérimente en moi » [9], même si cette expérience est excentrée. La seconde définition bénéficie de cette expérience, mais à distance, si bien que dans cet éloignement l’aperception positive de l’expérience originelle se convertit en un sentiment négatif, voire même une absence de sentiment : « nous ne sentons point qu’aucune force nous contraigne ». Or cette simple absence de sentiment est éminemment fragile, facilement réfutée par les adversaires du libre arbitre, et ne saurait constituer cette expérience sans preuve que Descartes invoque comme un argument ultime.
Dans ces conditions, le témoignage peut-il se substituer à l’expérience intérieure défaillante, et m’assurer de ma liberté par ce qui en paraît extérieurement ? On trouve bien en un sens, dans
Deux idées importantes apparaissent ici : la première est que le témoignage porte sur un degré d’être ou de perfection, la seconde est que la liberté ne constitue pas par elle-même une perfection distincte, que l’on pourrait évaluer de façon autonome. Puisqu’elle se définit par l’indépendance, il est de sa nature de confondre sa perfection avec la perfection de la connaissance du vrai et du bien dont elle garantit la spontanéité, si bien qu’elle ne peut être mesurée que par elle. Il n’y a de témoignage que de la liberté pour la connaissance et dans la connaissance, non de la liberté pour elle-même. Au contraire, l’expérience intérieure permet la connaissance de la liberté elle-même, en ce lieu privilégié où elle se laisse apercevoir distinctement et où nous éprouvons sa grandeur : grandeur qu’on ne saurait mesurer en degrés, puisqu’elle consiste dans le pouvoir infini (indivisible) de dire oui ou non. Et c’est lorsque nous pouvons le mieux ressentir sa grandeur que notre liberté fait le moins ses preuves, n’étant alors qu’à son plus bas degré.
À l’autre bout de l’échelle des degrés, évidemment, tout se renverse, ce que Descartes exprime en une phrase extrême : « si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire ; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent » [13]. Phrase extrême, puisqu’elle annule par hypothèse la possibilité d’une expérience de la liberté : certes, nous pouvons formuler cette hypothèse parce que nous savons que nous sommes libres et que nous le serions encore dans cette hypothèse, mais il n’y aurait aucun moyen de le savoir si l’hypothèse était réalisée. Phrase extrême, mais légitime, puisqu’elle annonce la théodicée finale de cette Quatrième méditation : Dieu aurait pu faire que je ne me trompe jamais, mais je dois admettre que cette imperfection de mon être contribue à la perfection suprême de l’univers, plus parfait par la diversité de ses parties que si elles étaient toutes semblables [14]. La métaphysique peut ainsi considérer comme un moindre mal, nécessaire à la perfection de l’ensemble, cette situation d’indifférence que la connaissance de notre liberté exige comme une condition absolument positive en elle-même, et strictement irremplaçable. Si l’on s’en tenait à cette théorie, l’existence d’une échelle de degrés de la liberté, descendant jusqu’au plus bas, témoignerait pour nous d’une imperfection certaine, justifiée seulement par des considérations d’ensemble : en d’autres termes, ce qui est positif du point de vue de l’expérience ne pourrait être que négatif du point de vue du témoignage, et réciproquement.
Descartes ne s’en tient manifestement pas à cette théorie dans
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La première possibilité nouvelle est celle d’une comparaison. Si ma liberté est une perfection en moi, je dois pouvoir savoir ce qu’elle ajoute à mes autres perfections, et je ne peux le savoir qu’en maintenant à la fois l’expérience intérieure (car je ne peux plus annuler par hypothèse la possibilité de me savoir libre) et le témoignage extérieur (qui seul permet de mesurer ce qu’apporte le fait d’être libre). De ce point de vue, la liberté est ce qui rend nos actions louables ou blâmables, en un mot ce qui nous donne du mérite. Évoqué implicitement dans
Malgré certaines apparences, les textes de 1644-1645 confirment, sur la question du mérite, cette évolution de Descartes par rapport à
Ainsi, lorsque le témoignage du libre arbitre prend la forme du mérite, l’expérience du libre arbitre se trouve réhabilitée dans sa face négative, puisque la valeur de l’adhésion au vrai vient du pouvoir de n’y pas adhérer. De ce fait, la mise en garde de
Ce qui rend difficile l’évaluation autonome des degrés de cette perfection qu’est la liberté, c’est justement le fait que je l’expérimente en moi comme un pouvoir infini (au sens d’indivisible) : je me sais absolument libre, et ne pouvant pas l’être plus ou moins. Dans la mesure où
Peut-on concevoir cet usage du libre arbitre autrement que sous la forme d’un bon ou d’un mauvais usage ? Peut-on parler d’un usage plus ou moins grand, qui nous rendrait plus ou moins libre ? C’est ce que soutient Descartes dans cette fameuse Lettre du 9 février 1645 à Mesland, où il est dit expressément qu’une « plus grande liberté » consiste dans « un plus grand usage », et que nous agissons plus librement quand nous « usons davantage » [24]. Mais usage de quoi ? C’est là qu’est la nouveauté essentielle du texte : usage, affirme Descartes, « de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire tout en voyant le meilleur ». Remarquons, pour commencer, que cette puissance positive diabolique est la même, sous un autre nom, présentée sous un autre jour, que la puissance de dire oui ou non, à savoir la liberté que nous expérimentons en nous. Mon pouvoir de voir le meilleur et de faire le pire est exactement le même que mon pouvoir de faire le meilleur quand je le vois. Seulement, considérée comme pouvoir de dire oui ou non, la liberté n’a pas de degrés, puisqu’elle est infinie : elle ne peut être qu’expérimentée, sans preuve ni témoignage. Considérée comme pouvoir d’embrasser spontanément le vrai et le bien, sa perfection se fond dans celle de la connaissance, par laquelle elle se laisse mesurer. Considérée comme pouvoir diabolique de refuser le vrai et le bien, elle n’a été jusqu’ici que supposée, dans le témoignage indirect du mérite. Mais il s’agit maintenant d’utiliser ce pouvoir par lequel, en connaissance de cause, en parfaite clarté, je m’écarte librement du vrai et du bien que je reconnais. Cet écart sera d’autant plus grand que sera grande l’évidence du vrai et du bien dont je m’écarte : il y a donc bien ici, et seulement de ce point de vue, une mesure intrinsèque des degrés de la liberté. Cette mesure donne d’ailleurs, en un sens, les mêmes résultats que la mesure extrinsèque, par les degrés de la connaissance. Car dans la situation d’indifférence, privé de toute lumière dont je pourrais diaboliquement m’écarter, je ne saurais utiliser ce pouvoir, si bien que l’indifférence demeure, comme dans
Il reste toutefois une différence de taille entre ces deux partis, quant à la possibilité du témoignage. Lorsque la volonté, selon Descartes, se porte au bien qui lui est clairement connu, elle s’y porte librement, « mais néanmoins infailliblement » [25]. Cette infaillibilité de l’adhésion volontaire, Descartes la formule en deux principes, selon qu’on considère le mouvement de la volonté dans le jugement, c’est-à-dire l’acte par lequel elle affirme ou nie ce que l’entendement ne fait que concevoir, ou bien alors le mouvement de la volonté consécutif à un jugement déjà formé, c’est-à-dire l’acte par lequel nous poursuivons ce que nous avons jugé bon ou fuyons ce que nous avons jugé mauvais [26]. La volonté est aussi libre dans les deux cas, puisqu’elle est libre par essence, mais l’infaillibilité de son transport n’est pas la même dans les deux cas. En ce qui concerne la détermination de la volonté par l’entendement, le principe d’infaillibilité est celui que Descartes énonce dans
Il est donc impossible, absolument impossible, de voir le meilleur et faire le pire, à moins que le pire ne soit voulu justement à titre de meilleur, selon un jugement qui nous le représente comme meilleur, ce qui annule le diabolisme, ou en tout cas le fait rentrer dans le principe général. Et c’est bien ce que Descartes écrit à Mesland : « il nous est toujours loisible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité manifeste, pourvu seulement que nous pensions que c’est un bien d’attester par là notre libre arbitre ». [31] À cette condition seulement, l’acte cesse d’être absolument impossible, et devient seulement moralement impossible, très improbable. Que cette condition consiste en un jugement porté sur ce qui est bien, cela nous indique que nous sommes dans le contexte régi par le principe : « il suffit de bien juger pour bien faire », et non sous l’égide du principe « d’une grande clarté en mon entendement suit une grande inclination en ma volonté ». Car ce qui m’est présenté comme un bien par ce jugement peut s’avérer être un mal, et abuser ma volonté, ce qui ne peut se produire lorsque la volonté est déterminée par l’entendement, puisqu’ « il y a une entière répugnance que l’entendement appréhende le faux sous la forme ou l’apparence du vrai », comme l’écrit nettement Descartes contre Gassendi, dans les Cinquièmes réponses [32]. Nous ne sommes pas, dans cette Lettre de 1645, confrontés à un contexte de connaissance : dans un tel contexte, le principe d’infaillibilité de la volonté ne pourrait être tourné ou contourné qu’en jouant sur l’attention, ce qu’explique Descartes dans l’autre Lettre à Mesland, celle du 2 mai 1644. Nous sommes dans un contexte moral, et la question est de savoir en quoi consiste le bien suprême.
Il nous est donc toujours possible de nous détourner d’un bien que nous connaissons clairement comme tel, à condition de croire sacrifier ce bien au bien suprême qu’est notre liberté, ou, pour être plus précis, au bien suprême qu’est le témoignage de notre liberté, ou, pour être encore plus précis, au bien suprême qu’est cette façon de témoigner de notre liberté : « pourvu que nous pensions que c’est un bien d’attester par là notre libre arbitre ». Cet acte apporterait lui-même la preuve de sa valeur, et lui seul pourrait fournir cette preuve.
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Il y a là, toutefois, une orgueilleuse affirmation de soi, un désir extravagant d’être Dieu, une méconnaissance de ce qui oppose la liberté humaine à la liberté divine. Certes Descartes, dans sa morale, reconnaît que le libre arbitre est notre bien principal, et que le témoignage de ce libre arbitre est la fin que nous poursuivons, mais il s’écarte de l’hypothèse évoquée dans
Le témoignage envisagé dans
Si nous connaissons notre liberté sans preuve, cette absence de preuve ne marque pas seulement l’autosuffisance de notre certitude intime, mais l’impuissance de cette certitude à contester la certitude opposée de la toute-puissance de Dieu, qui nous assure de sa préordination et de sa prescience. De ce point de vue, la situation décrite par Descartes à la princesse Elisabeth reste indépassable : « Pour ce qui est du libre arbitre, je confesse qu’en ne pensant qu’à nous-mêmes, nous ne pouvons ne le pas estimer indépendant ; mais lorsque nous pensons à la puissance infinie de Dieu, nous ne pouvons ne pas croire que toutes choses dépendent de lui, et, par conséquent, que notre libre arbitre n’en est pas exempt » [36]. Sachant cela, c’est trop prouver que de vouloir prouver que notre libre arbitre est indépendant, c‘est-à-dire de vouloir agir pour notre liberté. Nous devons seulement vouloir agir en hommes libres, c’est-à-dire en supposant l’indépendance de notre libre arbitre : en faisant tout ce qui semble en dépendre, comme s’il en dépendait vraiment. Il est donc vrai que notre libre arbitre, qui nous rend en quelque façon pareils à Dieu, « semble nous exempter de lui être sujets » [37]. S’il « semble » seulement nous exempter de notre sujétion, ce semblant, cette apparence, frappe de suspicion les témoignages fracassants de libération, mais laisse intacte la valeur du contentement.
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De l’idée initiale d’une expérience sans témoignage, nous sommes donc passés à l’idée d’un témoignage sans expérience, à tous les sens : parce qu’il annulerait la valeur de l’expérience en prétendant s’y substituer, et aussi parce qu’on ne voit pas quelle expérience pourrait correspondre à cette attestation dont parle
[1] Oeuvres de Descartes, publiées par Charles Adam et Paul Tannery (A. T.),Paris, Éd. Vrin - CNRS, 11 vol., 1964-1973, tome IV, p. 173
[2] Troisièmes réponses, A. T., IX, p. 148
[3] Les Principes de la philosophie, I, art. 41, A. T., IX-2, p. 42
[4] A. T. IX, p. 148
[5] A. T., VII, p. 377-378
[6] A. T., IX-2, p. 41
[7] A. T., IX, p. 46
[8] Ibid.
[9] Comme il est écrit quelques lignes auparavant
[10] A. T., IX, p. 46
[11] A. T., VIII, p. 58, l. 5-6
[12] Ibid., l. 9-10
[13] A. T., IX, p. 46
[14] Cf. A. T., IX, p. 48-49
[15] A. T., IX, p. 48
[16] A. T., IX-2, p. 40
[17] A. T., VIII, p. 19
[18] A. T., IX-2, p. 40
[19] A. T., IX, p. 48
[20] A. T., IV, p. 117
[21] A. T., IV, p. 333
[22] Les Passions de l'âme, Art. 152, A. T., XI, p. 445
[23] Lettre à Christine de Suède du 20 Novembre 1647, A. T., V, p. 85
[24] A. T., IV, p. 174
[25] Secondes réponses, Axiome VII, A. T., IX, p. 128
[26] Voir Martial Gueroult, Spinoza, Paris, Éd. Aubier-Montaigne, 1974, tome 2, Appendice XIX, p. 620 sq.
[27] A. T., IX, p. 47
[28] A. T., VI, p. 28
[29] A. T., I, p. 366
[30] A. T., VI, p. 24-25
[31] A. T., IV, p. 173
[32] A. T., VII, p. 378
[33] A. T., V, p. 85.
[34] Les Passions de l’âme, art. 153.
[35] Les Passions de l’âme, art. 154.
[36] Lettre du 3 novembre
[37] Lettre du 20 novembre
En lien avec cette conférence, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":
- Descartes: Le malin génie
Dans le chapitre "Conférences":
- La preuve ontologique
Dans le chapitre "Explications de textes":
- Descartes: "Je suis, j'existe"
- Descartes: Les deux usages du mot "substance"
- Descartes: L'existence des choses matérielles
- Descartes: La méthode
- Descartes: La résolution
- Descartes: Préférer le tout
Et dans le chapitre "Notions":
- L'Expérience
- La Liberté
- Le Mal
- La Vérité
- La Volonté
BIBLIOGRAPHIE
Hélène BOUCHILLOUX, La question de la liberté chez Descartes: Libre arbitre, liberté et indifférence, Paris, Éd. Honoré Champion, 2013
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