BERKELEY : SIGNES ET CHOSES SIGNIFIÉES

Essai pour une nouvelle théorie de la vision, § 144

Traduction de Laurent Déchery

Tome 1 des Œuvres de Berkeley, Paris, Éditions P.U.F., 1985, p. 275

 

 

Il nous faut avouer que nous ne sommes pas aussi susceptibles de confondre les autres signes avec les choses signifiées, ou de les considérer comme de la même espèce, que nous sommes susceptibles de confondre les idées visibles avec les idées tangibles. Mais un petit examen nous montrera comment cela peut se faire sans que nous ayons à supposer qu’elles sont de même nature. Ces signes sont constants et universels ; leur connexion avec les idées tangibles a été apprise dès notre première venue au monde ; et depuis lors, elle s’est présentée à notre pensée à presque tous les moments de notre vie, s’est fixée et s’est attaquée plus profondément à notre esprit. Quand nous remarquons que les signes sont variables et d’institution humaine, quand nous nous souvenons qu’il y eut un temps où ils n’étaient pas associés dans notre esprit avec ces choses qu’ils nous suggèrent maintenant si facilement, mais où leur signification fut apprise par les lents progrès de l’expérience, cela nous préserve de les confondre. Mais lorsque nous pensons que les mêmes signes suggèrent les mêmes choses dans le monde entier, lorsque nous savons qu’ils ne sont pas d’institution humaine, et lorsque nous ne pouvons-nous souvenir d’avoir jamais appris leur signification, mais que nous pensons qu’ils nous auraient suggéré, au premier regard, les mêmes choses qu’ils nous suggèrent maintenant, tout cela nous persuade qu’ils sont de la même espèce que les choses qu’ils représentent respectivement, et que c’est en vertu d’une ressemblance naturelle qu’ils les suggèrent à notre esprit.

 

 

Le texte commence par un aveu, et un aveu nécessaire (« Il nous faut avouer »), sur un point que Berkeley se voit donc contraint d’admettre, avant de démontrer, dans la suite du texte, que cette admission n’implique de sa part aucune concession à l’adversaire.

Le point en question pourrait sembler n’être qu’un point de détail. Il s’agit de comprendre le rapport entre les « idées visibles » et les « idées tangibles ». D’où vient,  par exemple, le lien étroit que nous constatons entre notre estimation visuelle de la distance qui nous sépare d’une certaine chose et la perception que notre corps nous donne de cette distance quand il la franchit ? Une réponse courante à cette question est d’affirmer que ces deux « idées » sont « de la même espèce », ou « de même nature », qu’elles ont quelque chose en commun, puisqu’elles représentent l’une et l’autre le même objet, c’est-à-dire l’espace : la première nous le représente grâce à une estimation des grandeurs apparentes, la seconde nous le représente grâce à la sensation musculaire du mouvement. Mais si l’espace peut ainsi être représenté de deux façons différentes, c’est qu’il n’est en lui-même ni exclusivement visible, ni exclusivement tangible, qu’il se situe au-delà du visible comme du tangible, appartenant à une substance mystérieuse et contradictoire, à la fois présente en tout et absente de tout, la substance que les philosophes nomment « matière ».

Pour éviter d’aboutir à cette monstruosité conceptuelle, nous devons, estime Berkeley, répondre autrement à la question posée, partir de l’expérience qui nous montre que l’idée visible et l’idée tangible de la distance n’ont rien en commun. Et pour comprendre comment cette absence de communauté n’empêche pas les deux idées d’être étroitement liées, nous pouvons suivre l’analogie du langage. Il n’y a rien de commun entre le feu, qui dégage de la chaleur, et le mot « feu », qui ne saurait en dégager. L’un et l’autre n’en sont pas moins indissolublement liés dans notre esprit, le second ayant été institué comme le signe du premier. C’est de la même façon que la petitesse relative de l’objet tel que nous le voyons nous fait penser à la distance que notre corps devrait franchir pour l’atteindre : l’idée visible est le signe de l’idée tangible. Et de même que nous ne songeons pas, pour justifier le lien entre le mot « feu » et le feu qui brûle, à les fonder l’un et l’autre sur on ne sait quel support commun, nous n’avons pas besoin de supposer un espace en soi, au-delà ou en-deçà des idées visibles et tangibles : il n’y a rien d’autre que ces idées.

Berkeley ne peut toutefois se contenter de dénoncer la première réponse comme étant une erreur répandue. En bon philosophe, il doit expliquer pourquoi les hommes inclinent à se tromper sur ce point, pourquoi ils s’imaginent avoir à l’esprit deux idées de même nature alors qu’ils ont affaire au rapport entre un signe et ce qu’il signifie. Et il ne peut expliquer cette inclination qu’en l’intégrant dans une tendance plus vaste, la tendance des hommes à confondre, en général, n’importe quel signe avec la chose qu’il signifie, à cause précisément de l’étroite et permanente connexion entre ce signe et cette chose. Mais comment comprendre alors, proteste à bon droit l’adversaire, que cette confusion porte spécialement sur le rapport entre idées visibles et idées tactiles, alors que nous n’avons pas coutume de la commettre ailleurs, par exemple de confondre le mot « feu » et le feu ? De nouveau, Berkeley doit répondre, expliquer pourquoi, nonobstant notre tendance générale à prendre les uns pour les autres, « nous ne sommes pas aussi susceptibles de confondre les autres signes avec les choses signifiées, ou de les considérer comme de la même espèce, que nous sommes susceptibles de confondre les idées visibles avec les idées tangibles ». Tel est l’objet de notre texte.

On comprend que cet objet soit présenté par Berkeley sous forme d’aveu, presque comme une concession. Car si nous sommes plus portés à confondre les idées visibles et les idées tangibles qu’à confondre les autres signes avec ce qu’ils signifient, n’est-ce pas tout simplement parce que le rapport entre une idée visible et l’idée tangible correspondante n’est pas celui de signe à chose signifiée ? Si nous confondons particulièrement ces deux sortes idées, n’est-ce pas parce qu’elles se confondent elles-mêmes, parce qu’elles sont « de la même espèce », « de même nature », etc. ? La différence entre notre attitude dans un cas et dans l’autre favorise clairement la position de l’adversaire, et rend très délicate celle de Berkeley, contraint d’invoquer d’abord une tendance générale à la confusion, et de devoir expliquer ensuite pourquoi cette confusion est seulement particulière, exclusive. Peut-il rendre compte de cette exclusivité sans donner raison à ses adversaires ?

Non seulement Berkeley prétend en être capable, mais il prétend qu’un « petit examen » suffit pour découvrir ce qui « nous préserve » de confondre tous les autres signes avec ce qu’ils signifient, et comprendre du même coup pourquoi l’absence de ce garde-fou dans le cas des idées visibles et tangibles « nous persuade » forcément qu’elles sont « de même espèce », « sans que nous ayons besoin », pour cela, « de supposer qu’elles ont de même nature ». L’axe central de l’argumentation demeure donc la tendance générale à la confusion : nous devrions normalement confondre tous les signes avec les choses qu’ils signifient. Si nous ne le faisons pas dans la plupart des cas, par exemple lorsqu’il s’agit des mots de la langue, c’est parce que des conditions particulières (malgré leur fréquence) nous « préservent » alors de l’illusion.

Quelles sont ces conditions ? En premier lieu, « nous remarquons », écrit Berkeley, que les signes autres que nos idées visibles « sont variables et d’institution humaine ». Reprenons ces indications dans l’ordre inverse. En précisant que les signes en question sont « d’institution humaine », Berkeley ne veut certainement pas suggérer que les idées visibles n’auraient pas été « instituées » en tant que signes : il donnerait alors raison à ses adversaires. Il laisse plutôt entendre qu’elles n’ont pas été instituées par nous, qu’elles sont d’institution non humaine, donc d’institution divine, d’où il résulte que tous les autres signes sont des signes imparfaits. C’est cette imperfection qui les rend « variables », et c’est donc elle qui fait que nous les « remarquons » en tant que signes. Inversement, lorsque les signes sont parfaits dans leur genre, comme c’est le cas des idées visibles, lorsque nous savons qu’ils « suggèrent les mêmes choses dans le monde entier » et « ne sont pas d’institution humaine », ce savoir est pour nous un principe d’ignorance et un facteur d’illusion. Sachant qu’ils ne sont « pas d’institution humaine », nous avons tendance à croire qu’ils ne sont pas institués du tout, qu’ils ne sont donc pas des signes. Sachant que « dans le monde entier »  la grandeur relative d’un objet perçu par la vue « suggère » à tous les hommes la même distance, nous avons tendance à croire qu’il s’agit là, non de l’association entre un signe et ce qu’il signifie, mais d’une sorte de déduction, de l’appréhension, par la raison humaine, d’une connexion dépendant de la nature de l’espace.

Une deuxième condition particulière nous préserve, selon Berkeley, de confondre « les autres signes avec les choses signifiées » : « nous nous souvenons qu’il y eut un temps où ils n’étaient pas associés dans notre esprit avec les choses qu’ils nous suggèrent ». De même que tous les signes, quels qu’ils soient, sont institués, de même leur signification à tous doit être apprise par expérience. Et de même que leur institution en tant que signes doit normalement nous échapper, sauf quand elle est humaine, c’est-à-dire imparfaite, et qu’elle se dénonce par une grande variabilité, de même leur apprentissage par expérience doit être oublié, sauf quand il prend tellement de temps que « les lents progrès de l’expérience » nous restent en mémoire. Or si nous nous souvenons de ce qui a précédé la compréhension définitive de ces signes, c’est que nous pouvions vivre avant de savoir les déchiffrer : c’est donc que leur apprentissage n’était pas une exigence vitale de premier ordre, comme le fut l’apprentissage du lien entre une idée visible et l’idée tangible correspondante. Car quand le déchiffrement du signe est si nécessaire que son institution ne peut venir que de Dieu, quand son importance est telle pour nous que son apprentissage n’a pu commencer qu’avec nous, « nous ne pouvons nous souvenir d’avoir jamais appris sa signification », et nous croyons de ce fait n’avoir jamais eu à l’apprendre. Nous imaginons alors que ce signe n’est pas un signe, relié à son sens par un lien d’institution, mais une chose ressemblant naturellement à une autre chose, et pouvant donc la suggérer dès le « premier regard ». Une nouvelle fois, c’est l’imperfection des « autres signes » qui nous donne la possibilité de les reconnaître en tant que signes.   

Le texte, rappelons-le, commence par un aveu : non, reconnaît Berkeley, nous ne confondons pas toujours les signes et ce qu’ils signifient, nous ne le faisons vraiment qu’à propos du rapport entre les idées visibles et les idées tangibles. Notre attitude dans ce dernier cas risque ainsi d’apparaître comme une sorte d’exception, la règle étant que nous sommes généralement assez lucides pour distinguer un signe de la chose qu’il signifie. Mais une telle exception serait incompréhensible, si incompréhensible qu’il deviendrait alors plus raisonnable d’abandonner la thèse de Berkeley et de lui préférer la thèse adverse, selon laquelle il n’y a là aucune confusion, aucune relation de signe à signifié, mais des idées de même nature, des représentations du même espace. Berkeley est donc contraint au paradoxe, tenu d’établir que la règle générale est, si l’on peut dire, du côté du cas particulier, alors que l’exception est à chercher du côté de tous « les autres signes ». Notre apparente lucidité à l’égard de ces autres signes, démontre-t-il, vient de circonstances étrangères à leur nature de signes. Ainsi sommes-nous préservés, par accident, de la confusion que nous avons une si forte tendance à commettre quand les signes réalisent parfaitement leur nature de signes, ce qui est précisément le cas des idées visibles : « Ces signes sont constants et universels ; leur connexion avec les idées tangibles a été apprise dès notre première venue au monde ; et depuis lors, elle s’est présentée à notre pensée à presque tous les moments de notre vie, s’est fixée et attaquée plus profondément à notre esprit ».

Cette argumentation paradoxale n’est pas seulement la ligne de défense astucieuse d’un philosophe en difficulté. En opposant les signes parfaits, qui peuvent nous abuser, et les signes imparfaits qui nous en préservent, Berkeley ne formule pas une simple hypothèse ad hoc : il enrichit sa théorie des idées visibles. Nous savons maintenant que ces dernières sont d’institution divine, qu’elles sont comme les mots d’une langue que Dieu nous parle. La tendance à confondre ces mots avec les choses qu’ils désignent doit être combattue parce qu’elle mène à l’athéisme. Croire à l’espace absolu, à la substance matérielle, c’est se rendre sourd à la parole de Dieu.

 

En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":

- Berkeley: Où est l'extravagance?

Dans le chapitre "Explications de textes":

- Berkeley: L'abstraction opératoire

Dans le chapitre "Notions":

- La Distance

- Le Langage

- La Matière

Et dans le chapitre "Conférences"

- Berkeley et les mathématiques

 

BIBLIOGRAPHIE

Denise LEDUC-FAYETTE, Qu'est-ce que "parler aux yeux"? Berkeley et le "langage optique", Revue philosophique de la France et de l'Étranger, 187 (4), 1997, Éditeur P.U.F., p. 409-427

 

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