SARTRE : LA NÉGATION

L’Être et le Néant, Première partie, chapitre 1

Paris, Éditions Gallimard, 1943, p. 46

 

 

Comment pourrions-nous même concevoir la forme négative du jugement si tout est plénitude d’être et positivité ? Nous avions cru, un instant, que la négation pouvait surgir de la comparaison instituée entre le résultat escompté et le résultat obtenu. Mais voyons cette comparaison : voici un premier jugement, acte psychique concret et positif, qui constate un fait : « Il y a 1300 francs dans mon portefeuille », et en voici un autre, qui n’est autre chose, lui non plus, qu’une constatation de fait et une affirmation : « Je m’attendais à trouver 1500 francs. » Voilà donc des faits réels et objectifs, des événements psychiques positifs, des jugements affirmatifs. Où la négation peut-elle trouver place ? Croit-on qu’elle est application pure et simple d’une catégorie ? Et veut-on que l’esprit possède en soi le « non » comme forme de triage et de séparation ? Mais en ce cas, c’est jusqu’au moindre soupçon de négativité qu’on ôte à la négation. Si l’on admet que la catégorie du non, catégorie existant en fait dans l’esprit, procédé positif et concret pour brasser et systématiser nos connaissances, est déclenchée soudain par la présence en nous de certains jugements affirmatifs, et qu’elle vient soudain marquer de son sceau certaines pensées qui résultent de ces jugements, on aura soigneusement dépouillé, par ces considérations, la négation de toute fonction négative. Car la négation est refus d’existence. Par elle, un être (ou une manière d’être) est posé puis rejeté au néant. Si la négation est catégorie, si elle n’est qu’un tampon indifféremment posé sur certains jugements, où prendra-t-on qu’elle puisse néantir un être, le faire soudain surgir et le nommer pour le rejeter au non-être ? Si les jugements antérieurs sont des constatations de fait, comme celles que nous avons prises en exemple, il faut que la négation soit comme une invention libre, il faut qu’elle nous arrache à ce mur de positivité qui nous enserre : c’est une brusque solution de continuité qui ne peut en aucun cas résulter des affirmations antérieures, un événement original et irréductible.

 

 

« Croit-on … », « veut-on … », « qu’on ôte … », « Si l’on admet … », « on aura … », « où prendra-t-on … » : c’est à un « on », manifestement, que Sartre s’attaque dans ce texte. Et que dit-il, ce « on » ?

Il dit ceci : « L’être est, le néant n’est pas : il n’y a pas à sortir de là. Même s’il est trop tard pour interdire le mot « néant », nous pouvons au moins ne pas nous laisser piéger par lui, ne pas nous mettre à parler du néant comme nous parlons de l’être, ne pas nous demander ce que c’est au juste que le néant : une telle question est le comble du ridicule. Or nous sommes tentés de tomber dans ces absurdités, et cela parce que nous formulons des phrases négatives : nous disons par exemple que nous « n’avons pas » d’argent, et tout semble alors se passer comme si nous parlions de notre non-pouvoir d’achat, d’un néant de richesse. Mais revenons à la raison. La différence entre une phrase affirmative et une phrase négative n’est pas que la première porte sur l’être tandis que la seconde porterait sur le néant ; elle consiste en ce que la première a pour fonction de décrire le réel, alors que la seconde a pour fonction de corriger, de reprendre, de critiquer ce qu’on dit sur le réel : je croyais (ou quelqu’un d’autre croyait) que j’avais de l’argent, je constate qu’il s’agissait d’une erreur, et c’est de cette erreur que je parle, pour la dénoncer, et non de mes billets de banque inexistants. Nous n’avons donc pas besoin de faire une place au néant pour rendre compte de la négation. »

Justement si, répond Sartre. C’est en vain que vous imaginez pouvoir expliquer la négation, phénomène banal, ordinaire, sans payer le prix fort, sans invoquer l’idée vertigineuse, extraordinaire, du néant. Votre prétendue explication, selon laquelle la négation viendrait tout naturellement « de la comparaison instituée entre le résultat escompté et le résultat obtenu », ne rend même pas compte de ce minimum qu’est le jugement négatif : pour y parvenir, il faut proposer une explication capable de rendre compte du maximum.

Elle est pourtant séduisante, cette explication par le contraste entre l’attente et le bilan. Elle ne fait intervenir que des « jugements affirmatifs » et se déploie par conséquent dans l’élément du « concret », du « positif », de la « constatation de fait ». Nous avons affaire à une « plénitude d’être », à un monde rassurant où rien ne donne prise à l’angoisse. C’est bien pour cela qu’ « on » préfère ce genre d’explication, mais cette qualité même, objecte Sartre, devient son défaut rédhibitoire. Car qu’est-ce qui pourra « surgir », « résulter » de ce bloc sans faille de positivité ? Uniquement du positif, toujours du positif, donc rien qui soit proprement « négation » : n’est-il pas absurde de prétendre rendre compte de cette dernière en lui ôtant « jusqu’au moindre soupçon de négativité », en la dépouillant de toute « fonction négative » ?

Mais pourquoi vouloir doter la négation d’une propriété de négativité ?  La fonction du « non » n’est-elle pas simplement celle d’une « catégorie » de l’esprit, une « forme de triage et de séparation » permettant de mettre à part les propositions fausses, nous invitant ainsi à chercher la vérité parmi celles qui n’ont pas été écartées ? Le véritable adversaire est là, dans cette interprétation purement logique de la négation. Sartre lui oppose une thèse fondamentale de la phénoménologie, la thèse selon laquelle tout jugement renvoie, comme à sa condition, à un acte ou comportement antéprédicatif. La logique, qui n’a affaire qu’aux jugements et à leurs relations, n’est donc pas première. Et la négation, qui pourrait passer, d’un point de vue strictement logique, pour un simple « tampon » posé sur le jugement « j’ai de l’argent » afin de le ranger dans le tiroir des jugements faux, prend un tout autre aspect lorsqu’on se tourne vers le comportement antéprédicatif qui la sous-tend. Car il faut bien que je me rapporte à cet argent que je n’ai pas, que je fasse l’épreuve de son absence, qu’il soit « posé puis rejeté » par moi, posé « pour » être rejeté. Mon aptitude à nier repose sur un pouvoir de « néantir ».

Impossible, donc, de faire l’économie de l’idée de néant. Encore faut-il se servir sans absurdité de cette idée. C’est ce que le néologisme « néantir » est censé permettre. Il s’agit d’un verbe transitif, appelant un sujet et un complément d’objet direct. Son complément, c’est toujours, nécessairement, un être : le néant n’est pas ridiculement posé comme une entité autonome, à côté de l’être, mais comme le résultat d’un acte visant tel ou tel être pour le refuser, le rejeter. Quant au sujet du verbe « néantir », c’est toujours, nécessairement, une conscience, trouvant dans ce pouvoir du « non » la preuve suprême de sa transcendance.

Pour mieux comprendre ce point, revenons sur la comparaison entre un résultat escompté et le résultat obtenu. Cette comparaison, Sartre l’a disqualifiée en tant qu’explication plausible du jugement négatif : le positif ne peut engendrer que du positif. Il n’en reste pas moins vrai que, dans toute comparaison de ce genre, c’est une négation qui jaillit, non une affirmation. Si nous sommes incapables d’expliquer cette négation par ce qui la précède, c’est qu’il est de sa nature d’échapper à une telle explication, qu’elle n’est même rien d’autre, au fond, que cette échappatoire. Voilà le véritable sens du pouvoir de « néantir » : marquer une rupture radicale entre la négation et ses conditions antérieures. C’est ce qui fait de la négation « une invention libre », « une brusque solution de continuité », « un événement original et irréductible », nous arrachant au « mur de positivité qui nous enserre ».  À l’usage, quelque peu barbare, du terme « néantir », nous pouvons donc substituer celui d’un terme bien plus familier : la liberté.

Nous l’avons vu, c’est à un « on », à une entité impersonnelle et diffuse, que Sartre prétend s’attaquer ici. Il n’est pourtant pas difficile d’attribuer la position incriminée, à savoir l’idée que la négation ne suppose pas le néant et s’explique par le simple décalage entre ce qu’on croyait et la réalité, à un nom propre unique, celui de Bergson. Critiquer la thèse de Bergson sans nommer ce dernier, c’est un bon moyen de suggérer, au-delà de l’erreur commise par un philosophe particulier, la présence d’une tentation à laquelle nous serions tous soumis : la tentation de nous masquer cet angoissant pouvoir de « néantir » qu’est notre liberté, de nous rassurer en nous enfermant dans la positivité. Il ne s’agirait donc pas d’une pure erreur, mais d’une erreur tentante, donc d’une sorte d’illusion. Or de façon surprenante, c’est également comme une illusion, une erreur tentante, une voie de facilité communément suivie, que Bergson avait critiqué, dans L’évolution créatrice, l’usage courant, et générateur d’angoisses, de l’idée de néant. Non seulement les deux philosophes sont adversaires par leurs thèses, mais ils s’opposent même sur la simple question de savoir en quoi consiste au juste, sur ce point, la doxa.

 

En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":

          - Bergson: L'idée de néant

          - Sartre: Lire et écrire

Et dans le chapitre "Explications de textes":

          - Kant: Péché d'action et d'omission

 

BIBLIOGRAPHIE

Jean-Marc MOUILLIE et Jean-Philippe NARBOUX (dir.), Sartre, L'Être et le Néant, Nouvelles lectures, Paris, Éd. Les Belles Lettres, 2015  

 

 

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