LA POLITESSE
L’indifférence organisée
Quand nous soupçonnons quelqu’un d’être « trop poli pour être honnête », quand son obséquiosité, sa bienveillance ostentatoire, ses prévenances envahissantes suscitent notre méfiance, nous ne supposons pas pour autant qu’une politesse plus mesurée, plus discrète, constituerait un gage fiable de moralité. Nous savons pertinemment que l’observation scrupuleuse des règles de savoir-vivre peut être compatible avec un profond mépris des autres. Personne n’est dupe, au point de les croire tout à fait sincères, des marques de respect socialement codifiées qu’on lui adresse. Au moment même où je compte être salué par la personne que je rencontre, prêt à m’indigner si jamais elle passe sans me dire bonjour, je ne m’attends pas à ce qu’elle s’intéresse vraiment à la journée que je vais vivre : qu’elle prononce le mot requis sans y penser, uniquement parce que c’est ce qu’il faut dire dans cette situation, cela ne m’apparaîtra pas comme un comportement mensonger, mais comme la stricte politesse qui m’est due. C’est précisément si la personne en question se démarquait de cette sorte de comédie sociale, si elle cherchait à remplir la forme vide du salut en y mêlant une intention plus appuyée, qu’elle risquerait alors, paraissant un peu trop polie, d’éveiller ma suspicion sur ce que cache une telle attitude.
Un certain tact est donc requis pour que notre politesse se maintienne dans des limites socialement acceptables. Nous devons, certes, appliquer les règles qu’elle impose, dire quand il le faut « bonjour » et « merci », « s’il vous plaît » et « pardon », savoir nous taire ou parler au moment convenable, mais à condition de ne surtout pas suggérer, quand nous prononçons ces mots et accomplissons ces gestes, que leur signification nous importe réellement, que nous la prenons à cœur. Il faut être poli, mais avec détachement, retenue et même indifférence. À en croire Paul Valéry, il ne s’agit pas là d’un aspect secondaire de la politesse, cela appartient à son essence : « La politesse, écrit-il dans Tel quel, c’est l’indifférence organisée ».
Mais s’il en est ainsi, c’est moins par leur contenu que par la façon distante et neutre dont il convient de les observer que les règles de politesse peuvent être utiles à la vie en société, ce qui les distingue radicalement des règles de droit - lesquelles valent au contraire par leur seul contenu et doivent être observées de n’importe quelle façon - et des règles morales – auxquelles c’est bien d’une certaine façon qu’il faut obéir, mais certainement pas avec indifférence ! Considérons par exemple la règle de politesse qui m’enjoint, dans certaines situations bien définies, de m’effacer de bonne grâce devant autrui, de lui concéder volontiers, et sans discuter, un avantage ou une préséance que rien ne justifie. Il est difficile de trouver une preuve plus convaincante de l’utilité de la politesse, de l’impossibilité d’une « société sans politesse », d’une société dont les membres observeraient uniquement les règles de droit, s’interdisant par conséquent toute injustice les uns envers les autres, mais n’auraient en dehors de cela aucun souci des bonnes manières. Supposons en effet que deux personnes se présentent ensemble devant une porte ne permettant le passage qu’à une seule à la fois : il est clair que l’une devra passer en premier, l’autre en second, mais il est également clair qu’aucune considération de droit ne permet de déterminer s’il est plus juste que la personne A cède le passage à la personne B ou si l’inverse vaut mieux, chacune pouvant revendiquer ici un droit égal à celui de l’autre. Toute situation de ce genre, dira-t-on, est insoluble et virtuellement conflictuelle tant qu’on s’en tient au droit : la solution, ajoutera-t-on, ne peut venir que d’une inégalité gracieusement consentie par celui qu’elle défavorise, par celui qui prononce la formule « après vous ». Cette formule, imaginons toutefois que nos deux personnes, disciples d’Emmanuel Lévinas, la prononcent l’une et l’autre et entendent l’une comme l’autre la mettre en œuvre sans transiger, voyant en elle, plus qu’une simple formule de politesse, le principe même de l’éthique : dire « après vous », n’est-ce pas pour moi une manière élémentaire de reconnaître la primauté d’autrui et de m’en déclarer responsable ? De même que la considération exclusive du droit risque d’engendrer un conflit insoluble entre deux volontés farouches de passer en premier, la pure exigence morale pourrait ainsi entraîner un autre conflit, tout aussi insoluble, entre deux volontés farouches de passer en second ! Nous constatons heureusement que dans les conflits de ce genre la solution est vite trouvée, après seulement quelques « après vous » et quelques « je n’en ferai rien » dont l’échange constitue un ballet bien réglé, une comédie convenue. Les deux personnes font alors « assaut de politesse » et rien de plus. Celle qui laisse finalement passer l’autre ne fait qu’être « polie » au sens où une surface est polie quand ses aspérités ont été rabotées et lissées : elle bannit de son comportement tout ce qui est rugueux, non seulement la revendication de son droit, mais aussi la dureté d’une exigence morale qu’elle se borne à mimer. Elle ne peut toutefois être polie que parce que l’autre personne l’est également, assez polie d’abord pour participer à la comédie de « l’assaut », et surtout assez polie ensuite pour savoir mettre rapidement un terme à cette comédie et passer la porte sans autre commentaire.
L’art des signes
L’exemple précédent fait apparaître la remarquable ambiguïté du jugement commun sur la politesse. D’un côté nous ne la prenons pas trop au sérieux, nous savons bien que celui qui s’efface devant les autres n’obéit à aucun impératif altruiste et se contente de jouer un rôle convenu, de l’autre nous ne manquerions pas de lui reprocher de ne pas jouer ce rôle, nous tiendrions son mépris des convenances pour une faute grave, une preuve d’arrogance et d’irrespect. Jugée superficielle quand tout le monde s’y conforme, la politesse paraît indispensable dès que quelqu’un la bafoue. En conséquence, autant les bonnes manières d’un homme immoral ont peu de chances de nous abuser longtemps, autant les mauvaises manières d’un homme parfaitement intègre sont en revanche susceptibles de le déconsidérer. « Avec de la vertu, de la capacité, et une bonne conduite, l’on peut être insupportable », note ainsi La Bruyère (Les Caractères, chap. 5, § 31). La « vertu », la « capacité », la « bonne conduite », tout cela concerne ce que l’individu fait volontairement, intentionnellement, les actions dont il maîtrise le sens et dont il peut répondre : il n’est pas question ici de politesse ni d’impolitesse, seulement de morale. Ce qui risque de rendre l’individu « insupportable » malgré sa vertu, sa capacité et sa bonne conduite, c’est tout le reste, tout ce qu’il fait sans y penser, toutes les actions qui sont siennes sans être vraiment des actions, mais de simples mouvements ou esquisses de mouvements, tout ce qui l’exprime sans ce qu’il sache ce qui est exprimé, sans qu’il se doute même que quelque chose soit exprimé, tous les signes qui lui échappent, mais que les autres ne manquent pas d’interpréter et qui les intriguent, les heurtent, les irritent. C’est en pensant à ces signes involontaires, si ténus et si fugaces, que La Bruyère ajoute, dans le même passage, « qu’il faut presque rien pour être cru fier, incivil, méprisant, désobligeant ». Comment obtenir de soi que ce « presque rien » devienne « rien du tout », comment parvenir à ne jamais rien exprimer d’autre que ce qu’on veut vraiment exprimer, comment dresser son corps, son attitude, son visage, ses moindres paroles, de façon à neutraliser d’avance tout risque de manifestation irréfléchie ? En se formant à « l’indifférence organisée » de la politesse, en apprenant à prononcer comme il le faut et quand il le faut les formules toutes faites, « bonjour », « merci », « pardon », « s’il vous plaît », en apprenant à jouer dans les règles la comédie du « après vous », « je vous en prie » et « je n’en ferai rien », etc. En revanche, quand nous rencontrons une personne qui se laisse aller sans retenue à tous ses premiers mouvements sans se soucier de savoir si elle blesse les autres, nous la disons « malpolie » (« grossière », « effrontée »). Sera jugée « impolie » (« balourde », « inélégante ») celle qui montre qu’elle a conscience du risque, mais ne peut s’empêcher d’offenser faute de savoir régler sa conduite avec aisance.
Nous pouvons résumer l’analyse précédente en reprenant la définition qu’Alain donne de la politesse : c’est, écrit-il, « l’art des signes », la première règle d’un tel art étant, ajoute-t-il, « de ne pas signifier sans le vouloir ». Cette définition justifie pleinement la façon ambiguë dont on apprécie la politesse. Elle donne en partie raison à ceux qui lui reprochent de n’être qu’un formalisme vide, une incitation à saluer sans savoir ce qu’est un salut, à demander pardon sans penser le moins du monde à ce que représente l’acte de pardonner. Elle leur donne toutefois tort s’ils en concluent que la politesse est futile : c’est un grand art, et fort utile, que de savoir « ne rien signifier » de blessant quand on ne veut pas blesser, afin de pouvoir blesser uniquement quand on juge qu’il le faut. La définition d’Alain donne également raison et tort à la fois à ceux qui disent que le comportement d’un homme poli ressemble à celui d’un homme vertueux et bienveillant, mais sans vertu ni bienveillance. La ressemblance en question n’a rien d’étonnant dès lors que les règles de la politesse sont autant de méthodes pour éviter de nuire par inadvertance. Et cela implique effectivement, chez l’homme qui applique ces règles, une tendance vers le bien sans aucune intention de faire le bien. Pour autant, il est faux de parler ici de tromperie. La politesse ne « singe » pas la morale, elle ne se situe pas sur le même terrain qu’elle, n’ayant affaire qu’à ce qui échappe à l’intention.
Homme poli et société polie
La définition proposée par Alain a un autre intérêt encore : elle permet de fixer clairement les limites de la politesse. Un « art des signes » ne saurait consister uniquement dans le fait de « ne pas signifier » : s’il faut être poli pour tout ce qui est involontaire, c’est pour pouvoir être autre chose que poli dans le domaine des actions délibérées, pour pouvoir, le cas échéant, traiter quelqu’un de méprisable avec rudesse, voire avec violence, sans qu’il puisse crier au manque d’éducation. La politesse doit rester à sa place, qui n’est pas la première. Et de même qu’un individu vraiment poli ne doit pas être que poli, une société pervertit le sens des règles de politesse si elle en fait les seules règles à suivre. C’est le cas de la société aristocratique du XVIIIe siècle, critiquée par Rousseau dans les premières pages de son Discours sur les sciences et les arts. Imaginons, suggère-t-il, « un habitant de quelques contrées éloignées qui chercherait à se former une idée des mœurs européennes », et pour cela se fonderait particulièrement « sur la politesse de nos manières, sur l’affabilité de nos discours, sur nos démonstrations perpétuelles de bienveillance, et sur ce concours tumultueux d’hommes de tout âge et de tout état qui semblent empressés depuis le lever de l’aurore jusqu’au coucher du soleil à s’obliger réciproquement » : cet étranger, conclut Rousseau, « devinerait exactement de nos mœurs le contraire de ce qu’elles sont ». Cette conclusion semble reprendre la dénonciation habituelle de la politesse comme masque trompeur, dissimulant les pires vilenies sous l’apparence de « l’affabilité », de la « bienveillance », de « l’obligeance » N’oublions pas toutefois que la victime supposée de cette tromperie est un étranger venant de loin : la phrase citée présente clairement sa méprise concernant « nos » manières, « nos » discours et « nos » démonstrations comme un effet de distance, de dépaysement, auquel « nous » devons donc échapper. Si les hommes « de tout âge et de tout état » qui forment « notre » société sont eux aussi abusés selon Rousseau, c’est d’une autre façon. Ces hommes ne sont certes pas dupes de leurs marques mutuelles de respect, ils savent à quoi s’en tenir, mais comme les marques en question sont « perpétuelles », comme chacun est tenu de s’y soumettre « depuis le lever de l’aurore jusqu’au coucher du soleil », toute différence est abolie entre ce qui requiert la politesse et ce qui devrait être régi par d’autres normes. La politesse envahissant tout, on n’a plus affaire à une société dont les membres pourraient à la fois s’accorder sur des règles de savoir-vivre et exprimer vigoureusement leurs différences : on a affaire à ce qu’il faut appeler une « société polie », une société dont tous les membres suivent les mêmes usages, se comportent tous en toutes circonstances comme il est décent de se comporter, disent partout ce qu’il est convenable de dire. Uniformité « vile et trompeuse », juge Rousseau. Car même si les membres de la société polie ne s’illusionnent pas sur elle comme le ferait un « habitant des contrées éloignées », leur lucidité d’ensemble ne les aide pas à savoir, dans tel ou tel cas particulier, à qui ils ont affaire, l’ami et l’ennemi étant devenus indiscernables. Cette lucidité ne fait qu’entretenir en chacun une méfiance et une hostilité irréductibles, à laquelle répondent la méfiance et l’hostilité tout aussi irréductibles des autres. Lorsque la politesse sort de ses limites, lorsqu’elle devient l’unique prescription sociale, elle ne fait pas que masquer la dépravation des mœurs, elle entretient cette dépravation.
« Dans ce que l’on appelle la société polie, j’ai vu bien des dos courbés, mais je n’ai jamais vu un homme poli », écrit Alain dans un Propos daté du 8 mars 1911. Une société polie traitera les idées nouvelles de fautes de goût, jugera choquantes les révoltes contre l’injustice et déplacées les critiques visant les puissances établies. En appeler en toutes circonstances, quel que soit le sujet, à la courtoisie des hommes, à leur sens de la décence, sera toujours une bonne méthode pour les brider. Il ne faut pas que la société soit polie pour que l’homme le soit, pour que sa politesse demeure pertinente et ne l’empêche pas de crier et de se battre sans retenue lorsqu’il estime que cela s’impose.
En lien avec cette notion, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :
- Rousseau : Le droit du plus fort
- Alain : L’éveil
- Lévinas : Plus coupable que les autres
Dans le chapitre « Explications de textes » :
- Diderot : La morale des aveugles et la nôtre
- Nietzsche : La morale du troupeau
Et dans le chapitre « Notions » :
- L’Imitation
On peut également consulter dans l’Index les thèmes suivants : Autrui – Justice, injustice – Sens, signe, signification
BIBLIOGRAPHIE
VALÉRY, Tel Quel, Paris, Éd. Gallimard, Coll. « Folio-Essais », 1996
LÉVINAS, Éthique et Infini, Paris, Éd. Le livre de poche, 1984
LA BRUYÈRE, Les Caractères, Paris, Éd. GF-Flammarion, Coll. « Littérature et civilisation », 2011
ALAIN, Définitions, dans Les Arts et les Dieux, Paris, Éd. Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1958
ROUSSEAU, Discours sur les sciences et les arts, dans le tome III des Œuvres complètes de Rousseau, Paris, Éd. Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1966
Camille PERNOT, La politesse et sa philosophie, Paris, Éd. P.U.F., Coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 1996
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